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Dieu et le drame du monde
Hans Urs von Balthasar
Titolo originale
Dio e il dramma del mondo
Ottieni
Temi
Dati
Lingua:
Francese
Lingua originale:
ItalianoCasa editrice:
Saint John PublicationsTraduzione:
Antoine BirotAnno:
2024Tipo:
Articolo
Fonte:
Revue catholique internationale Communio 36/1-2 (Paris, 2011), 159–170
Introduction
Mesdames et Messieurs – je voudrais ajouter : chers amis, parce qu’en effet je n’ai jamais eu un auditoire semblable devant moi, je sens l’amitié de Milan chaque fois que je me trouve chez vous –, je vous remercie d’être venus. J’espère ne pas trop vous décevoir, parce que je dirai des choses extrêmement simples ; des choses qui ne sont pas dans ce grand cadre de philosophie et de culture qui vient de vous être indiqué.
À l’intérieur du thème proposé « Dieu et le drame du monde », je voudrais considérer plus précisément comment Dieu entre dans le drame de ce monde. Il ne s’agit donc pas de la tragédie de notre culture ou de l’histoire humaine en général. On pourrait dire à ce sujet une infinité de choses très pertinentes, mais ce serait des choses immanentes, purement humaines. Tandis que le drame pour moi consiste au contraire justement dans l’intervention de Dieu dans le monde.
Pour traiter un sujet aussi immense, je ne peux absolument rien inventer. Je ne peux que me tenir au plus près possible de la Révélation, surtout du Nouveau Testament. C’est là que Dieu dit ce que lui-même décide de nous faire savoir, sur son intervention dans le monde, et sur ce que, au contraire, il ne veut pas nous dire.
Il y a des choses sur lesquelles Dieu maintient un silence divin que nous devons respecter. Nous ne devons pas croire, par exemple, que nous pouvons savoir, à travers nos spéculations, ce que le Créateur et Juge du monde fera de nous. Ceci concerne tout particulièrement le jugement final. Nous voudrions le connaître par avance : le tout de cette histoire « dramatique » aura-t-il un « happy-end », ou pas ?
Je pense qu’une seule réponse chrétienne est possible à une telle question qui nous presse et nous tente : c’est le cadeau que Dieu nous fait, l’espérance.
L’espérance n’est pas quelque chose de vague. Elle est pour le chrétien une vertu théologale, c’est-à-dire quelque chose qui émane de l’intime même de Dieu. On parle de vertu infuse, avec une image quelque peu grossière, avec toutefois quelque chose de juste. C’est à l’intérieur du cœur de Dieu que l’espérance, la foi et la charité nous sont données, comme participation à quelque chose qui est en Dieu même.
Je ferai ici allusion au merveilleux livre de Péguy sur la deuxième vertu, qui nous fait voir que notre espérance émane au fond de l’espérance de Dieu même, de l’espérance du Christ de retrouver la brebis perdue, de l’espérance du père de retrouver le fils perdu qui finalement lui reviendra. Tout ceci est magnifiquement décrit par Péguy, et je vous renvoie à cette œuvre fondamentale1.
Donc le cadeau le plus beau n’est pas une espèce de spéculation sur la fin du monde, mais cette chose bien plus vivante qu’est l’espérance, l’espérance en tant que participation à l’espérance de Dieu.
Je voudrais subdiviser mon exposé en deux parties. Une première partie se demande : Qui est le Dieu qui est en rapport avec le drame du monde ? Quelle est la figure de ce Dieu ? La seconde partie s’occupera du rapport du monde avec Dieu ; en d’autres termes : Que signifie ce monde pour Dieu ?
