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Tous les chemins mènent à la Croix
On veut parler ici de tous les chemins sur lesquels les chrétiens essaient de vivre leur foi, c’est-à-dire de tout ce que l’on appelle les « spiritualités », qu’elles soient anciennes ou nouvelles. Elles ne sont rien d’autre que des manières existentielles de transposer le contenu de la confession de foi dans la vie de tous les jours. Du fait que chaque homme en tant qu’unité spirituelle est une image unique de l’incomparable unité de Dieu, du fait que, en particulier, chaque chrétien appelé à la communion des saints est appelé aussi d’une façon unique et personnelle à l’imitation du seigneur incomparable, il y a autant de chemins spirituels que de personnes.
Un grand nombre de ces chemins spirituels ont des airs de famille et peuvent se rattacher à des « spiritualités » plus ou moins nettement caractérisées. Mais entre celles-ci il ne peut y avoir de murs de séparation, mais au contraire des osmoses et des pénétrations réciproques, car toutes ne peuvent être que des variations de l’unique imitation du Christ, telle que lui-même la décrit dans l’Évangile et la réclame de tous. Quand parfois il adresse certaines exigences à ses disciples plus directement qu’au peuple, c’est pour les préparer plus rapidement à ce qu’il leur faudra plus tard exiger de tous leurs auditeurs : « Ce que l’on vous murmure à l’oreille, criez-le sur les toits ». Les évangélistes commencent déjà à présenter des paroles de Jésus adressées à ses disciples comme des paroles destinées à tous : « Si quelqu’un veut devenir mon disciple, qu’il renonce à lui-même, prenne sa croix chaque jour et qu’il me suive » (Lc 9, 23, à comparer à Mt 16, 24). C’est justement à partir de cette parole que nous allons réfléchir, dans ce qui suit, sur la place de la Croix dans les spiritualités de l’Église.
Les présupposés d’une théologie intégrale de la Croix
Le scandale énorme de la Croix – l’échec apparent du Messie d’Israël dans sa tâche essentielle : rassembler le peuple élu, le convertir, le mettre en présence de sa mission définitive – devait préoccuper sans cesse les disciples contemporains de Jésus, comme une énigme obscure dont la solution conditionnait l’être ou le non-être de leur existence. À la lumière de Pâques se montrèrent les éléments de la solution, qui se rassemblèrent très rapidement1 dans cette synthèse riche et variée exposée par les grands théologiens du Nouveau Testament, Paul et Jean. Les Synoptiques nous présentent d’un certain point de vue une histoire de la Passion qui est devenue de bonne heure un récit présentant une unité, et qui se distingue nettement de sa « préhistoire détaillée », la vie publique de Jésus ; celle-ci nous est décrite, dans la présentation des Synoptiques, à partir de son sommet, comme la marche consciente de Jésus vers Jérusalem, à la rencontre de sa souffrance prévue et prédite. Il est certain que la prophétie du Serviteur de Dieu qui se substitue au peuple, dans le livre d’Isaïe, a joué un rôle important dans la solution de l’énigme. Mais les indications de Jésus lui-même, suivant lesquelles il est venu pour servir en donnant sa vie en rançon pour la multitude (Mc 10, 45), et les paroles de l’institution lors de la Cène montrent qu’il distinguait parfaitement la signification intégrale de sa Passion. Si l’on ajoute à cela – ce que les exégètes oublient toujours – qu’il s’est lui-même placé dans la série de ces prophètes auxquels Dieu a annoncé d’avance leur insuccès total et qui durent remplir leur mission en ayant conscience de cette situation, il ne peut alors plus y avoir aucun doute sur le fait que Jésus a vécu pour l’« heure » dont il parle si souvent, à laquelle il aspire comme à l’accomplissement majeur de sa charge et devant laquelle en même temps il est angoissé, l’heure du Père, qu’il ne veut pas anticiper, mais qui est aussi « l’heure et la puissance des ténèbres », qui va s’abattre sur lui de façon à lui retirer toute possibilité d’y faire face par ses propres forces, de sorte qu’il a prié pour que l’épreuve insupportable lui soit évitée, « en offrant des prières et des supplications avec grand cri et larmes » (He 5, 7), reculant d’effroi devant le calice à boire, qui contient (d’après l’image vétérotestamentaire) la colère de Dieu pour le péché du monde. La Passion tout entière jusqu’à l’appel de l’abandonné avec son incompréhensible « pourquoi ? », jusqu’au grand cri que Jésus pousse en mourant, est une exigence impossible à satisfaire, c’est-à-dire qu’elle impose une charge qui ne peut pas être portée par les forces naturelles, qui n’est vécue dans la faiblesse (précédée déjà par la flagellation, la couronne d’épines et le chemin de Croix) que comme l’insupportable.
