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Ascèse
Le mot ascèse1 vient du grec askèo qui veut dire élaborer, travailler, mettre au jour, produire quelque chose, soigneusement et avec art, orner ; cela donne ultérieurement : se donner de la peine, être appliqué, exercer quelque chose, former, instruire ; de là viennent les mots askèma et askèsis qui désignent l’exercice, et avec prédilection l’exercice physique. En grec ancien, l’ascète est à proprement parler le sportif ; il peut s’agir aussi du spécialiste, surtout dans l’exercice de ses fonctions. Quelque chose d’accompli soigneusement et avec art se dira askèton. Vous voyez quel est le champ sémantique de ce mot, de cette famille de mots. Nous pouvons faire ressortir trois moments : d’abord celui de l’habileté, qui suppose un pouvoir et une procédure pour mettre en œuvre celui-ci. Le deuxième serait celui de l’effort pour produire ; et enfin le troisième serait celui de la persévérance dans l’effort : la dimension temporelle appartient bien évidemment à ce dernier moment.
Si l’on veut passer en revue les domaines que recouvre cette famille de mots, le premier est celui de l’artiste et de l’artisan – c’en est même la signification originelle, comme nous l’avons vu. Le cordonnier, par exemple, est un artiste, parce qu’il est homme de l’art, spécialiste ; mais il travaille sur des objets extérieurs à l’homme. Il y a ensuite l’athlète, qui travaille sur son corps ; et finalement celui qui travaille sur l’homme dans sa totalité. Il n’est donc pas étonnant qu’au commencement des temps chrétiens le concept d’ascète ait été employé pour les martyrs. Le martyr est, pour ainsi dire, le sportif en matière de christianisme, si l’on prend le mot au sens originel qu’il a en anglais. S’il est vrai qu’on ne trouve pas le mot dans le Nouveau Testament, il est en revanche de plus en plus fréquent dans la littérature chrétienne. Il ne s’applique pas seulement au martyre en tant qu’aboutissement parfait du témoignage chrétien, mais aussi à l’élaboration de la personnalité chrétienne par des efforts multiples, c’est-à-dire par de multiples efforts pour se discipliner et par de multiples renoncements ; la formation – je n’insiste pas sur le terme formation, son sens est suffisamment connu –, l’expression de la forme qui doit être réalisée à partir de la matière première humaine2.
En réalité, l’homme, tel un microcosme, résume toutes les couches qui constituent le monde, des plus hautes, celles de l’esprit, jusqu’aux plus basses, celles de la matière, de ce qu’il y a de plus conscient jusqu’à l’inconscient, et cela non pas comme s’il existait une solution de continuité entre l’esprit et la matière mais par des passages insensibles, à travers l’animal, vers le végétal et jusqu’au pur minéral. Tout cela, c’est l’homme. C’est pourquoi les Anciens n’hésitaient pas à le qualifier de microcosme. Ces multiples domaines de l’être qu’il porte en lui et qui vont de la liberté jusqu’aux lois naturelles, il doit les ployer en une forme unique. Il ne suffit pas, et de loin, que l’homme se prononce, à la fine pointe de son esprit, sur des desseins grandioses, il faut aussi, comme Aristote et Platon le lui ont inculqué, que ce soit tout l’homme qui soit domestiqué par l’esprit. Aristote appelle cela l’ethizesthai, c’est-à-dire la réalisation de l’ethos jusque dans ce qu’il y a de plus matériel, en passant par toutes les autres strates : il s’agit « d’accoutumer » l’esprit à la matière en l’introduisant en elle.
Or l’homme ne peut justement pas être tout à la fois ; il doit recevoir une figure à partir de cette matière qui le constitue ; il doit choisir. Il doit choisir ce qu’il veut être et ce qu’il peut être. Et pour choisir une chose – car, à vrai dire, le choix exclut toujours –, il doit renoncer à beaucoup de choses, presque à tout. C’est pourquoi les Grecs, depuis Platon jusqu’à Plotin, ont toujours utilisé l’image de la statue sculptée à partir d’un bloc. La statue se cache quelque part dans ce bloc et je dois tailler, enlever avec persévérance la gangue pour dégager sa substance. En tout état de cause, l’image qui doit en résulter peut solliciter tout l’homme, dans sa dimension physique et naturelle. L’homme antique a eu longtemps sous les yeux l’image de Socrate qui a forgé, à partir de sa propre existence, une hiérarchie de valeurs dont il a voulu présenter au monde l’image, image pour laquelle il a renoncé à tout, y compris à sa vie. Les lois d’Athènes, telles qu’il se les représente, le rejoignent alors qu’on lui propose de fuir hors de prison ; les lois exigent de lui un comportement moral cohérent et lui enjoignent donc de rester, c’est-à-dire de mourir. L’image de Socrate a illuminé l’histoire entière de la philosophie ; elle réapparaît toujours. Lorsque Boèce, dans son cachot, se révolte contre l’injustice de sa condamnation, la Philosophie se présente à lui, avec l’image de Socrate. Elle le persuade, jusqu’à ce qu’il en convienne, qu’elle a raison. De Boèce, l’arc court jusqu’à Dante à qui on promet, s’il se livre à certains compromis, de pouvoir revenir de son exil amer hors de Florence ; mais il n’accepte pas parce qu’il a une image de lui-même à laquelle il ne veut pas renoncer. Pensons aussi à une figure telle que Gandhi ; il a une image de ce qu’il veut montrer au monde par son existence, et la manière, l’askèsis, l’effort par lesquels il veut rendre crédible cette image devant les peuples, ont requis sa vie, au point de la lui ravir ; l’unique nécessaire qui le hantait, il l’a parfaitement accompli. Et ces moines et moniales bouddhistes qui de nos jours ont livré leur corps aux flammes, qui ont vraiment fait de leur existence une flamme, une flamme qui a brillé pour protester contre notre morgue chrétienne et notre intransigeance.