I. Quel est le Dieu qui, pour nous chrétiens, intervient en ce monde ?
Transcendant, et pourtant pas seulement spectateur
Vous connaissez tous, au moins superficiellement, l’œuvre théâtrale de Calderón Le grand théâtre du monde. Dieu veut s’octroyer une espèce de divertissement. Il voudrait assister à une représentation théâtrale, et au terme donner un jugement sur la représentation et les acteurs en particulier. C’est une œuvre grandiose, une œuvre baroque, qui a ses limites, dont nous allons parler. Nous ne voulons pas la décrire dans les détails. Quoi qu’il en soit, il y a une distribution des rôles : les âmes sont toutes égales au début ; c’est le monde qui leur donne des attributs divers : le roi par exemple, le riche, le pauvre, la beauté, la sagesse… A lieu ensuite la confrontation entre ces personnes, et c’est la représentation qui advient dans le monde. Dans la seconde partie de la pièce – très émouvante – il y a l’apparition de la mort. Les personnes disparaissent alors l’une après l’autre : d’abord le roi, puis le riche, etc. Ne demeurent plus que trois ou quatre personnages, et pour finir seulement deux. La représentation se termine sur le triomphe de la mort. Alors, toutes les âmes qui ont pris part à la pièce se retrouvent dénudées, dépouillées de leurs attributs, et Dieu émet son jugement final.
Il s’agit donc ici d’un Dieu majestueux, assis sur son trône, comme une sorte de spectateur du monde. C’est le Créateur, on le dit au début ; mais il est aussi celui qui établit les règles du jeu, et celui qui juge à la fin.
Cette œuvre est un auto sacramental, c’est-à-dire un acte de vénération du Très Saint Sacrement – ces drames étaient représentés à l’occasion de la fête du Corpus Domini –, où tout finit avec une invitation à l’Eucharistie : autrement dit, à la participation au festin divin ; la sainte Eucharistie étant précisément le contenu de ce festin.
Or, vous voyez, le problème est que Jésus-Christ n’entre pas du tout dans la représentation. Il apparaît seulement comme la récompense finale.
Quel est donc ce Dieu spectateur, qui toutefois donne aussi la loi ?
La loi est en effet l’un des personnages de la pièce, qui, dans tous les moments critiques du spectacle, chante « Obra bien, que Dios es Dios » (« Agis bien, car Dieu est Dieu »). C’est la conscience, c’est la crainte de Dieu, le fait de savoir ce qui est bien et ce qui est mal. Avec cette loi donnée, le Dieu de Calderón ressemble exactement au Dieu de l’Ancien Testament : à Celui qui du haut des cieux regarde ce qui arrive sur la terre.
Pourtant on ne peut pas dire que Yahvé, le Dieu de l’Ancien Testament, soit indifférent à ce qui arrive sur la terre : à côté de sa justice en effet, il y a toujours sa miséricorde. Il y a des moments très forts, où Dieu vit une espèce de drame intérieur entre sa justice et sa miséricorde, qui parfois apparaissent dans d’autres pièces de Calderón comme deux personnages qui dialoguent. Chez le prophète Osée, Dieu sait qu’au fond il devrait punir ; mais il se dit à lui-même : il y a quelque chose en moi qui se rebelle, quelque chose dans mes entrailles (et c’est le cœur de l’Ancien Testament ; pensez aux entrailles de la femme) qui s’oppose à cette punition ; et Dieu dit : « Je suis Dieu et non pas homme, donc je peux absoudre ».
On peut voir par conséquent que ce Dieu de Calderón, ce Dieu de l’Ancien Testament, est déjà sur le point de s’engager beaucoup plus profondément en ce drame.
À ce point il faut se demander : ce Dieu peut-il vraiment entrer sur la scène de ce monde ? Ne risque-t-il pas, en effet, de devenir par là un personnage plus ou moins tragique ?
Un Dieu qui s’engage dans le drame ne devient-il pas tragique ?
Les images de Dieu sont nombreuses dans les religions des peuples, les religions que nous appelons « païennes ». En certaines de ces religions, la création déjà est une lutte entre l’ordre et le chaos. Par exemple Mardouk, le Dieu de Babylone, au commencement vainc Tiamat, c’est-à-dire le chaos ; de cette victoire, tire son origine l’ordre du monde. Cette victoire doit être représentée tous les premiers de l’an, parce qu’avec une telle représentation l’ordre du monde est à nouveau rétabli.
Il y a d’autres divinités qui meurent et renaissent, ou ressuscitent avec les saisons de la nature. Des cultes de ce type étaient célébrés jusque dans le temple de Jérusalem ; le prophète Ézéchiel nous le rapporte, témoin de semblables horreurs que Dieu lui montre dans le temple.