Ceci n’exclut-il pas toute imitation ? Paul peut d’une part dire qu’il est crucifié avec le Christ (Ga 2, 19), qu’il porte dans son corps ses blessures (Ga 6, 17), et même qu’il souffre ce qui manque encore aux souffrances du Christ (Co 1, 24), d’autre part repousser avec horreur l’idée que ce serait lui et non le Christ qui aurait été crucifié pour les Corinthiens (1 Co 1, 13). Lorsque les fils de Zébédée auxquels Jésus demande : « Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ? » répondent à la légère et avec prétention : « Nous le pouvons », alors Jésus peut leur affirmer en vérité : « Ma coupe, vous la boirez » (Mt 20, 22s.) ; il va annoncer aux disciples, comme une grâce, qu’ils connaîtront, eux aussi, le même destin que celui qui l’atteint, et cela « pour l’amour de moi ». Cela signifie au fond que sa Passion fonde la leur et d’avance l’englobe et la rend possible comme le tout englobe et rend possible la partie qui ne sera peut-être qu’une petite particule, mais pourtant contenue et prévue dans le tout. Il peut s’agir là de persécutions venant du dehors pouvant conduire jusqu’à la mort, de la haine du monde, parce que le monde a haï aussi Jésus (Jn 15, 20-25) ; mais il peut s’agir aussi de l’attitude intérieure qui a conduit Jésus à la mort physique et qui doit conduire le disciple à une mort spirituelle correspondante. « C’est à ceci que nous connaissons l’amour : lui, Jésus, a donné sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères » (1 Jn 3, 16). « Celui qui ne hait pas sa propre vie ne peut pas être mon disciple » (Lc 14, 26). Il n’est évidemment pas au pouvoir des forces purement naturelles d’atteindre ce qui est demandé ici ou même d’y tendre, mais il s’agit d’un comportement dans lequel la foi aimante en Jésus est la force portante qui l’emporte sur tout ce qui s’y oppose en nous (physiquement et spirituellement).
Il ne faut pas oublier que dans le Nouveau Testament la Croix, en tant qu’expiation pour le péché du monde, est aussi la manifestation centrale de l’amour trinitaire de Dieu. C’est le Père qui livre son Fils à ces ténèbres par amour pour le monde (Jn 3, 16 ; Rm 8, 32), et c’est le Saint-Esprit, l’amour divin de l’un et de l’autre, qui l’accomplit. Personne ne saurait accepter que le chemin sur lequel il suit le Christ passe par un Golgotha, si ce n’est en sachant clairement ou de façon voilée que l’Amour absolu est le fondement ultime de l’événement, bien que tout à fait caché dans la souffrance. À la lumière de ce que l’apôtre nous dit de lui-même, cette connaissance devient très claire, à tel point qu’il comprend que ses souffrances d’imitateur ont part à la fécondité d’amour de la souffrance du Christ, plus que toutes ses actions réunies. C’est pourquoi il se glorifie avec joie de ses « faiblesses, insultes, contraintes, persécutions et angoisses pour le Christ », « afin que repose sur moi la puissance du Christ », « car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (en tant que chrétien, missionnaire et témoin) (2 Co 12, 9s.).
La Croix en tant que base de l’existence
Si la Croix est aussi profondément enracinée dans l’existence de l’imitateur, c’est cependant d’une tout autre manière que dans la vie du « Précurseur » (He 6, 20). Car pour le Jésus terrestre, la Croix est placée uniquement devant lui. Par contre, le disciple imite en vertu de la force de la Résurrection. S’il n’avait pas la Croix du Christ derrière lui – comme le fondement de son être de chrétien – il ne pourrait pas fonder sa vie sur cette base. Dans l’allégresse « d’avoir été trouvé en Christ », Paul peut s’écrier : « Je voudrais apprendre à la connaître, … la participation à ses souffrances, je veux devenir semblable à lui dans sa mort, afin de parvenir, s’il est possible, à la résurrection d’entre les morts » (Ph 3, 10s.). Le chrétien est issu de la Croix du Christ (par le baptême il a été enseveli dans sa mort : Rm 6, 4), pour aller à sa suite sur la Croix en tant que ressuscité en principe avec Lui (Ep 2, 6).
