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Jugement
1. Ancienne Alliance
À l’arrière-plan de l’idée vétérotestamentaire de jugement se trouve la conception, communément répandue en Orient, d’une justice régissant le monde entier, réglant l’ordre des choses et gouvernant toutes les affaires humaines. Le dieu suprême a institué cette justice et veille à ce qu’il n’y soit pas porté atteinte. Le roi est particulièrement responsable de ce que les hommes s’y soumettent. À Sumer elle s’appelle Me, en Égypte Maat (celle-ci est en même temps la Sagesse imprégnant toutes choses, d’où dérive la conception fondamentale de la littérature sapientielle d’Israël) ; en Accadie, en Phénicie et spécialement en Canaan, il y a eu un dieu Sédèq – il est encore reconnaissable dans d’anciens noms comme Melchisédech – le dieu du juste ordre du monde, dont la fonction devient un des attributs de Yahvé. (Le grand prêtre Sadoq, parvenu aux honneurs sous le règne de Salomon, et qui vraisemblablement avait été prêtre auparavant dans le sanctuaire de la ville des Jébusiens, porte lui aussi ce nom). Si le trône du Pharaon et celui d’autres rois sont ornés des symboles de Maat, de même, dans les Psaumes (98,9 et 97,2), « la justice (Sédèq) et le droit (Mischpat) sont les bases du trône de Yahvé1 ».
À partir de là, deux conceptions du jugement parcourent l’Ancien Testament : elles ne se contredisent pas, mais se complètent. Dans la mesure où Dieu est l’auteur et le régisseur de la justice du monde2, il a lui-même, comme de nombreux textes le disent, le jugement dans sa main ; celui qui est maltraité peut en appeler à lui ; les juges terrestres, appelés quelquefois « dieux » en tant qu’administrateurs du droit divin, n’ont pas à juger selon un autre droit que celui de Dieu. Mais dans la mesure où la justice instaurée par Dieu est une réalité habitant le monde, il y a aussi une justice s’établissant d’elle-même à l’intérieur des choses de la terre en d’autres termes, le mal se venge sur celui qui l’accomplit. Si l’on considère l’ensemble des deux aspects, il en résulte à peu près l’image de la justice et du jugement que se font les amis de Job et que reproduit la conception de l’Israël classique : d’après le destin (définitif) d’un homme, on peut savoir s’il est juste ou injuste aux yeux de Dieu.
Naturellement, il fallait que cette conception fût élargie à divers points de vue. L’Israël opprimé par ses ennemis, qui ne trouve dans le présent aucune trace visible de la justice divine, en appelle au « jour du Seigneur » dans l’avenir ou à la fin de l’histoire, lorsque Dieu prononcera son jugement sur les ennemis de son peuple et manifestera le droit de son alliance vis-à-vis d’Israël. Dans le Livre de Job, où ce jour justificateur arrive même pour le juste tourmenté, quand Dieu donne tort aux amis de Job, reste pourtant ouverte une question béante qui se dirige au-delà d’une justice s’exerçant sur la terre, vers un jugement s’accomplissant au-delà du temps et de la mort. À vrai dire, l’Ancien Testament n’arrive nulle part clairement à l’idée d’un jugement personnel survenant après la mort de chaque personne3. Il indique seulement la perspective du « Jour du Seigneur » déjà mentionné, qui est interprété aussi, à une époque tardive, comme le jour de la résurrection des morts.