Mais au fond, n’est-ce pas là quelque chose de très humain, que de se représenter de la sorte une participation véritable de Dieu, située à l’intérieur du drame cosmique ? Dieu ne pouvant rester totalement insensible à toute la douleur, à l’injustice omniprésente, à toute la souffrance des innocents ou des peu-coupables ?
Autrement, s’il était insensible, pourrait-on encore croire qu’il est bon ?
Un jugement final, comme dans la pièce de Calderón, ne suffit pas à nous le rendre compréhensible. Il faudrait une espèce de participation de Dieu à tout ce qui arrive.
Mais alors, Dieu ferait partie de cette souffrance, il serait un Dieu qui change ? Mais ceci est une contradiction : il serait en effet, en ce cas, un Dieu dépendant de la liberté de ses créatures ; il aurait perdu sa supériorité divine pour devenir un élément de « ce » monde.
Dieu est ainsi, dans une grande partie des religions dont j’ai parlé : dans l’ancienne Égypte, à Babylone, etc. ; de même que dans les dieux de l’Olympe.
Il demeure tel aussi en beaucoup de systèmes de pensée modernes. Dans le système de Hegel par exemple, Dieu ne devient absolu qu’en traversant toutes les tragédies du monde ; celles-ci doivent être intégrées pour que l’absolu puisse s’élever au-dessus de ce devenir. Hegel nous le dit textuellement : Dieu ne peut être compris comme amour parfait, s’il n’assume pas tout ce qu’Hegel appelle le négatif, la souffrance, le travail ; autrement son amour ne serait pas sérieux, il ne serait qu’un jeu qui se déroule dans l’éternité, et ne serait pas réel. Cette théorie a une large diffusion encore aujourd’hui.
Comment donc concilier ces deux conceptions de Dieu : un Dieu vraiment libre face au monde, et un Dieu qui entre dans le drame du monde ? Il y a là deux perspectives nécessaires, mais qui semblent inconciliables.
Au-delà de l’aporie : le Dieu trinitaire
On ne peut rien comprendre au christianisme si l’on ne part pas et si l’on ne finit pas dans le dogme trinitaire. Dieu est en lui-même trine. Le Dieu trinitaire est en lui-même absolu : il est libre, il n’a pas besoin du monde – contrairement à ce qu’affirme Hegel – pour être l’amour, et un amour sérieux, absolu. Voici ce que nous croyons. Et Dieu démontre au monde, avec l’envoi de son Fils éternel qui souffre pour nous et avec nous jusqu’à la mort, qu’il est l’amour pour nous.
Ce Dieu est en même temps au-dessus et à l’intérieur du drame.
Ceci semble être une contradiction, que nous devrons chercher à résoudre.
Mais déjà nous voyons que l’idée d’un Dieu trinitaire est absolument indispensable pour une approche du mystère de la tragédie ou du drame du monde. Le Saint-Esprit, la troisième personne en Dieu, constitue le lien entre le Père et le Fils, montrant qu’il n’y a pas deux formes de dieux, l’un impassible et l’autre passible, mais qu’un même amour se manifeste dans les deux.
La Trinité explique avant tout qu’il puisse y avoir un monde.
Qu’il puisse y avoir un monde différent de Dieu, cela présuppose déjà que Dieu soit Trinité
Les plus grands scolastiques énoncent ce principe, qui est au fondement de toute la création : « Si Dieu n’était pas en trois personnes, il ne pourrait y avoir le monde ».
C’est la pensée de saint Thomas d’Aquin et de saint Bonaventure : c’est une bonne chose qu’il y ait quelque chose d’autre en Dieu, parce qu’en Dieu il y a quelqu’un qui est Autre que le Père et quelqu’un qui est Autre que le Père et le Fils. « De necessitate si est productio dissimilis, praeintelligitur productio similis », dit saint Bonaventure (dans Hexaemeron, XI, 9). C’est-à-dire : nécessairement, s’il y a une production de dissemblable à Dieu – et nous tous nous ne ressemblons que très lointainement à Dieu : nous sommes bien des images de Dieu, mais nous sommes dissimiles, dissemblables, nous n’avons pas une similitude avec Dieu –, alors, « praeintelligitur productio similis », est pré-intelligée une production de semblable – il faut d’abord qu’il y ait une altérité en Dieu, un Autre en Dieu qui soit le même Dieu.