C’est ainsi que, pour le chrétien, la Croix et la Résurrection ne sont pas des moments historiques isolés de son existence, mais des catégories fondamentales qui gouvernent et déterminent toute son existence. Il doit et il peut « prendre tous les jours sur lui sa croix », mais tout aussi quotidiennement, en tant que « ressuscité avec le Christ, rechercher ce qui est en haut, là où le Christ est assis à la droite de Dieu » (Col 3, 1). Les deux choses, être mort et être ressuscité comme « homme nouveau », « nouvelle création », déterminent tout son être. Plus profondément on peut dire : son être en tant que membre du Corps mystique du Christ, l’Église, est déterminé par le mode de présence du Christ dans la même Église, par l’Eucharistie, qui est le mode de présence de la chair offerte et du sang répandu, non plus dans le sacrifice sanglant offert une fois pour toutes, mais dans le sacrifice éternel non-sanglant. La mort et la résurrection sont aussi des catégories fondamentales de l’existence pour le Christ éternel, l’« agneau comme égorgé », « prédestiné avant la fondation du monde » (1 P 1, 20) à l’égorgement. Ceci doit être vu de nouveau devant l’ultime horizon trinitaire. Dans la béatitude éternelle du Dieu trinitaire, qui veut le monde de toute éternité et qui, comme Pierre le disait à l’instant, a prévu aussi de toute éternité l’« agneau sans défaut et sans tache » pour sa rédemption, les deux choses sont éternellement inséparables : la disponibilité du Père, du Fils et du Saint-Esprit à l’abandon de la Croix et la certitude de la Résurrection, de sorte que la disponibilité n’interrompt pas la vie trinitaire, mais l’exprime jusqu’en sa profondeur. L’écho de ceci dans la vie du chrétien se trouve dans l’Évangile : la souffrance pour le Christ peut paraître insupportable au moment où elle doit être éprouvée, elle est cependant comme enveloppée dans une joie (bien que celle-ci ne soit plus sensible). « Car la légère tribulation d’un moment nous prépare, bien au-delà de toute mesure, une masse éternelle de gloire » (2 Co 4, 17). « Lorsque la femme enfante, elle est dans l’affliction puisque son heure est venue ; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de son accablement, elle est toute à la joie d’avoir mis un homme au monde » (Jn 16, 21). Ce mystère suivant lequel une souffrance apparemment insupportable disparaît dans la prépondérance absolue de la joie, ne peut pas, en fin de compte, être « expliqué » en termes de psychologie, mais seulement en théologie trinitaire.
Mais c’est justement pour cela que nous sommes en droit de distinguer un grand nombre de choses que font les hommes, et qu’ils accomplissent aussi, à vrai dire, dans toutes sortes de religions et de conceptions du monde, de ce qu’on appelle dans l’Évangile l’imitation de la Croix.
Ce que l’on appelle ascèse (askeo signifie s’exercer, avant tout pour le sport) se produit très souvent en poursuivant un but qu’on s’est fixé soi-même, et qui peut être hygiénique, moral, ou aussi religieux. Le sacrifice de soi-même qui est exigé du chrétien dans l’imitation peut comporter une dimension d’ascèse, d’autodiscipline et de renonciation consciente à maintes choses, mais les deux domaines ne se recouvrent que partiellement. Il se peut qu’un bouddhiste qui poursuit certains buts, considérés par lui comme religieux, soit un ascète beaucoup plus strict que le chrétien. Mais il tend son effort vers un but qu’il s’est fixé lui-même (même si, pour l’atteindre, il suit les indications d’un maître), tandis que le modèle du Christ est un objectif que Dieu lui-même a présenté au chrétien. Dans le premier cas le renoncement peut être à un certain point de vue une fin en soi (se séparer de quelque chose de terrestre, qui trouble), mais pas dans le second cas, parce que la Croix n’est jamais une fin en soi, mais seulement le chemin de la rédemption du monde ou de la fécondité spirituelle en communion avec le Rédempteur.