L’homme a constamment à faire un choix, il doit se prononcer sur lui-même. Il ne pourrait être homme s’il n’en était ainsi. Et cela signifie précisément à chaque fois renoncement. Chaque acte chrétien est un renoncement, un renoncement à rester dans l’irrésolution, un renoncement au laisser-aller, à la dolce vita, au plaisir de pouvoir tout faire, aux mille possibilités que je pourrais avoir ; non, je veux une unique chose. Au fond, la question n’est pas du tout : dois-je m’imposer une discipline ? Si je suis un être humain, je suis bon gré mal gré soumis à une discipline. Mais la question est : comment vais-je l’assumer, et pour quel but ou en vue de quelle image de moi ?
Il y a, en gros, trois dimensions possibles. La première est l’idée d’homme ; et l’idée d’homme est cette altitude à laquelle il se situe, au-dessus de ce qui est non humain, l’élévation de l’esprit et de la liberté qui dépasse tout ce qui est en lui de l’ordre de la nature, au-dessus de tout ce vers quoi il peut être porté par l’instinct. La raison implique toujours, de par soi, la liberté. Il n’y a aucune possibilité de penser sans liberté, si bien qu’il y a toujours dans le fait de penser quelque chose de l’ordre de la décision. C’est dans cette élévation, cette royauté de l’homme par laquelle il est institué comme dominateur du monde, ainsi que le disait déjà le premier chapitre de la Sainte Écriture, qu’il a acquis sa noblesse par rapport à l’ensemble des choses desquelles il se différencie. L’idée de l’homme. Il y a ensuite, deuxièmement, l’idée du faire, de l’œuvre à accomplir, si vous voulez, de la mission, de cette passion remarquable qu’a l’homme de créer, de modifier le monde, de se servir d’une chose, de dépenser toutes ses forces pour réaliser un travail. Mais il y a encore, par delà, une troisième dimension, qui ne s’éclaire vraiment que dans la sphère du christianisme – nous voulons la garder pour la bonne bouche –, c’est l’idée de l’amour. L’amour se porte toujours, lorsqu’il est authentique, vers un « tu ». Il recherche le « toi » et non pas le « moi » ; c’est pourquoi l’amour est ce qu’il y a de plus profond dans le renoncement.
Nous pouvons déjà voir, face à ces trois idéaux, que le renoncement est toujours rationnel, en tant qu’ordonné à quelque chose de positif. Lorsque je considère l’image de l’homme, je veux la valeur la plus élevée ; si je considère celle de l’activité, je veux l’acte le plus fort ; si j’ai devant moi celle de l’amour, je veux le don le plus grand, le plus précieux.
La royauté de l’homme
L’image de l’esprit, dans notre Occident, s’est acclimatée en Grèce, la patrie de la philosophie. Toute culture a été pétrie par l’esprit, par la raison, par le noûs, par le logos. Cultura par un labor improbus comme dit Virgile – par parenthèse, lisez donc Virgile, les « poèmes rustiques », les Géorgiques : on y montre comment l’homme domestique plantes et animaux, et comment par là il se discipline lui-même – ; à l’opposé de son modèle, Hésiode, le vieux poète du monde agreste, il affirme que Dieu a ôté à l’homme l’aisance, non pas pour le punir d’avoir dérobé le feu, mais pour qu’il se cultive, pour qu’il exprime le meilleur de lui-même grâce à l’effort que requiert le travail : cultura, discipline. L’exercice de la raison est ascétique. Et si Nietzsche tourne en dérision l’ascèse chrétienne, c’est bien l’ascèse qu’il réintroduit lorsqu’il énonce, tout au long de son œuvre, la loi selon laquelle l’esprit doit se meurtrir s’il veut devenir quelque chose. Le plus grand effort de l’homme avec lui-même, jusqu’à l’héroïsme, telle est l’histoire de l’esprit humain, et cela bien avant le christianisme. La tendre conception que nous avons de l’être humain est malmenée par des images effrayantes de radicalisme, d’exigences et de surexigences presque insensées. Les Grecs parlaient déjà avec horreur et respect de ces gymnosophistes qui, aux Indes, avaient eux aussi tout abandonné pour se concentrer sur leur intériorité et devenir de purs esprits. L’Inde est la première victoire absolue de l’esprit sur la matière, la formidable expérience de la