Bonaventure dit encore : « inaequalitates oriuntur ex aequalitate » (« les inégalités sont issues de l’égalité », ibid.). Et c’est une chose très importante, à laquelle la scolastique malheureusement n’a plus pensé ensuite.
Au fond, c’est ce qu’affirme saint Paul, quand il dit dans la lettre aux Colossiens que tout a été créé dans le Fils, par le Fils, et pour le Fils ; ou ce que dit saint Jean dans le prologue : que rien n’a été créé en dehors de lui, et que tout en lui était vie et lumière.
C’est la seule explication pour un monde qui ne soit pas en soi la négation de l’absolu, donc quelque chose d’inférieur, de déchu ; comme par exemple dans le Bouddhisme où existe l’être vrai mais tout ce que nous sommes ici-bas n’est qu’illusion. L’absence de l’idée trinitaire fait que le monde, dans ces religions, devient le négatif de Dieu. Nous trouvons la même vision chez Plotin, avec l’unité parfaite de Dieu, et toute la pluralité du monde qui ne vaut rien mais doit rentrer dans l’Un.
Ce sont donc les présupposés grâce auxquels nous pourrons maintenant faire quelques pas en avant.
La Trinité, donc, nous permet d’entrevoir – de manière purement formelle pour le moment – que Dieu peut être en même temps transcendant à la représentation cosmique (Père), et participer intérieurement à la représentation (Fils). Les deux, comme je disais, sont liés par la médiation de l’Esprit Saint, qui est une émanation du Père et du Fils, l’unité d’un amour producteur (celui du Père) et d’un amour qui reçoit (celui du Fils). Ceci est une première approche.
L’engagement divin – trinitaire – précède la création
Maintenant que le problème crucial est posé, voyons les deux versants. Si le Fils s’incarne, et récite avec nous sur la scène cosmique, ceci peut-il laisser le Dieu transcendant, le Père éternel, *indifférent *? Ou bien l’engagement du Père, la miséricorde de Dieu avec ses créatures, ne seront-ils pas plus profonds avec le christianisme qu’avec l’Ancien Testament ? Comme nous dira saint Paul dans l’épître aux Romains : « Lui qui n’a pas épargné son propre Fils… » (Ro 8,32). Une pensée semblable, toutefois, doit éliminer toute inclusion mythique de Dieu dans le drame du monde : Dieu n’est pas une des forces de ce monde, il est fondamentalement libre de prendre part ou pas à la représentation.
Mais une chose est tout autant fondée, et depuis toujours, dans l’Écriture : c’est que le Fils, de toute éternité, s’est offert, s’est engagé librement, pour que la création que Dieu veut faire réussisse. Il entend s’engager jusqu’à la mort, et c’est un engagement absolument libre. Nous trouvons ceci clairement dans la première lettre de saint Pierre, qui dit : « Avec un sang précieux comme celui d’un agneau sans défaut et sans tâche, le Christ, prédestiné avant la création du monde, et manifesté dans la suite des temps pour vous » (1 P 1,19). Le risque de Dieu, qui laisse partir à la dérive toute la liberté humaine, se fonde sur ce libre engagement qui précède la création ; pour autant il précède aussi la liberté de l’homme, et la chute naturellement prévue. Il y a donc en premier lieu un abandon libre du Fils, qui ira jusque dans l’abîme, dans la gueule de la mort. C’est un libre engagement, comme le rapporte saint Jean : « Personne ne me prend ma vie, mais je la donne de moi-même. Et j’ai le pouvoir de la donner » (Jn 10,18). Et encore, dans l’Apocalypse : J’ai le pouvoir sur la mort et sur l’enfer : « J’ai les clefs de la mort et de l’enfer » (Ap 1,18). Une telle liberté du Fils devant la mort est à l’origine de tout : ensuite seulement, il y aura les libertés créées, et tous les abandons volontaires dans les filets de la voracité de l’injustice, de la concupiscence, de la maladie et de la mort, à commencer par la nature – les poissons les plus gros qui dévorent les plus petits – pour continuer ainsi dans l’histoire humaine.