On confondra donc bien moins encore le « training » avec l’imitation chrétienne. Celle-ci exige certes que l’on persévère, que l’on « tienne jusqu’au bout », mais cette préoccupation de « tenir debout et de ne pas risquer de tomber » (1 Co 10, 12) est une tout autre attitude que de s’entraîner pour acquérir une aptitude. Là aussi les domaines peuvent se recouvrir partiellement, par exemple dans le cas d’un exercice spirituel comme l’examen particulier, qui consiste à contrôler avec persévérance si l’on s’efforce constamment d’éviter une faute. Mais le chrétien ne fait pas cela pour se donner des muscles spirituels, mais pour offenser moins Dieu, pour être plus près du Christ.
La Croix, et ce que Jésus appelle « la haine de son âme », n’a rien à voir non plus avec la dépersonnalisation qui peut être l’idéal de religions orientales, mais qui peut aussi, d’une autre façon, être celui d’un engagement absolu au service de n’importe quelles valeurs terrestres, par exemple politiques. Conduire une bombe à son but et voler en l’air avec elle. Ou bien, d’une tout autre manière, vivre et mourir pour le slogan d’un parti. L’imitation du Christ est toujours l’appel à une personne qui justement atteint sa plénitude dans la Croix par l’imitation. Le chemin chrétien se sépare ici des deux cas extrêmes d’un sacrifice de la personne qui viennent d’être décrits (et qui sont incompatibles l’un avec l’autre).
La Croix, comme fait historique survenu une seule fois et comme la représentation de ce fait dans toute l’existence de l’Église et de l’homme ecclésial, a toujours quelque chose à faire avec le « pour vous », « pour la multitude », de l’Eucharistie distribuée. On peut vraiment dire que cet « être pour », et avec lui la Croix et l’Eucharistie, était aussi présent dès le début dans la vie de Jésus comme élément existentiel (« qui pour nous les hommes et pour notre salut est descendu du Ciel »), comme sens fondamental interne, de toute cette existence, pour atteindre dans la Passion sa manifestation explicite – à vrai dire indispensable. Lorsque des chrétiens, lorsque des hommes en général acceptent la souffrance dont ils sont chargés – même sans s’en rendre compte – dans l’esprit de ce « pour eux, la multitude », la réalité profonde qui traverse cette existence acquiert sa puissance efficace. À un niveau bien plus profond que lorsque ce sont des objectifs isolés et finis que l’on vise et que l’on s’efforce d’atteindre par le renoncement. Car les objectifs, dans le cas d’un engagement total de celui qui fait des efforts, ont cependant toujours pour but de supprimer la Croix qui est imprimée dans l’existence comme un filigrane, de surmonter, ou tout au moins d’adoucir, de rendre inoffensive la souffrance de l’humanité qui hurle de tous les horizons. Mais il faudrait qu’une telle action déchire complètement le parchemin de l’existence, si elle voulait faire disparaître le signe imprimé. Car ce signe est, dans ce monde qui s’est détourné de Dieu, celui de son « amour allant jusqu’au bout » (Jn 13, 1).
Les « spiritualités » et la Croix
Là où, à l’intérieur de l’unique Corps mystique, ses membres se différencient comme des fonctions diverses de l’ensemble, comme des « charismes » et des « spiritualités » individuels, il faut que la catégorie fondamentale de la Croix, qui appartient à l’organisme tout entier comme le sang qui y circule, irrigue régulièrement chaque organe. Il ne doit pas non plus arriver que dans certains membres, qui étaient irrigués à l’origine, les artères se durcissent et les tissus deviennent anémiés.