liberté, et de sa révolte contre le monde. Hegel l’a toujours présentée de cette façon dans ses esquisses sur l’histoire de la philosophie. C’est le lieu le plus radical où l’on puisse se mesurer à l’ultime, à l’absolu, au point que tout le reste verse dans l’apparence et ne récolte qu’indifférence. Allons chez les Grecs, retournons à ce bon vieil Homère pour sa passion de la grandeur et de la gloire, car les héros qu’il nous dessine sont des héros parce qu’ils défient la mort à chaque instant, avec une audace infatigable et en mettant en jeu leur vie. Ulysse, le souffre-douleur, qui doit jusqu’à se battre contre des dieux, qui doit se laisser jeter à la tête un escabeau et recevoir des coups de pied par un rustre parce que la déesse lui a dit : « tu dois être patient, attends ton heure ! » « Patiente donc mon cœur, tu as déjà connu pire humiliation » répond Ulysse à son cœur qui hurle de rage. Et puis il y a l’étrange Pindare, que nous pouvons si difficilement saisir parce qu’il voit jaillir comme un éclair à travers l’effort extrême de l’homme ce qu’il y a de surhumain en l’homme. Les odes aux sportifs victorieux, ce sont bien des images du surhumain. L’effort le plus extrême est en même temps, dit Pindare, grâce divine. Et lorsque, par la suite, le vainqueur s’enorgueillit de son exploit, que toute sa famille, la cité entière, l’Hellade dans son ensemble, sont illuminées par sa victoire, le poète, en même temps qu’il dépose à ses pieds les couronnes de lauriers de sa muse divine, l’exhorte en lui disant : « n’oublie pas que c’était la grâce du Dieu ». L’effort le plus extrême, l’ascèse la plus haute, ne font qu’un avec la victoire resplendissante de l’homme. Quant aux Tragiques, ils mettent sur scène des hommes qui, au terme de malheurs sans nombre, sont dépouillés de toute richesse terrestre, arrivés cependant au-delà de tous les biens humains ; ce sont toujours à nouveau les laissés-pour-compte, les démunis, ceux qui sont nus, ceux qui implorent une protection qui sont mis en scène. Et bizarrement, ce sont toujours des rois et des princes, comme si seulement l’homme au faîte de la noblesse pouvait endurer quelque chose de ce qui est exigé d’Antigone ou d’Œdipe, ou consentir, comme Iphigénie, à sa mise à mort. Et nous voyons chez Euripide comment elle réussit à s’offrir en sacrifice volontaire pour la patrie.
L’ascèse commence ainsi bien longtemps avant Platon et avant la philosophie qui nous montrent alors que l’homme transcende son corps par la liberté qu’il exerce en tant qu’âme ; que la vertu consiste à ce qu’il fonde désormais en lui-même une cité ordonnée, une polis, et cela à partir de sa liberté. Mais cela n’est possible que si l’homme se domine et que s’il possède la plus haute des vertus, la justice, qui rend à chacun le sien, au corps et à l’âme, au concupiscible et à l’irascible, dans la mesure exacte que l’esprit lui assigne. Aristote développera cela davantage. Platon a dit de belles choses à propos de l’erôs, qu’il reconnaît très bien comme pulsion fondamentale de l’homme et qu’il n’étouffe pas, mais qu’il ordonne selon une mesure cosmique qui part d’en bas, de l’amour des beaux corps, pour parvenir, en franchissant tous les degrés, jusqu’à l’amour du beau. Et il nous montre encore dans le Phèdre la place du corps dans l’amour d’amitié, si prisé des Grecs : il dit que tous ne sont pas assez forts pour se maîtriser, mais que celui qui le peut doit s’efforcer, en renonçant à tout par la force de son esprit, de mettre un frein à son désir. Lorsqu’à la fin du Banquet, Alcibiade, éméché, entre en titubant et se met à raconter des choses passablement équivoques pour essayer de pervertir de la sorte Socrate, celui-ci reste coi et tout aboutit à cette nuit où l’un et l’autre reposeront paisiblement côte à côte comme un père et son fils. Et Alcibiade de dire qu’extérieurement Socrate ressemble bien au portrait d’un silène ; mais il y a des portraits (comme aujourd’hui ces reliquaires que portent les chrétiens) qui, en s’ouvrant, révèlent l’effigie des dieux. C’est ce que j’ai vu, affirme Alcibiade : une effigie des dieux.