L’histoire naturelle, qui est aussi l’histoire humaine, est fondée sur cette première décision trinitaire. Autrement elle se serait pour toujours tournée contre Dieu.
Cet engagement révèle Dieu comme Amour
Le risque de Dieu, qui est à l’origine de tous les risques – le Père qui risque son propre Fils – n’est pas seulement le fondement de la création ; il est aussi la révélation tout entière de soi opérée par Dieu, l’autorévélation de Dieu. Il n’y en a pas d’autre. Pour reprendre la citation, « Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous accorderait-il pas tout ? » (Ro 8,32). Dans cette donation du Fils, Dieu ne se réserve plus rien, il n’y a plus rien en arrière qui serait caché. Dieu, dans cette offrande du Fils, montre tout ce qu’il est.
Mais que signifie pour le Fils : « donner sa vie pour le monde » ? Que signifie ce que nous dit saint Jean : « La lumière entre dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie » (Jn 1,5) ?
Ce que vit l’Amour, engagé à reprendre le monde par-dessous
Cela signifie ultimement, nous le savons par le Christ crucifié, expérimenter divinement l’abandon complet du Père.
« Eli, Eli, lama sabachtani » (Mt 27,46). « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Cette parole est une parole certainement authentique. On a cru que le Christ se tournait vers le prophète Élie, et on lui aura donné l’éponge imbibée pour qu’il puisse vivre plus longtemps ; on verrait alors si Élie viendrait le libérer. En réalité le Christ se tourne vers le Père ; et ces ultimes paroles du Christ contiennent un point d’interrogation, parce qu’il ne sait plus. Cet abandon enlève tout sens. Le Christ doit passer à travers ces ténèbres de l’insensé, du sens qui n’est plus compris, parce qu’il doit assumer ce monde. Il doit passer pour ainsi dire en dessous de tout ce qu’il peut y avoir de ténébreux en ce monde. Ce passage en dessous est précisément sa liberté. On ne peut dire qu’il expérimente l’enfer, parce qu’il expérimente quelque chose qu’aucune simple créature ne peut éprouver : ce que signifie être abandonné par le Père, de qui il vit éternellement. C’est beaucoup plus bas que tout enfer, quel qu’il soit. Cette expérience, là où elle est vécue, dans les interrogations qu’elle pose, est atemporelle. En ce point d’interrogation il n’y a aucune espérance. Le Crucifié ne peut se dire à lui-même que, trois jours après, tout sera fini et qu’il sera ressuscité. Mais le Fils vit ce naufrage sans temps parce qu’il a déposé son espérance auprès du Père et s’est dépouillé de tout pour ne plus être que pure obéissance par amour.
Il y a de nombreux mystiques chrétiens qui nous témoignent de la possibilité d’une semblable « éternité » vécue et expérimentée. La Nuit obscure de saint Jean de la Croix par exemple nous dit sans ambiguïté que cette expérience de l’abandon de Dieu est atemporelle : ça a toujours été ainsi, et ça le restera toujours – puisque l’espérance est cachée ; elle est voilée, elle est auprès de Dieu.
Cette expérience embrasse par-dessous, en allant au-delà, tout enfer possible, quel qu’il soit.
Je le répète, seul le Fils peut avoir expérimenté ce que signifie avoir perdu Dieu pour l’éternité.
Nous pouvons maintenant affirmer que l’enfer est un état possible seulement à l’intérieur de cette «* dia-stase *», cet écartement entre le Père et le Fils qui se manifeste dans la Croix. Ceci ne signifie pas, soyons bien attentifs, qu’il n’y ait personne en enfer. Ce n’est pas une déduction possible. Cela signifie plutôt que ce feu qui dévore celui qui refuse l’amour de Dieu, est un feu qui est en lui-même. C’est la pure contradiction entre l’ordination de la créature à Dieu et la négation de cette ordination interne. Et c’est cette négation de ce qui est proprement en l’homme qui dévore le damné. Dieu n’a besoin de damner personne : qui ne veut pas Dieu, se condamne par soi-même.