Si l’on considère les grands ordres traditionnels, leur irrigation originelle est évidente, surtout là où la Croix du Christ n’est pas considérée et présentée sous un angle principalement personnel – pro me ! –, mais comme un événement qui se poursuit dans l’Église du Christ : elle-même est un Corps mystique crucifié (et à ce point de vue il faut l’aimer inséparablement du Christ lui-même), et par conséquent elle peut et doit conduire aussi ses membres à la Croix, ce qui suppose et provoque toujours plus profondément chez ceux-ci un sentire cum ecclesia crucifixa. Ceci est complètement évident dans le cas de François stigmatisé et de son respect pour l’Église hiérarchique officielle ; cela ne l’est pas moins dans l’ordre auquel appartient sainte Catherine de Sienne, qui vit intérieurement l’union conjugale du Crucifié et de son Église, cette fiancée qu’il faut toujours purifier par le sang qui coule ; cela ne pose pas de problème pour l’ordre de la grande Thérèse, celle qui fut transpercée par le séraphin et qui comprit son œuvre comme une assistance intérieure à l’Église affaiblie par la Réforme ; cela ne pose pas de problème non plus pour l’œuvre d’Ignace, chez qui la livrée du Seigneur outragé, qui meurt méprisé par le monde, conduit les siens dans la Compagnie de Jésus, et cela inséparablement du « sentir avec la sainte Mère, l’Église hiérarchique », comme il dit. À toutes ces spiritualités classiques et à toutes les innombrables familles spirituelles plus petites qui en dépendent, il faut poser la question de savoir si ce qui a été fondateur et central pour elles, l’amour personnel et ecclésial de Celui qui a été jusqu’au bout de l’amour, est resté le centre aujourd’hui, ou si elles ont repoussé ce centre sur le côté et l’ont remplacé par quelque chose d’autre, par exemple la « justice dans le monde ». Alors leur sel serait devenu insipide, et si ce qui est insipide est foulé aux pieds, il ne doit pas se glorifier de la palme du martyr.
Mais c’est également tout ce qui est apparu comme « spiritualité » à une époque récente ou très récente qui ne doit pas avoir peur de se soumettre à la pierre de touche de la Croix. Les formes ont pu se développer récemment, elles ne sont authentiques que si le circuit sanguin de l’Église, ancien et éternellement jeune, les a prises en charge.
C’est là que se trouve le critère décisif pour la grande et multiple famille des « théologies de la libération ». Personne ne peut leur refuser le droit de contribuer par une parole essentielle au dialogue mondial actuel. Jésus a proclamé, dans le discours où il expose son programme, que l’Esprit du Seigneur repose sur lui, pour qu’il annonce la Bonne Nouvelle aux pauvres, aux captifs la libération, aux opprimés la délivrance (Lc 4, 18s.), et à la fin il veut nous diriger vers les œuvres de l’amour du prochain mis en œuvre littéralement (Mt 25). C’est ainsi que Jésus a commencé, or sa libération n’était pas une libération politique, mais une libération beaucoup plus profonde, des chaînes de Satan (Lc 13, 16), et il a laissé ouverte la question des conséquences politiques à tirer de son enseignement, dans son esprit. Mais manifestement son action libératrice a atteint son sommet sur la Croix. C’est là seulement que le « Prince de ce monde » a été vaincu, là seulement que l’esprit du monde a été vaincu, qui, sans la Croix, fait tout de suite sa rentrée par la porte de derrière dans chaque action de libération intérieure au monde, comme le montrent toutes les grandes révolutions politiques récentes. Une théologie de la libération ne sera donc authentiquement catholique et efficace que si elle combat dans le cadre de la dynamique du combat vital de Jésus, remporte les victoires qui lui sont accordées, mais n’oublie jamais que toutes les victoires accordées sur terre sont des grâces qui sont procurées, concédées, par le Crucifié-Ressuscité. Et cela jamais sans participation personnelle à la Croix. Le modèle est ici l’histoire des apôtres : l’Église remporte des victoires terrestres dans le Saint-Esprit, mais au milieu des souffrances crucifiantes de ses apôtres.