Il n’est pas nécessaire de s’arrêter longtemps aux stoïciens ; nous connaissons suffisamment leur ascèse ; mais un mot peut-être sur Épicure, le philosophe du plaisir. Que signifie le plaisir ? Le plaisir est cette tranquillité – calme plat, galènè, aime-t-il à la nommer – par laquelle l’homme connaît l’équilibre du cœur. Pour Épicure, c’est ce qu’il y a de meilleur. C’était un homme simple, satisfait de peu, qui a écrit qu’on ne doit s’attacher à rien et qui a été intrépide dans les souffrances. Nous possédons de lui un billet qu’il rédigea sur son lit de mort alors qu’il éprouvait de terribles souffrances. Il nous a conseillé de vaincre les fausses angoisses et c’est pourquoi il a écarté loin de lui les dieux, qu’il n’a rien dit de l’au-delà et qu’il s’est peu ou pas beaucoup soucié des prêtres. Il a tenu en haute estime l’amitié et la bienfaisance. Il ne voulait rien de ce qui trouble la conscience de l’homme : car tu ne peux jamais te reposer tant que quelque chose te demeure inconnu, disait-il. Il s’oppose à la cupidité insatiable de la chair ; il se range du côté de l’esprit et se satisfait de ses limites, affirme-t-il dans la vingtième proposition de sa philosophie. Épicure n’est pas du tout celui que nous avons l’habitude de ranger sous le nom d’épicurien. Car ceux-ci n’ont rien à voir avec la philosophie. Nous ne parlerons pas de Plotin qui a proprement tout joué sur la carte de Dieu. Je suis un esprit, dit-il, et tout ce que je suis d’autre doit être assumé par l’esprit, non pas désavoué mais transfiguré.
Les Grecs ont marqué de leur empreinte la philosophie. Cette philosophie est très rude, elle est très exigeante. On pourrait lui appliquer ce mot de Kierkegaard : « Être esprit signifie vivre comme si l’on était mort ». C’est bien là ce qu’a vécu Socrate : tous ces philosophes recherchent expressément à agir et à vivre selon l’esprit. Nous pourrions tirer de l’exemple de tels hommes bien des leçons pour l’homme ordinaire maintenant encore, et en particulier pour les jeunes gens ; nous pourrions développer ici avec facilité une éthique de l’amour. Nous pourrions dire en effet que l’amour est un acte personnel et qu’il se porte toujours sur une personne qui est elle-même esprit ; décrire l’expression sexuée de cet amour intégralement humain et du comportement qui en découle et montrer à partir de là qu’il exige une mesure, donnée par l’esprit ; dire que la joie et le plaisir naturels que l’homme expérimente (comme le montre Platon dans le Philèbe) constituent une récompense pour celui qui use avec justesse de la nature, joie qui relève de l’ordre de l’aretè, de la vertu comme discipline. Tout abus de cette fonction est dès lors insensé, absurde, dépersonnalisant. Que doit-on dire par exemple d’une satisfaction sexuelle solitaire sinon qu’elle est philosophiquement injustifiable ? Elle s’oppose à la raison parce que la sexualité est ordonnée à l’amour et que celui-ci requiert l’altérité ; l’amour ne peut absolument pas se réaliser dans un seul individu. Cet exemple seul suffit à faire entrevoir à quelle discipline l’homme doit soumettre tout son être pour parvenir à être maître de lui-même et des éléments qui l’environnent. Comme l’a dit le Père Lippert, l’homme est un chef de guerre qui dispose d’une armée bien entraînée et bien disciplinée mais qui doit toujours veiller à ce que ses lignes de communication fonctionnent bien et que rien ne vienne à se gripper. Je dois sans cesse veiller à rester tempérant, et cela dans les différents domaines de l’existence : le manger et le boire, le tabac ou quoi que ce soit d’autre ; je dois me poser la question : suis-je encore tempérant ? suis-je encore le maître de tout cela ? Non seulement de ces choses au fond quelconques, mais aussi d’autres plus nobles desquelles on peut se rendre dépendant par une passion certaine. Un musicien peut par exemple trop s’exercer, jouer jusqu’à l’ivresse, etc.
Je voulais faire allusion à ces choses parce qu’elles sont d’ordre philosophique même si elles n’ont encore rien à voir avec le christianisme. Vous pouvez déjà trouver tout cela dans la République de Platon ou dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.
L’œuvre de l’homme
Mais c’est encore une idée statique de l’homme ; la deuxième dimension est celle qui se rapporte à l’action. Les Grecs sont des philosophes ; les Romains et les Juifs ont l’ascèse du travail ou de la mission. L’idée de Rome n’a peut-être jamais été plus belle que dans l’Énéide. Au point de départ, Troie en flammes : un peuple définitivement vaincu, anéanti : humiliation, ruine, désespoir, embrasement, suicide. Et un dieu qui souffle à l’oreille d’Énée : « Tu es appelé ! ». Il ne sait pas encore à quoi. Mais il croit à cette mission, et il s’enfuit avec son vieux père sur le dos car il ne peut plus marcher, tenant d’une main son petit garçon et de l’autre les dieux de sa maison. Et voilà qu’il avance maintenant, à travers errances et échecs, et demande sans cesse à l’oracle : « Où va la route, où est le chemin que je dois suivre ? » Il avance en tâtonnant de l’un à l’autre. Vient la tentation, la tentation asiatique de Rome : Carthage, Didon ; c’est l’époque de la bataille d’Actium, l’époque de Cléopâtre qui a failli engloutir et César et Marc-Antoine. Et le dieu doit de nouveau éveiller Énée et lui rappeler sa mission : « Si ta mission t’importe peu, lui dit le dieu, pense à ton fils, à ce Iule de qui doivent sortir les Juliens ». C’est ainsi qu’il se dégage et la femme reste derrière et se suicide ; il la rencontrera plus tard aux Enfers. Son père meurt, les femmes se rebellent en Sicile et restent en arrière ; mais le chemin continue toujours plus avant, droit devant soi, pendant douze chants, jusqu’à ce qu’il soit achevé.