La situation particulière d’Israël consistait en ce que d’une part il était engagé dans l’idée grandiose de la justice universelle, qui dominait tous les peuples environnants, et que d’autre part il était déterminé par sa relation d’alliance d’un genre unique avec Yahvé, qui établissait et protégeait son droit d’alliance particulier. Ceci conduisit d’abord, d’une manière presque inévitable, à la tentation de penser que l’on pouvait avoir une image simple de la justice de Dieu dans le monde : celui qui restait dans l’Alliance avait droit à la récompense ; les peuples païens, qui ne vivaient pas dans l’Alliance, devaient s’attendre au châtiment divin, que l’on avait le droit d’appeler sur eux par la prière. C’est seulement avec le temps (à l’époque des prophètes en tout premier lieu) qu’Israël devait comprendre que lui-même ne respectait pas véritablement l’Alliance, et que par conséquent le juste jugement de Dieu devait s’exercer en tout premier lieu sur lui (Ez 16 ; 20, 32-38s.). Plus un homme était profondément engagé dans la justice de l’Alliance, plus il en savait sur Dieu, d’autant plus responsable était-il du respect des prescriptions de l’Alliance, telles qu’elles s’exprimaient dans les dix commandements du Sinaï et dans les autres obligations cultuelles et morales d’Israël. C’est ainsi qu’il en était déjà dans la formule originelle de l’Alliance : de même que Dieu lui-même s’engageait, de même il fallait qu’Israël s’engageât dans cette grâce inouïe ; si Israël tombait hors de l’Alliance, Dieu devait à sa propre fidélité à l’Alliance de punir le peuple, et même plus violemment que les païens qui ne savaient pas (Lv 26, Dt 28). De même, le jour du jugement dernier ne sera en aucune manière un pur et simple triomphe d’Israël ; à partir d’Amos (5, 18s.), ce sera un jour de ténèbres et non de lumière. Chez Daniel et dans les apocalypses, le jugement final tranchera (sinon ce ne serait pas du tout un jugement) : salut ou rejet.
2. Nouvelle Alliance
Le Nouveau Testament déploie organiquement les idées de jugement déjà présentes. L’arrière-plan constamment présupposé est le jugement général à la fin des temps, mais qui s’approchait de façon menaçante et entrait dans l’actualité du fait de l’arrivée de Jésus comme le dernier messager de Dieu (voir la prédication du Baptiste) et de sa prédication. Jésus est le Fils de l’homme du Livre de Daniel, venant sur les nuées du ciel, armé de la puissance de Dieu pour le Jugement ; il séparera définitivement les brebis et les boucs, comme Dieu le prédit en Ézéchiel 20. Comme le Baptiste, comme Jésus lui-même, Pierre (Ac 2, 16s.) et Paul prêchent la pénitence et la vigilance.
Mais deux thèmes sont caractéristiques de la prédication évangélique du Jugement : le premier correspond à ce que Dieu devient homme en Jésus, lequel, en tant qu’homme, n’a plus comme partenaire un peuple, mais des personnes individuelles qu’il rencontre et qui ou bien le reconnaissent, ou bien le repoussent. De l’arrière-plan persistant du Jugement général se détache donc l’aspect d’une rencontre personnelle de chacun avec le Seigneur qui juge. « Nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Dieu… Ainsi chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-même » (Rm 14, 10.12). « Il nous faudra tous comparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun recueille le prix de ce qu’il aura fait de bien ou de mal dans sa vie terrestre » (2 Co 5, 10), « chacun, qu’il soit esclave ou qu’il soit libre » (Ep 6, 8). Le jugement général sera ainsi un jugement particulier pour chacun : cet aspect est amené au centre de l’attention ; nous aurons à le suivre.
Le deuxième thème qui est particulier à la Nouvelle Alliance a son fondement dans la tension qui se manifeste entre Dieu comme l’auteur de Sédèq ou de Maat et la justice immanente ; mais il reçoit maintenant – surtout chez Jean – une empreinte tout fait nouvelle, présupposant la tâche du Christ. La pensée générale de l’histoire religieuse et de l’Ancien Testament reçoit un surcroît d’intensité inouï du fait que, dans cette tâche, il manifeste non seulement la justice de Dieu, mais en même temps, au sein de cette justice, son amour absolu. Nous nous limitons, dans ce qui suit, à méditer ces deux thèmes spécifiquement néotestamentaires, dans leurs présupposés et dans leurs conséquences existentiels.
3. La dimension personnelle du jugement
Nous ne posons pas ici la question de l’existence ou de la non-existence d’une distance (qui serait d’une certaine manière temporelle) entre jugement général et jugement particulier (immédiatement après la mort) ; un autre article de ce cahier traite de cette question. Nous examinons la question de la dimension éminemment personnelle du Jugement dans la conception chrétienne.