La famille des mouvements charismatiques, elle aussi largement répandue, doit tout aussi expressément avoir ceci devant les yeux. Avant tout ceci : qu’il ne peut y avoir de spiritualité du Saint-Esprit en tant que telle, parce que l’Esprit ne parle jamais « de son propre chef », mais toujours de ce qui est du Père du Fils (Jn 16, 13-15). Et leur souci est la rédemption du monde par la douloureuse offrande éternelle du Fils dans l’abandon de la Croix. L’Esprit participait aussi au plus haut point à ce suprême et ultime événement ; il est, comme toujours, l’Esprit qui exécute les décisions trinitaires de salut ; c’est à lui que nous sommes redevables de ce que les ténèbres se sont répandues jusqu’à la fin, entre le Père et le Fils, pour le salut du monde. Les Corinthiens, ces premiers pentecôtistes, se vantent d’avoir les dons merveilleux du Saint-Esprit. Paul ramène d’abord toute cette charismatique à la doctrine du Corps ecclésial du Christ, et mesure chaque charisme à son utilité effective pour la communauté (1 Co 12), puis il relativise tous les charismes par rapport à l’amour chrétien, et à l’amour crucifié : « L’amour supporte tout, endure tout » (chapitre 13). À la fin, il donne des instructions obligatoires pour la pratique du service divin : seule l’interpénétration authentique de l’enseignement évangélique du Christ, qui dans ce sens est une prophétie, sert à l’édification, tout le reste ne fait que rendre la communauté ridicule pour les gens de l’extérieur (chapitre 14). Et il conclut : si quelqu’un croit avoir un charisme spirituel, « qu’il reconnaisse dans ce que je vous écris un commandement du Seigneur. S’il ne le reconnaît pas, qu’il ne soit pas reconnu non plus » (14, 37s.). Au début de la lettre, il a placé toute la communauté sous la loi exclusive de la Croix (1, 19-2, 2) ; dans la folie de la Croix réside la véritable sagesse, et aussi « la démonstration d’Esprit et de puissance ». C’est ici que la sagesse profonde que Paul revendique pour lui-même (2, 6) a son véritable centre ; car l’« Esprit qui sonde les profondeurs de Dieu », et qui est donné aux chrétiens, ne trouve rien d’autre, dans sa plus grande profondeur, que l’amour trinitaire insondable qui se manifeste complètement dans la Croix et l’Eucharistie.
On sait quel accueil enthousiaste les méthodes orientales de méditation, en particulier le Zen, ont rencontré chez beaucoup de chrétiens en Europe et aux U.S.A., chez des religieux des deux sexes comme chez des laïcs, que des maisons de retraites entières ont été aménagées uniquement pour de telles méditations, qu’en outre des textes de mystique chrétienne classique (l’ouvrage en vieil anglais Le nuage de l’inconnaissance, Eckhart, Tauler, Jean de la Croix entre autres) sont utilisés de préférence pour de tels exercices, ce qui permet ainsi plus facilement d’insinuer qu’ils sont chrétiens. Est-ce que l’état appelé « nuit obscure », dans Le nuage, chez Tauler et chez le grand Espagnol, n’est pas justement le même que celui qui est vécu dans les exercices de méditation ? La réponse à cette question ne peut être que la suivante : d’une manière tout à fait certaine, non ! La « nuit » qui est expérimentée dans les exercices d’inspiration orientale est le résultat d’un training, quelque chose que l’homme peut atteindre lui-même par une abstraction et une concentration systématiques. Ce qu’un Jean de la Croix désigne comme « noche oscura », n’est – bien que les explications qu’il en donne ne soient peut-être pas toujours absolument claires – rien d’autre que la participation d’un homme atteint par la grâce à l’abandon divin du Christ sur la Croix. Une expérience terrible au-delà de toute mesure, qui culmine dans la conscience d’avoir perdu Dieu pour toujours. Une expérience qui n’est pas donnée d’abord pour l’épuration de l’âme (sur laquelle Jean de la Croix met l’accent) mais pour le salut du monde. Nulle part peut-être la vraie Croix de Jésus ne devient aussi clairement qu’ici la pierre de touche pour savoir si une spiritualité est chrétienne ou non. Car la vraie Croix ne peut être qu’une Croix imposée, jamais une Croix qu’on a escaladée soi-même ; jamais un état de repos, mais seulement un état où règne l’angoisse que tout soit perdu : Dieu aussi bien que le salut du monde.
II y a des spiritualités récentes qui mettent expressément et consciemment cet amour au centre. Les Focolarini par exemple. Cela réussira aussi longtemps que tout le sérieux et l’effrayante sobriété de l’amour pour nous du Crucifié ne seront pas devenus inoffensifs et transformés en un enthousiasme d’amour trop humain, d’un amour entre êtres humains avant tout ; la Croix n’est pas un sentiment (elle est même la renonciation à tout sentiment jusqu’à l’abîme de l’abandon), mais une action pure et solitaire. La fondatrice connaît ce centre crucifié de l’amour. Il faudrait que sa connaissance vivifie tout l’organisme de sa fondation.