L’ascèse de celui qui agit : une idée fixe, face à laquelle tout le reste ne mérite qu’indifférence. On peut placer Abraham à côté d’Énée. À lui aussi, Dieu murmure : « Tu es appelé ! » Et il se met en route sur une vague promesse ; on ne sait pas de quoi demain sera fait. Tout Israël repose sur cette foi, de la même manière que Rome était aussi une foi. Moïse les entraîne tous avec lui au désert : renoncement aux marmites de viande d’Égypte. Le prophète emmène le peuple là où celui-ci ne veut pas aller. Et, finalement, puisqu’ils persistent à ne pas vouloir, Dieu les contraint à la pire ascèse, celle de l’Exil, au rôle du Serviteur de Dieu à un point tel qu’on ne sait pas dans ces textes s’il s’agit du Messie ou d’Israël. Nous devrions dire volontiers : les deux ensemble. Il s’agit d’abord et avant tout d’Israël – du reste constitué de ceux qui se substituent à ceux qui ne veulent pas – au milieu duquel se tient un noyau incandescent qui n’est autre que Jésus-Christ. Tout grand homme est possédé par sa mission ; inutile de le prouver, c’est simple à voir. Mais tout homme qui se laisse charger d’une mission, qui prête l’oreille à la voix, celui-ci la reçoit aussi. Et il est remarquable que les œuvres les plus belles et les plus heureuses, celles qui déplacent les foules, jaillissent d’une vie ascétique et renoncée. On n’ose pas penser à ce qui a pu être exigé de ce jeune homme qui, mort à 35 ans, a quand même rempli les 650 numéros du catalogue de Köchel [Mozart]. Les souffrances et les renoncements qui se cachent derrière cette musique magnifique ! Et il en est de même de Schubert, et de Schiller : chaque jour avait le goût amer d’une corvée. Nous nous faisons probablement aussi une fausse image de Goethe. Il faut lire Les affinités électives, il faut lire Les années de pèlerinage, sous-titrées « les résignés », et l’on saura à quel point Goethe a souffert sous la forme de celui qui ne renonce pas, de Clavigo jusqu’à Faust, jusqu’à Édouard. Les exemples sont légion. Mais l’homme qui possède la richesse intérieure de son devoir est bien au-dessus des divertissements préfabriqués de la civilisation moderne. On peut bien se moquer, comme chrétien, de l’autarkeia des Grecs et dire que c’est de l’orgueil. Autarkeia : « je me suffis à moi-même ». Il y a quelque chose de vrai là-dedans. Un vieil ami juif, qui vit maintenant en Amérique, m’avait dit une fois, en plaisantant : « Quand je suis seul, je suis en mauvaise mais intéressante compagnie ». L’homme qui a une tâche à accomplir, à proprement parler, ne peut jamais s’ennuyer. Il est toujours tendu vers quelque chose, toujours occupé. Il peut paraître ambitieux ; mais si on s’interroge davantage, on s’apercevra qu’il ne s’agit pas de gloire personnelle ; il s’agit, pour ainsi dire, d’une gloire objective. La cause qui l’occupe doit rayonner. Que son rôle soit reconnu ou non. Le fait que ce soit moi qui l’ai menée à bien, cela n’est pas si important. Beaucoup de gens vivent aujourd’hui de la joie d’avoir réalisé quelque chose, que ce soient des ingénieurs, des chercheurs, des médecins et bien d’autres encore qui se sont consumés en un service totalement impersonnel pour la réalisation d’une grande cause, fût-ce d’aller sur la lune.
L’exigence de l’amour
Ce n’est qu’au-delà de tout cela que vient la troisième dimension, celle qui est proprement chrétienne. Et cette dimension chrétienne renchérit sur les deux premiers points de vue sans les dévaloriser. Car l’instauration d’un ordre en l’homme, comme les Grecs l’exigent, est une bonne chose. Elle doit se réaliser à tout prix ; mais il pourrait arriver que si l’homme n’a rien d’autre en tête, cela tourne au pharisaïsme, à l’égoïsme, à l’esthétisme de celui qui se façonne une belle personnalité humaine. Et si le dévouement devait tout juste s’arrêter à l’œuvre accomplie ? Ce dévouement est louable, mais l’homme ne doit-il pas se demander : « Ce que je fais en vaut-il la peine ? » Beaucoup aujourd’hui vont à l’échec. Combien d’authentiques dévouements un Hitler n’a-t-il pas reçus et acceptés ! Combien d’authentiques sacrifices n’ont-ils pas été accomplis pour lui ! Quelle ascèse notre époque technique n’exige-t-elle pas de l’homme : une vie passée à l’usine ou au bureau ! Je devrais consacrer mon unique vie aux petites améliorations techniques d’un vulgaire aspirateur, ou encore à colporter un article qui, au fond, m’intéresse aussi peu que n’importe lequel des poissons au fond de la mer ? Suis-je donc né pour cela, est-ce l’œuvre que j’ai à accomplir ? C’est une question peut-être plus brûlante aujourd’hui qu’au temps des artisans et des paysans où chacun, pour ainsi dire, exerçait une tâche personnelle, quoique modeste.