Chacun se présente comme l’être unique qu’il est devant le tribunal de Dieu ou du Christ (qui juge à la place de Dieu : Jn 5, 22 ; voir le chapitre 51 du Livre d’Henoch), et le juge « rendra à chacun selon ses œuvres » (Rm 2, 6). Chacun doit passer, tout seul, à travers un feu qui l’éprouve ; aussi seul qu’il était à sa naissance et à sa mort. Dans cette solitude, chacun saura dans l’épreuve du feu s’il a construit quelque chose de précieux, par la grâce, sur le fondement du Christ, ou bien si son existence n’a rien été d’autre que « du foin et de la paille ». Paul ajoute : « Si l’œuvre bâtie sur le fondement résiste, son auteur recevra une récompense ; si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu » (1 Co 3, 10-15). Tous les passages de l’Écriture ne sont pas aussi confiants en ce qui concerne ce « lui-même sera sauvé » ; il y a aussi des passages dans lesquels certains, avec tout leur être, sont précipités définitivement dans le feu (cf. Ap 20, 15). C’est pourquoi : « Je vais vous montrer qui vous devez craindre : craignez celui qui, après avoir tué, a le pouvoir de jeter dans la géhenne. Oui, je vous le déclare, c’est celui-là que vous devez craindre » (Lc 12, 5).
Dans cette situation de jugement et de feu, il est absolument impensable que le regard de celui qui est jugé se détourne du juge et regarde autour de lui comment les choses peuvent se passer – mieux ou plus mal – pour d’autres qui sont dans la même situation, ou que, pour se justifier aux yeux du juge, il se réfère au comportement d’autres personnes qui lui auraient fait ceci ou cela, ou qui l’auraient entraîné à telle ou telle action, etc. Le juge sait tout cela et n’a besoin d’aucune explication. La pointe de la parabole de Jésus dans Matthieu 25 réside – au grand étonnement des justes aussi bien que des injustes – dans le fait que tous, dans leurs divers rapports avec les autres hommes, avaient affaire en fin de compte à lui, le Fils de l’Homme : « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères (et naturellement en même temps à tous les autres), vous me l’avez fait à moi-même ». Dans ce « vous me l’avez fait » il y a, de façon cachée ou ouverte, un « vous me l’avez fait subir », comme l’explique la mystérieuse prédiction de Zacharie (12, 10), que cite l’Apocalypse à l’occasion du Jugement : « Tout œil le verra, et tous ceux qui l’ont percé » (1, 7). Dans ce regard, ils s’apercevront de ce qu’ils ont fait en réalité, en le sachant ou seulement en le pressentant. On ne peut pas dire « combien de temps » (au cas où il peut être question ici d’une durée) le regard porté sur le transpercé doit durer pour que chacun s’aperçoive de la vérité de son existence. Il serait possible que ce transpercé se présente d’abord à lui comme un parfait étranger qui n’a rien à voir avec lui, et qu’il doive regarder très longtemps avant de commencer à distinguer à quel point il était depuis toujours en rapport avec lui, avec quelle exactitude il reconnaît dans son être le véritable miroir de lui-même. Et ensuite l’Apocalypse poursuit, toujours d’après les mystérieuses paroles de Zacharie : « Et tous les peuples de la terre en deuil se frapperont la poitrine à cause de lui ». Au sens du Nouveau Testament, il y a de nouveau lieu de remplacer les « peuples » par les personnes prises isolément. Ce qui est frappant, c’est que cet aveu clairvoyant de culpabilité, qui s’extériorise par les coups sur la poitrine, est décrit, non pas comme une plainte sur soi-même, mais sur lui, le transpercé. Ceci est la fin et le but de toute la confrontation : l’homme, qui doit s’accuser et se condamner pour ce qu’il a fait, exprime en fin de compte des plaintes, non pas sur lui-même, mais sur celui à qui il a fait tout cela – jusqu’à le transpercer. « Ils feront sur lui (le transpercé) la lamentation de deuil comme on la fait pour un fils unique, on pleurera amèrement sur lui comme on pleure amèrement sur un premier-né » (Za 12, 10). Le regard qui pénètre toujours plus profondément dans ce qu’on a fait, la prise de conscience toujours plus douloureuse de la répercussion effective de mon péché en Dieu lui-même sera en moi l’effet du feu que l’on appelle purifiant ou affinant et dont l’action n’est rien d’autre que l’accomplissement du jugement lui-même.