Le grand mouvement ecclésial italien qui se nomme Comunione e Liberazione2 et qui a rendu à des milliers et des milliers de chrétiens jeunes et adultes l’expérience vivante d’être l’Église, une œuvre visiblement accompagnée de la bénédiction de Dieu, ne peut avoir à la longue de la stabilité que si dans, derrière et sous l’expérience de la communion libératrice des membres de l’Église, la communion la plus profonde et la libération dans la Croix – qui peut isoler terriblement – sont saisies et supportées. Heureusement, les membres entretiennent un contact zélé avec les églises crucifiées derrière le rideau de fer : si elles communiquent à celles-ci la conscience fortifiante de la communion ecclésiale, elles peuvent et doivent apprendre d’elles la force héroïque de la solitude de la Croix. Cela ne réussit que si l’on a soin de prier en permanence.
Au centre de l’« œuvre de Dieu » (Opus Dei) qui est répandue dans le monde entier, se trouve une communauté de prêtres qui se réclame expressément de la Croix. On ne peut pas méconnaître ici le zèle pour l’extension du Royaume de Dieu, un attachement devenu plutôt rare à l’Église en tant qu’institution, un effort pour pénétrer toutes les structures du monde. Mais on doit chrétiennement aussi poser à cette puissante organisation, en vue de son autocritique, la question de savoir si, chez elle, la Croix du Christ est vue théologiquement d’une manière assez englobante, et non pas, de façon trop prépondérante sous un angle ascétique ; si, d’une manière générale, on attache assez d’importance à une théologie profonde, qui doit être en son centre une théologie de la Croix et de la Résurrection, et cela, à mon avis, dans le sens de saint Ignace, c’est-à-dire comme imitation dans la faiblesse, la persécution et l’insuccès, dans tout ce qui a empêché la vraie Compagnie de Jésus de devenir ce que ses adversaires voyaient en elle : une pure et simple troupe de combat du pape, organisée militairement.
Naturellement, il y aurait encore beaucoup d’autres « spiritualités » anciennes et nouvelles à considérer et à questionner. Beaucoup d’entre elles, comme le véritable esprit de Charles de Foucauld ou de mère Teresa, n’ont pas besoin d’être ainsi questionnées. Mais ce qui a été dit peut suffire ici. Cependant, en concluant, il faut encore une fois indiquer le grand danger – que Paul signale aussi aux Corinthiens – que les membres puissent penser qu’ils n’ont pas besoin les uns des autres. Que les familles spirituelles, qui ne doivent être rien d’autre qu’une partie de l’Église vivante, s’isolent comme des sectes et dès lors cessent de porter et d’éclairer la vraie catholicité qu’elles devraient exprimer. Ce danger a toujours existé, mais auparavant (par exemple dans la grande famille bénédictine) beaucoup moins que dans les mouvements récemment apparus. Ce qu’on appelle « la gauche » dans l’Église, malgré toute son absence de forme dans le détail, constitue une unité non négligeable, tout au moins négativement, dans son rejet du dogmatisme et du centralisme. Ce que l’on peut désigner, par suite d’un malentendu, comme « la droite », est beaucoup trop éclaté en familles isolées, dont chacune commence par recruter avec zèle pour elle-même. Pas partout avec la même verve et la même persévérance – certaines sont plus ouvertes que d’autres ; mais il y a une tendance incontestable. En face de tout cela il faut placer l’image de celle dont on fête cette année le six-centième anniversaire de la mort, Catherine de Sienne, qui n’a vécu, souffert et saigné que pour le Christ et son Église mystique et hiérarchique, dont la plus haute aspiration était de voir son propre sang mélangé, dans la souffrance partagée, au sang purificateur et vivifiant du Crucifié.
- Les travaux de Martin Hengel ont montré que cette synthèse s’est réalisée très tôt. Cf. Martin Hengel, « Der stellvertretende Sühnetod Jesu », dans Internat. kath. Zeitschrift Communio n° 1/80, p. 1-25 et n° 2/80, p. 135-147.↩
- Voir dans Communio, t. I, n° 6, l’interview de Don Luigi Giussani, fondateur de « Comunione e Liberazione », p. 70-79 [N.D.T.].↩

Hans Urs von Balthasar
Titolo originale
Alle Wege führen zum Kreuz
Ottieni
Dati
Lingua:
Francese
Lingua originale:
TedescoCasa editrice:
Saint John PublicationsTraduzione:
Jacques KellerAnno:
2025Tipo:
Articolo
Fonte:
Revue catholique internationale Communio 5/4 (Paris, 1980), 42–52