Le centre de notre foi
Cette expérience du Christ est la puissance de prendre sur soi les ténèbres, c’est-à-dire le péché du monde. Cet abandon souffert pro nobis, pour nous, est le centre de notre foi. Il y a des théologiens qui ne veulent plus entendre cette parole ; ils ont égaré le centre de la foi.
Et il est nécessaire que le Christ ait su pourquoi il mourrait. Il y a des théologiens qui le nient aujourd’hui. Mais un Christ qui ne saurait pas que c’est pour moi et pour vous qu’il meurt, ne le ferait pas.
C’est donc sur cette extrême preuve de l’amour que repose la création, son drame, et sa résurrection.
Toute sequela, toute marche à la suite du Christ signifie alors *porter le poids du monde pour les autres *; avec les autres, mais surtout pour les autres ; de quelque manière qu’on le fasse.
Mais il nous faut poser encore une question : quel intérêt Dieu a-t-il à créer un monde aussi difficile, pour le sauver avec tant d’effort ?
C’est la seconde partie de mon exposé, qui sera beaucoup plus brève que la première.
II. Que signifie le monde pour Dieu ?
Nous avons déjà réfuté la thèse de Hegel. Le monde n’est pas un accomplissement pour Dieu, Dieu ne s’accomplit pas à travers le monde. Nous devons exclure tout autant une seconde hypothèse, qu’on peut trouver dans certains livres catholiques, d’après laquelle Dieu voudrait se procurer avec la création du monde une gloire plus grande : Dieu a sa gloire intérieure, mais il voudrait qu’elle lui soit aussi reconnue de l’extérieur, par la créature ; et il se crée ainsi une gloire nouvelle. Une telle manière de penser nous semble très limitée.
Il n’y a, au fond, que le mystère de la Trinité qui nous permette un accès à cette question : que signifie le monde pour Dieu ?
La vie interne de Dieu comme événement, échange d’amour
Nous devons dire deux mots, très brefs et sommaires, sur la vie interne de Dieu dans l’éternité : une vie qui est simplement le contraire d’une immobilité, où tout serait fixé d’avance.
Une vie est un événement perpétuel. Tout être vivant est constamment dans le devenir de ce qu’il est. Nous ne voulons pas utiliser le terme « devenir » en Dieu ; mais il faut utiliser le terme d’« événement perpétuel ». L’engendrement du Fils est un événement perpétuel. Et de même la spiration de l’Esprit-Saint, qui a lieu en tout instant. (Ce ne sont pas des événements temporels ; dans nos instants temporels, ils ont lieu en tout instant).
Cette vie en Dieu n’est pas seulement un événement, elle est exactement un échange entre les personnes, avec tout ce qu’il y a de positif dans l’expérience humaine d’échange. Ceci est très important, parce que Dieu nous offre une participation à sa joie même, à cet échange toujours renouvelé : la joie de se donner réciproquement et de s’accepter réciproquement. L’amour est toujours plus grand que le savoir. On peut dire paradoxalement que le savoir divin est éternel, mais que son amour est plus éternel. C’est-à-dire qu’il y a en Dieu une joie toujours nouvelle de connaître le Père, de connaître le Fils, et d’avoir l’Esprit qui anime cet amour éternel du Père et du Fils. «* L’amour est toujours plus *» : c’est une définition de l’amour. Il n’est jamais inclus dans un concept, mais déborde toujours le concept. Ce toujours-plus est une forme immanente de la vie divine, qui est infiniment plus vivante et plus aimante que notre vie et que notre amour.
C’est à partir de ceci, je crois, que l’on peut dire quelque chose sur le sens du monde. On peut dire, et même il faut dire, que le monde, tel qu’il est créé, est en définitive un objet de donation et d’échange entre les personnes divines.
Le monde en Dieu : objet de donation mutuelle dans l’échange d’amour
Le Père, dit l’épître aux Éphésiens, veut montrer toute la grandeur du Fils (Ep 1,10). Il convoque tout ce qui est sur la terre et dans le ciel, pour montrer que le Fils est la tête de tout cela, et que tout ce corps cosmique n’est autre qu’une manifestation de la gloire du Fils.
Le Fils, à son tour, veut montrer combien grande est la bonté du Père qui permet cela. Et il doit régner jusqu’à ce qu’il ait amené le monde entier aux pieds du Père, pour montrer que Dieu le Père est tout en tous. Le Fils est venu en ce monde pour la gloire du Père.