Mais est-ce qu’à cette conception ne s’oppose pas le mot de Paul suivant lequel les saints jugeront le monde et « même les anges » ? (1 Co 6, 2s.). Cette idée (qui vient de l’Ancienne Alliance) montre un autre aspect du jugement, mais qui peut seulement devenir actuel quand chaque personne, même le saint dont il est question, est tellement purifiée par son regard sur le transpercé que son regard sur le monde et sur les anges est devenu semblable à celui du Fils de l’Homme. Tout ce qui pouvait trahir ne serait-ce qu’une étincelle de complaisance en soi-même, de joie perverse à la condamnation des autres, doit être complètement extirpé ; passions qui se manifestent encore ouvertement ici et là dans l’Ancien Testament. Cet autre aspect du Jugement est nécessaire comme complément du premier, parce que les destinées humaines sont si imbriquées les unes dans les autres qu’elles forment une histoire d’un seul tenant. De même que le mal engendre constamment le mal, de même le bien engendre le bien. Et peut-être ce regard final sur l’imbrication des destinées est-il moins un jugement (il est appelé ainsi en raison de la persistance de la conception vétérotestamentaire du « Jour du Seigneur » et de son Jugement public) qu’une communication du regard et du point de vue de Dieu sur l’ensemble de l’histoire du monde, où « les saints », qui avaient déjà adopté de tout temps ce point de vue de Dieu, sont désormais justifiés aussi dans leur vision des choses. Ici le mot de Paul peut nous éclairer : « L’homme qui vit de l’Esprit (Saint) peut juger de tout, alors que personne ne peut porter sur lui un jugement » (1 Co 2, 15).
4. Le jugement comme jugement de soi-même
Ce qui a été dit nous ouvre immédiatement l’accès à l’autre particularité de la conception néotestamentaire du Jugement, qui apparaît de façon saillante surtout chez Jean. Les images que Jésus emploie dans les synoptiques et qui ont aussi des résonances ailleurs, du Fils de l’Homme, qui vient avec ses anges sur les nuées du ciel pour juger, des anges qui au dernier jour distinguent entre les bons et les mauvais poissons, entre le froment et la mauvaise herbe qui a poussé en même temps, de celui qui sépare le blé et la balle avec la pelle à vanner, du berger qui sépare les brebis et les boucs, sont des images vétérotestamentaires, familières aux auditeurs, dans lesquelles naturellement Dieu apparaît comme celui qui agit souverainement.