La philosophie, la sagesse du monde, propose encore ici un mot, un dernier, en l’occurrence, le service de la totalité, l’intégration dans le tout. C’est ce que nous enseigne Platon avec son État, c’est ce que nous enseignent aussi Hegel et Marx. Mais le tout ne pourrait-il peut-être pas se révéler être quelque chose d’absurde, de barbare, de monstrueux qui engloutit le cœur des vivants ? Et voici qu’émerge un ultime et aveugle espoir sur le sens de cette totalité que nous considérons, à l’époque contemporaine, comme plus qu’une évolution d’ensemble. Cet espoir aveugle pourrait probablement se formuler ainsi : parce que je me suis totalement engagé, il en résulte que la totalité ne peut pas être dépourvue de sens. Grandeur d’âme – oui, il y a partout dans le monde des hommes une grandeur d’âme, qu’elle soit libre ou forcée –, mais combien proche du désespoir.
Le christianisme dit à ce propos quelque chose de radicalement différent. Il dit très simplement : « Dieu t’aime ; il t’aime jusqu’à la mort, et la mort de la croix. Veux-tu l’aimer en retour pour cela ? » Tel est le message chrétien et de là découle l’éthique chrétienne. Il ne reste plus maintenant qu’à intégrer l’autre : sois homme, sois esprit, sois libre, pour pouvoir orienter vers Dieu tout ton amour, en réponse à son propre amour pour toi. Et puis deuxièmement : Dieu a fait tout pour toi, et voici qu’il t’appelle à son service, pour collaborer à son œuvre. Saisis-toi donc de ta mission et de ta vocation de chrétien. Ceci présupposé, il n’est plus possible de se poser encore des questions et de balancer car l’amour qui répond est, dans tous les cas, raisonnable et fécond. Et cela, que le cours profane de l’évolution du tout en soit modifié ou non. L’amour que l’on a pour Dieu qui, lui, nous a prouvé dans le Christ son amour absolu, est tout simplement la clef de l’ascèse chrétienne dans son ensemble, aussi bien là où elle accomplit l’ascèse purement naturelle que là où elle apporte quelque chose de nouveau et de spécifique.
Nous pourrions en donner un exemple de la manière la plus précise en prenant de nouveau le domaine de la sexualité. Car la sexualité se situe bien quelque part au centre de l’expérience chrétienne. Parce que l’expérience chrétienne est celle de l’amour, celui-ci se trouve enrichi d’un sens nouveau et totalement positif. La philosophie comme telle aura toujours une certaine réserve, elle exigera un dépassement, un renoncement. Le christianisme, lui, va dans la direction opposée. La philosophie va de l’homme à Dieu ; dans le christianisme, c’est Dieu qui va vers l’homme : l’homme y trouve définitivement ses lettres de noblesse. La vie humaine, dans son intégralité, devient une parabole, une expression et le lieu d’un amour éternel et d’une éternelle fidélité. C’était déjà le cas dans l’Ancien Testament, cela le devient définitivement dans le Nouveau. Le mariage chrétien entre l’homme et la femme est une image de l’amour éternel entre Dieu et les hommes. C’est comme cela que Paul interprète le mariage chrétien et c’est pourquoi il exige une donation pareillement totale de l’un à l’autre, à la lumière de la donation de Dieu à l’homme : vous les époux, ayez entre vous les mêmes sentiments que le Christ a eus pour l’humanité, pour l’Église. Il en découle que l’acte qui, déjà dans le domaine philosophique, était considéré comme un acte intégral, embrassant corps et esprit, nature et liberté, se voit surélevé et transfiguré en un acte humain d’aimer enrichi par la grâce. L’amour du prochain reçoit ici sa plus haute possibilité humaine, en même temps qu’il est pleinement imprégné de l’amour qui vient de Dieu. Si l’on garde cela présent à l’esprit, les problèmes spécifiquement sexuels, qui autrement peuvent s’avérer difficiles et amers, se trouvent pénétrés de lumière et ordonnés à un terme. On comprend alors quelque peu ce que signifie, lorsque l’on commence à se fréquenter ou que l’on tombe amoureux, le sérieux de cet amour intégral que l’on veut s’offrir l’un à l’autre, et c’est pourquoi on gardera la distance qui s’impose pour pleinement prendre en considération l’autre en sa totalité. Cela signifie bien entendu de difficiles renoncements. Mais je dois accepter ce renoncement si je veux pouvoir vivre par la suite un amour chrétien au sens plénier du terme, alors même que me presse ce qu’il y a d’instinctif en moi. L’amour doit aussi, par ailleurs, tenir encore ensuite même lorsque je n’ai plus cette facilité et ainsi devenir un vœu, une promesse de fidélité jusqu’à la mort.