L’Esprit, qui est l’amour mutuel, ne veut rien faire d’autre que manifester au monde quel est l’amour du Père et du Fils, qui est l’amour éternel.
Chacune des personnes divines a un point de vue sur le monde, mais c’est un point de vue trinitaire, qui offre le monde à Dieu. Il y a une donation perpétuelle en Dieu. On peut dire qu’il y a une adoration mutuelle en Dieu. Puisque le Fils est Dieu, pourquoi le Père ne l’adorerait-il pas ?
Il y a donc une décision trinitaire :
– Le Fils, depuis toujours, s’offre pour porter le monde à son accomplissement. Le Père accepte depuis toujours cette offrande d’amour du Fils, et peut donc disposer de cet amour du Fils ; il peut « placer » le Fils dans un état d’obéissance, nous montrant par là ce qu’est le véritable amour du Père, et donc le véritable amour de la créature à l’égard de Dieu, et que cette obéissance que nous devons au Père est au fond l’amour.
– Le Père, disais-je, peut disposer de cet amour éternel du *Fils *: « Je veux tout ce que tu veux. Si tu veux le monde, je suis prêt à le conduire à toi ». C’est la preuve qu’en Dieu, pour les personnes divines, le monde acquiert toute sa valeur en tant qu’objet de cette mutuelle donation.
– Et l’Esprit, disais-je, est le sceau de l’unité entre ces deux formes de l’amour ; et il est prêt à le porter jusqu’à son accomplissement, jusqu’à la Croix. Il a son rôle dans la Croix : quand se vérifie cette diastase entre le Père et le Fils, le Père ne doit pas intervenir dans cet abandon ; le Fils doit expérimenter cet abandon ; et l’Esprit agit entre les deux.
Conclusion
L’engagement dans le drame du monde n’a pas changé Dieu
Je conclus avec une pensée qui me semble absolument nécessaire : le monde est une manifestation de ce qui en Dieu est depuis toujours déjà présent, une manifestation de ce qui en Dieu est réel. Encore contre la pensée de Hegel : Dieu réalise des possibilités d’amour qui sont depuis toujours déjà incluses en Dieu. Elles sont déjà incluses depuis toujours en mode « fini » dans l’amour « infini » de Dieu. Donc le monde ne présuppose aucun changement en Dieu. Rien n’est en dehors de Dieu. Il est impossible qu’il y ait quelque chose en-dehors de lui, puisque Dieu est tout.
La kénose exprime la logique trinitaire éternelle de l’amour
Nous parlons alors de kenosis, c’est-à-dire du fait que le Fils dépose ses attributs éternels en les laissant au ciel, et devient homme jusqu’à l’obéissance de la Croix. Cette kénose, cet abandon, est quelque chose qui est depuis toujours déjà présent en Dieu, parce que le Fils a déjà depuis toujours rendu au Père tout ce qu’il était. Il a depuis toujours reposé son être dans le cœur du Père. « Il est tourné vers le sein du Père », dit saint Jean dans son prologue (Jn 1,18). Seule la théologie catholique peut dépasser tout ce qui est contenu chez Hegel et tout ce qui dérive de Hegel, par exemple Marx. Ce n’est pas un problème de logique, comme le pensait Hegel ; mais un problème d’amour, qui a en chaque cas sa logique propre. Selon la logique, A = A. Mais dans la logique de Dieu, A = B. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jn 1,1). Comment peut-on être auprès de Dieu et Dieu en même temps ? Voici le début de la logique de Dieu. La logique de l’Amour dépasse la logique de la dialectique hégélienne.
L’issue du drame est dans les mains de Dieu
Reste, pour conclure, un dernier grand problème : et si l’œuvre de Dieu échouait, parce que l’homme se refuse à la grâce ? Dieu ne peut contraindre l’homme à accepter la grâce ; il doit permettre que celui-ci se damne, s’il le veut. Ce n’est pas Dieu qui damne ; c’est l’homme qui veut s’en aller.