Mais en face de cela, il y a chez Jean les claires affirmations de Jésus, suivant lesquelles il n’est pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver (Jn 12, 47). « Je ne juge personne » (8, 15) … « Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (3, 17). Le Christ johannique ne revient pas sur cette déclaration. Et pourtant, il y a bien un jugement, et c’est lui-même qui l’a complètement en mains, le Père le lui a remis (5, 22). La solution réside dans la déclaration de Jésus : « Qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles a son juge : la parole que j’ai dite le jugera au dernier jour, car je n’ai pas parlé de moi-même » (12, 48). Lui-même est cette parole, qu’il exprime par toute son existence, et cette parole qui est la sienne est la lumière et la vie des hommes. « Mais le jugement est celui-ci : la lumière est venue dans le monde, mais les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière… Quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de crainte que ses œuvres ne soient démasquées. Mais celui qui agit selon la vérité vient à la lumière pour que ses œuvres soient manifestées, car elles ont été accomplies en Dieu » (3, 19-21). C’est ici que se trouve le sommet du drame (on pourrait presque dire de la tragédie) de l’action rédemptrice de Dieu : en renonçant au jugement et en se bornant à ériger dans le monde le signe de son amour, il amène les ténèbres à se refermer sur elles-mêmes. « Si je n’étais pas venu et si je ne leur avais pas adressé la parole, ils seraient sans péché. Mais à présent, ils n’ont aucune excuse pour leur péché » (15, 22). Et dans le même sens : « Je suis venu en ce monde pour un jugement, afin que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles ». Là-dessus les pharisiens : « Est-ce que par hasard nous serions des aveugles, nous aussi ? ». Jésus répond : « Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais à présent vous dites : “Nous voyons”. Alors votre péché demeure » (9, 39s.). Le juge n’a besoin de rien faire, il lui suffit d’exister. Sa parole (qui est comme le rayonnement de son être) fait tout à sa place. « Elle est pleine de vie et de force et plus tranchante qu’aucun glaive à double tranchant. Elle pénètre jusqu’à diviser âme et esprit, articulations et moelle. Elle passe au crible (kritikos) les mouvements et les pensées du cœur ; il n’est pas de créature qui échappe à sa vue, tout est nu et mis à découvert devant son regard, et c’est à elle que nous devons rendre compte » (He 4, 12s.).
Dieu en Jésus ne juge pas, mais c’est l’homme qui se juge lui-même quand il refuse le pur salut apparu en Jésus et ne devient pas clairvoyant par sa lumière, mais prétend être capable de voir et de juger d’après sa propre lumière. Un tel jugement de soi-même n’était déjà pas inconnu à l’Ancienne Alliance et s’y manifestait : la justice immanente prenait soin que dans la mauvaise action se trouve déjà sa propre punition : « Là où le coupable pensait tenir son méfait en son pouvoir, c’est le méfait qui entraîne le malfaiteur dans le domaine de son pouvoir4 ». Paul dit brièvement : « Ce que l’homme sème, il le récoltera » (Ga 6, 7). Le Livre de la Sagesse (2-3) décrit en détail, lui aussi, le comportement des méchants sur terre et le jugement qu’il décrit ne consiste qu’à les convaincre de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils ont été. De plus les Synoptiques transfèrent déjà le jugement dans la vie terrestre de l’homme, comme chez Jean. D’après la position prise par chacun au sujet de Jésus se décide à l’avance son sort dans l’au-delà (Mc 8, 38). Maintenant déjà, au milieu du temps, des décisions définitives peuvent être prises, et personne n’a le droit de s’en remettre à une dernière chance offerte à tous dans la mort, lors du passage à l’éternité, qui lui donnerait l’occasion d’une révision de toutes ses décisions de vie. Telle est la conséquence dramatique du fait de l’Incarnation : l’éternel Maat et Sédèq de Dieu surgit au milieu de l’histoire comme une figure que l’on peut rencontrer, mais à laquelle on ne peut pas se dérober.
5. Sur le caractère définitif de la décision humaine
« Il est terrible de tomber aux mains du Dieu vivant » (He 10, 31), qui « est un feu dévorant » (Dt 4, 24 = He 12, 29). Qui peut le voir et rester en vie ? Qui peut le voir comme celui qui a été transpercé par moi, et ne pas se condamner lui-même ?
Dans les romans, on pourrait recueillir d’innombrables passages dans lesquels un homme est obligé de se condamner lui-même devant la pureté et l’innocence d’un autre. Indiquons un seul témoignage, pris tout à fait au hasard. Un jeune homme parle à un ami de sa fiancée : « Elle est si douce, si fragile et en même temps si absente, que cela vous tient à distance. J’ai tellement honte que je ne peux pas aller vers elle aussi sincèrement qu’elle vers moi. Pourquoi cela devrait-il être insensé ? Quand on aime quelqu’un autant que j’aime Louise, il est atroce de penser que l’on s’est couché dans des bras étrangers et que l’on a embrassé une bouche vénale et fardée. J’aurais dû au moins lui apporter un corps propre, convenable5 ». Eu égard à ce qu’un homme a à présenter au transpercé, il ne peut que se condamner lui-même purement et simplement. À quelles « œuvres » pourrait-il se référer comme suffisantes, compensantes ?