Derrière se tient caché le mystère plus profond – je parle à des chrétiens convaincus – du Dieu fait homme, et qui d’ailleurs, d’après Jean 17, a reçu pouvoir sur toute chair par son abaissement jusqu’à la mort, par son amour prêt à tout renoncement. L’ineffable mystère de la Cène, que signifie bien l’eucharistie, en ce qu’un corps est livré à l’infini, répandu et rendu fécond tandis que l’homme, l’Église, et même toute l’humanité, se tiennent face à ce mystère dans une attitude toute nuptiale, mystère que connaissait déjà l’Ancienne Alliance et que la Nouvelle porte à son achèvement, pour que la semence de Dieu – l’expression vient de saint Jean – soit reçue avec l’humilité de la Servante du Seigneur.
Quelles conséquences pouvons-nous tirer de ce que les capacités d’aimer de l’homme naturel puissent atteindre les voies les plus hautes, les plus cachées, les plus souverainement efficaces de la manière divine d’aimer, à la fois spirituelle et corporelle ? L’idée de virginité a ici sa place. « Celui qui peut comprendre, qu’il comprenne » dit Jésus dans l’Évangile. Être célibataire à cause du royaume de Dieu : pourquoi ? Serait-ce que l’amour est quelque chose de dangereux ? Non, mais parce qu’un plus grand amour envers Dieu peut réclamer de l’homme qu’il réponde de cette façon absolue, qu’il se livre totalement, qu’il se tienne entièrement à disposition. Une figure extraordinaire en est à l’origine : celle de la Vierge-Mère, qui devient mère par sa virginité même parce qu’elle est comme une épouse entièrement, corps et âme, à la disposition de Dieu qui la rend nuptialement et maternellement féconde d’une manière infinie et inimaginable. Tout ce qui se rapporte aux conseils évangéliques dans l’histoire de l’Église, dans l’histoire des ordres religieux, tire ici son origine et son sens unique. Un homme n’entre pas au monastère pour cultiver sa personnalité ou parce que le monde est mauvais mais à cause d’un plus grand amour pour Dieu, pour se mettre à la disposition de l’amour de Dieu d’une manière qui ne souffre aucun partage. De la même manière que Dieu s’est livré au monde dans le Christ d’une manière qui n’a souffert aucun partage. La petite Thérèse n’a jamais cessé de le répéter. Cette exclusivité de l’amour, visible en Marie, va de pair avec la pauvreté : Mon Dieu, je ne veux rien posséder en propre – dispose toi-même de tout – l’Église, les pauvres, le monde peuvent ainsi tout posséder… Elle va aussi de pair avec l’obéissance : Je ne veux rien diriger, gouverner ou décider par moi-même ; je me tiens à disposition ; qu’il m’arrive selon ta parole.
Je ne voudrais pas m’attarder à détailler les différentes formes en lesquelles l’esprit des vœux se concrétise. Quelqu’un peut par exemple se mettre totalement à la disposition de Dieu au point qu’il sera conduit à mener une vie contemplative, à l’instar de la Marie de Béthanie de l’Évangile : elle a choisi la meilleure part ; elle ne cherche que Dieu, l’amour de Dieu. Cette vie contemplative est ce qu’il y a de plus fécond dans le christianisme. Autrement pourquoi la petite Thérèse serait-elle devenue la patronne des missions ? Puis viennent dans l’Église les formes de vie active : se mettre à la disposition du royaume de Dieu en tout ce qu’il requiert. Les possibilités qui s’ouvrent aujourd’hui, et la manière dont les vivent les instituts séculiers, permettent d’envisager une vocation séculière qui consiste à se mettre à disposition pour le royaume de Dieu : je travaille à mon poste de juriste, de médecin, de journaliste ou de n’importe quoi d’autre ; et pourquoi ne le ferai-je pas dans l’amour que me permet l’Évangile ?
Charles de Foucauld a un jour exprimé l’idée que toutes les formes de vie chrétienne se rattachent à l’imitation du Christ qui a vécu trente ans comme travailleur, puis a passé quarante jours à jeûner et à prier seul dans le désert, et qui finalement n’a consacré que trois ans, et encore tout au plus, à annoncer activement et apostoliquement le royaume de Dieu. C’est partout le même amour qui est vécu dans le monde, dans le monastère ou dans le sacerdoce, un amour qui, à vue humaine, est un renoncement (renoncement exprimé dans les conseils) mais qui pourtant ne s’arrête jamais sur lui-même puisqu’il est avant tout un amour qui se met tout simplement à disposition. Le rôle des conseils est de permettre à l’homme de créer de l’espace pour Dieu, pour les besoins de Dieu.