Question : la liberté de l’homme, est-elle plus forte que celle de Dieu ? C’est le dernier aspect du drame. C’est le fond du drame. Une liberté en effet ne peut être contrainte de l’extérieur, assujettie par une force plus grande.
Que dire ? Il n’y a aucune théorie qui précède le jugement final de Dieu. Nous ne pouvons pas dire à Dieu : « Si tu veux être logique, tu dois trouver la manière de pardonner à tous ». Nous ne savons rien sur le jugement final de Dieu et sur la possibilité d’une damnation. Nous ne savons pas si l’enfer est vide ou pas.
Je reviens donc à ce que je disais au début : ce qui nous reste, c’est l’espérance ; l’espérance pour tous les hommes.
Prier pour tous – espérer pour tous
Il y a une histoire de l’espérance chrétienne qui est assez triste. Saint Augustin, contre ceux qui croyaient pouvoir prouver que tout homme doit être sauvé, répondait : « Non ! il y a toutes les paroles de l’Écriture qui nous disent qu’il y a un péché qui ne sera pas pardonné dans le monde futur ». C’est une ombre qui couvre une large partie de la théologie de l’Occident. Saint Augustin a dit une fois : « Je ne peux espérer que pour moi seul ». C’est une pensée terrible que saint Thomas d’Aquin a un peu adoucie en disant : « Je peux espérer pour tous ceux qui sont mes semblables, avec lesquels je me sens uni ». Mais ceci est-il suffisant ?
Nous avons d’autres raisons pour espérer. Nous avons des déclarations de l’Écriture, du Nouveau Testament. Les passages qui parlent expressément de l’enfer sont avant tout des phrases du Christ antérieures à la Passion, tandis que les grandes théologies d’après la Passion – celle de saint Paul en premier lieu, puis celle de saint Jean – ont des passages qui englobent la totalité : « Quand je serai exalté sur la Croix, j’attirerai chacun à moi ». Et « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » ; c’est pour cela que l’Église doit « prier pour tous les hommes » – pour chaque homme –, comme dit saint Paul dans la première lettre à Timothée (1 Tm 2,1-4). Il y aurait d’autres passages encore à ce sujet. Qu’il suffise d’avoir rappelé qu’il y a une prescription de prier pour tous les hommes ; ce serait dès lors une contradiction si Dieu nous demandait de prier pour tous, tout en nous disant avec certitude que cette prière ne sera pas exaucée. Ceci est impossible.
Toujours à propos de ce thème, il y a une idée sur laquelle il me plaît de réfléchir : c’est que le damné voudrait être abandonné par Dieu, il voudrait être seul avec lui-même ; mais y a-t-il la possibilité, pour celui qui voudrait être seul avec soi-même, de l’être vraiment ? Ne rencontrera-t-il pas toujours celui qui est l’Abandonné par Dieu sur la Croix ? N’y aura-t-il pas alors, pour celui qui veut être un monologue avec lui-même, la nécessité de parler avec Dieu dans la faiblesse extrême de la Croix ? Ce ne sera pas une force d’en-haut qui le contraindra à se convertir ; mais ce sera le Faible à côté de lui, qui lui montrera qu’il ne peut être seul.
Limitons-nous donc à ces raisons d’espérance, et laissons les certitudes à Dieu. Nous avons une sainte magnifique pour cette sorte d’espérance, qui est la petite Thérèse de l’Enfant Jésus. Relisez ce qu’elle dit sur l’espérance : « On n’a jamais trop de confiance en Dieu ». Elle a un passage dans lequel Dieu dit qu’il sera toujours au-delà de tout ce que l’on peut espérer de lui.
Je voudrais souligner comme conclusion la nécessité pour tout mouvement ecclésial, comme pour toute réflexion théologique, de plonger ses propres racines dans la révélation de la Trinité, de la Croix et de l’abandon, de même que dans l’Église, qui est fondée dans la communion trinitaire. Ici seulement nous pouvons porter avec Dieu le poids du monde. Et la libération qui nous sera donnée, de ce poids que nous portons, sera non seulement notre libération mais aussi celle des autres.
Claudel conclut son magnifique drame Le Soulier de satin avec les paroles : « Délivrance aux âmes captives ! ».
- Le Porche du mystère de la deuxième vertu [N.D.R.].↩
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