L’Ancienne Alliance et toutes les cultures environnantes connaissaient l’idée du « péché inexpiable6 » contre l’ordre et la justice immanents, péché vis-à-vis duquel on ne pouvait réagir que par l’extermination du criminel, par la peine capitale. La capitulation absolue qui seule est encore possible en face du transpercé rend la doctrine paulinienne de l’insuffisance des œuvres, de la justification qui n’est possible qu’à la foi qui s’abandonne, évidente même pour le dernier sceptique : « Si tu retiens les fautes, Seigneur, qui subsistera ?… Mon âme attend le Seigneur plus qu’un veilleur ne guette l’aurore » (Ps 130, 3-6). Car que seraient mes œuvres en face de l’énorme déficit dans mon bilan, des négligences que j’ai estimées peu importantes et qui pèsent peut-être beaucoup plus lourd que tout ce que j’ai « fait » : « Vous ne m’avez pas donné à manger, pas donné à boire, pas recueilli, pas vêtu, pas visité » (Mt 25, 42s.). Ce qui tombait de la table du riche, personne ne l’a donné au pauvre Lazare (Lc 16, 24).
Tout homme qui porte son regard sur la norme absolue, sur le Fils de l’Homme transpercé qui est présent en vérité à l’état caché dans tous ses frères, sur « l’agneau égorgé », « sans défaut et sans tache », « prédestiné avant la fondation du monde » (1 P 1, 19-20 ; Ap 13, 8), sera tellement accablé par la grandeur de l’Unique et par sa propre bassesse méprisable qu’il n’aura aucunement le temps de réfléchir à la situation d’autres hommes. Le simple aspect de cette norme lui dit qu’il n’y correspond et ne subsiste en aucune manière, et qu’il reste définitivement au-dessous du seuil de ce qui est exigé. Chacun peut se mettre à l’avance dans cette situation pour soi-même ; en d’autres termes : l’appréciation d’une possible perdition éternelle ne peut et ne doit être qu’une considération que chacun fait pour soi-même. C’est ainsi qu’elle est placée à la fin de la première semaine des Exercices de saint Ignace : non pas comme une prédication publique, mais comme la dernière conséquence de mon appréciation personnelle de mes péchés, faite en face du Crucifié (Exercices 53 et 61). Je me reconnais moi-même comme l’arbre stérile qui n’a donné aucun fruit au Seigneur lorsqu’il avait faim, et qui a mérité pour cela la malédiction du dessèchement définitif.
À vrai dire, les Exercices vont plus loin ; le même homme qui était obligé de se condamner lui-même à la fin de l’examen de ses péchés, rencontrera le jour suivant le Seigneur qui l’appelle à le suivre. Mais dire que personne ne subsiste en face de la norme devant laquelle il est placé ne peut pas être un dernier mot. Car lorsqu’il contemple le transpercé et comprend alors que lui, le coupable, l’a transpercé, alors il voit aussi que sa faute est absorbée dans cette blessure et qu’elle est expiée en elle. Lui, le pécheur, est représenté dans l’Agneau, comme ce qu’il est – ou devrait être – pour Dieu. Et c’est seulement en face de cette vision accablante pour son orgueil que se produit l’ultime décision. Ou bien il se jette volontairement et avec reconnaissance dans les flammes de Dieu, qui doivent le purifier jusqu’à le transformer en celui qu’il voudrait être mais qu’il n’est pas encore, sans égard au mal que cela lui fait et au temps que cela durera – ou bien il hait cette image transfigurée de lui-même en Dieu, il ne veut pas être « étranger à lui-même » en Dieu, mais être lui-même par lui-même, et alors la flamme de Dieu peut le saisir dans une intemporalité qui se poursuit aussi longtemps que sa volonté de se préserver et de ne pas capituler.