Mais Paul nous dit alors, dans la Première Lettre aux Corinthiens, que l’esprit de ces conseils doit être disponible et effectif en chaque existence chrétienne parce que chaque chrétien est mort avec le Christ au monde, au premier Adam, au vieil homme et qu’il est ressuscité avec le Christ comme homme nouveau, non pas dans quelque lointain empyrée mais dans ce nouveau monde que le Christ ressuscité est lui-même. Du fait que tout chrétien a déjà accompli ce total renoncement dans le baptême, dans l’alliance baptismale, dans les vœux baptismaux, il s’ensuit que ceux qui possèdent doivent être comme s’ils ne possédaient pas, ceux qui se marient comme s’ils ne se mariaient pas, ceux qui tirent profit de ce monde comme s’ils n’en profitaient pas. Toutes les dimensions profanes sont présentes et pourtant elles sont toutes surélevées dans cet unique amour de Dieu, dans cet absolu de l’amour qui gouverne tout d’en haut (ce qui ne veut pas dire de loin). Il est possible que cela ne soit pas facile et que nous ressentions une tension douloureuse au travers de notre existence de chrétien au point que nous devions nous demander chaque jour comment mener tout cela de front. Il n’y a pas ici de recettes toutes faites. Cela ne peut être que vécu et tenu. De notre existence chrétienne, une question jaillit chaque jour, chaque heure : ce dont j’ai besoin ou ce que je désire, est-ce bien cela que Dieu exige de moi maintenant ou ne faut-il pas que j’y renonce pour me mettre au service de quelque chose de plus grand ? Et puis, ce dont j’ai besoin et ce que je désire, cela peut-il s’accorder à une vision chrétienne du monde et à un plan d’ensemble de mon existence ? C’est la liberté dont Paul parle dans l’Épître aux Galates. On parvient à cette liberté par l’ascèse positive de l’amour. Car seule l’ascèse chrétienne est pleinement et totalement positive. Nous le disions déjà : le philosophe, l’homme qui se situe au-dehors du christianisme, est en route vers Dieu. Il recherche l’absolu. C’est pourquoi hors du christianisme, la tendance est toujours – osons un terme fort – à la fuite du monde. L’Inde, Socrate, Platon, les stoïciens, le néoplatonisme ne cessent de jeter une ombre sur le fini : le voile de la maya est toujours prêt à tout recouvrir. Dans le christianisme, Dieu devient homme, et l’homme en son intégralité devient moyen d’expression de l’amour de Dieu. Il y a bien une joie dans l’ascèse : celle de se laisser façonner en vue de devenir un instrument de l’amour chrétien. C’est une image de l’homme qui vaut la peine puisqu’au fond on ne nous demande pas de renoncer à quoi que ce soit d’authentiquement humain, pas même aux passions dont les stoïciens affirment qu’elles sont mauvaises. Non, elles sont bonnes si elles sont correctement ordonnées. Quant à l’amour physique – et quel amour n’est pas toujours aussi un peu physique : y a-t-il donc un amour purement spirituel ? aussi peu que d’homme purement spirituel ! –, il appartient aussi à l’homme et il faut que lui aussi soit pénétré de cette lumière qui émane d’un amour plus élevé, plus vaste, le plus grand qui soit. L’amour lui-même représente l’ascèse la plus rigoureuse car l’amour exige bien, et de manière constante, désintéressement, bienveillance, serviabilité, hospitalité et tout le reste. Que l’on se reporte un tant soit peu aux recommandations que Paul donne aux communautés : chaque commandement est abordé sous l’angle de l’amour. Partout, l’homme doit renoncer à quelque chose pour avoir quelque chose à donner.
Nous ne devons pas instrumentaliser cette absoluité et ce désintéressement de l’amour ; l’amour est beau comme il est, raisonnable en lui-même. On ne doit pas non plus chercher à instrumentaliser Dieu, qui est l’amour. Qu’ai-je à entreprendre au chapitre de l’amour du prochain ? Rien du tout, je laisse faire, je le laisse être, je le laisse s’épanouir. L’amour est cet absolu qui, à notre époque, est vivant et agissant. Le plus important de tout, c’est la libre offrande. Et la question que l’homme doit se poser et avec laquelle nous voulons conclure est celle-ci : « Comment puis-je m’alléger, me donner, faire de moi-même une pure lumière et une eau pure, pour être ce que Paul appelle un parfum d’agréable odeur pour Dieu et pour les hommes ? »
- La présente traduction conserve le style oral de la conférence prononcée le 18 février 1964, à l’université de Fribourg en Brisgau. Les lecteurs reconnaîtront de nombreuses allusions à des textes connus, ou de libres paraphrases, dont nous ne donnons pas le détail des références. Les sous-titres sont de nous (N.d.R.).↩
- Formation traduit ici l’allemand Herausbildung, terme construit à partir du substantif Bild qui signifie image. L’auteur joue ensuite sur l’étymologie : expression de la forme, qui traduit ici Heraus-bildung, correspond, littéralement, à dégagement de l’image (N.d.T.).↩
ハンス・ウルス・ フォン・バルタザール
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Askese
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フランス語
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論文
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Revue catholique internationale Communio 25/2 (Paris, 2000), 63–78
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