Que cela soit possible, cela nous est attesté de nombreuses fois par l’Écriture, par Jésus lui-même. Il est possible de résister en face à l’Esprit d’amour de Dieu, et alors il est évident qu’à quelqu’un qui résiste ainsi, il ne puisse « être pardonné ni en ce monde ni dans le monde à venir » (Mt 12, 32). Il est également possible qu’un tel « non » ne se révèle comme déterminant pour une vie qu’au moment où l’homme est placé devant la norme éternelle (ibid. 25, 42s.). Avons-nous besoin de nous représenter cette possibilité, voire de nous la dépeindre ? À coup sûr pour nous-mêmes seulement ; on ne devrait faire de théories générales et neutres sur l’enfer ni en théologie ni en pastorale. Mais on ne doit pas davantage répandre des théories générales suivant lesquelles, à cause de la bonté de Dieu, il ne peut pas exister un enfer dans lequel il y a quelqu’un. En le faisant, nous empiéterions sur la souveraineté de notre Juge, qui décide seul de notre salut et de notre perte.
La dernière chose qu’il y ait à dire reste paradoxale : la vraie espérance et la vraie crainte de Dieu croissent ensemble. Pourquoi ? Parce qu’une espérance augmentée, une confiance accrue en un Juge qui est notre Rédempteur, approfondit la connaissance que nous avons de lui, et une connaissance approfondie engendre une responsabilité qui elle aussi est augmentée. « À qui l’on a beaucoup donné, on redemandera beaucoup ; à qui l’on a beaucoup confié, on réclamera davantage » (Lc 12, 48). Disons-le encore une fois, c’est l’aspect dramatique et inquiétant de la Révélation de Dieu en Jésus-Christ : plus il se révèle comme celui qui aime, celui qui s’est donné, plus il est vulnérable, plus il peut être méprisé et renié. Le véritable Judas n’existe que parce qu’il y a l’unique Fils de l’Homme. Et il n’y a de véritable athéisme que parce que l’amour du Dieu sublime s’est abaissé jusqu’à se livrer au mépris et à l’indignité : « Sans beauté ni éclat (nous l’avons vu) et sans aimable apparence, objet de mépris et rebut de l’humanité… » (Is 53, 2s.). À l’Amour qui s’offre toujours plus répondent un mépris qui toujours s’accroît et des ténèbres qui toujours s’épaississent. Ainsi il faut que la Croix, qui porte tout, soit plantée à l’extrême bord de l’enfer.
- Indications chez Hans Heinrich Schmid, Gerechtigkeit als Weltordnung, Mohr, Tubingen, 1968.↩
- En Mésopotamie, Shamash est « le grand juge du ciel et de la terre » ; dans l’ancien empire égyptien, le dieu du soleil Râ est le juge, d’abord du pharaon, puis dans le moyen empire également celui des grands et même des gens ordinaires.↩
- Cf. J. Nelis, art. « Gericht », dans Bibellexikon, éd. Haag, 1968, p. 56 : « C’est seulement dans la littérature rabbinique du IIe siècle après J.-C. qu’un jugement particulier est mentionné ».↩
- La Gloire et la Croix. III. Théologie. 1. Ancienne Alliance, Aubier, Paris, 1974, p. 144 ; cf. K. Koch, « Gibt es ein Vergeltungsdogma im Alten Testament ? », dans Zeitschrift für Theologie und Kirche, 52, 1955, p. 1-42.↩
- Somerset Maugham, The narrow corner, Penguin, 1977, p. 143. L’exemple n’est pas déplacé, eu égard au langage de l’Ancien et du Nouveau Testament (la luxure comme infidélité envers Dieu).↩
- V. Maag, « Unsühnbare Schuld », dans Kairos 2, 1966, p. 90-106.↩

Hans Urs von Balthasar
Titolo originale
Gericht
Ottieni
Dati
Lingua:
Francese
Lingua originale:
TedescoCasa editrice:
Saint John PublicationsTraduzione:
Jacques KellerAnno:
2025Tipo:
Articolo
Fonte:
Revue catholique internationale Communio 5/3 (Paris, 1980), 20–29
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