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En l’honneur des 60 ans de Karl Rahner
Hans Urs von Balthasar
Titolo originale
Karl Rahner
Ottieni
Temi
Dati
Lingua:
Francese
Lingua originale:
TedescoCasa editrice:
Saint John PublicationsTraduzione:
Comunità San GiovanniAnno:
2022Tipo:
Articolo
Il y a quelque temps, Yves Congar a été fêté à Strasbourg à l’occasion de sa nomination comme Maître en Théologie par ses amis du monde entier et de toutes les confessions : lui qui, encore récemment, avait été rudement banni, suspecté, entravé dans son travail, le voilà recevoir son titre honorifique non pas, comme un orateur l’a dit, de son ordre [dominicain], mais de l’Église elle-même, réunie en quelque sorte en concile. Ce que cet homme isolé a proclamé et proposé il y vingt ans, mais qui a été jugé dangereux, présomptueux, révolutionnaire et qui fut en grande partie désavoué par les interdits de publications et autres choses semblables, est en passe de devenir, par on ne sait quel miracle de l’Esprit Saint, doctrine universelle de l’Église. Dans cette bataille, le Saint-Esprit Créateur, qui ici demeure sans aucune équivoque et de toute évidence le vainqueur, a dû nécessairement se servir de l’esprit humain, et « esprit humain » signifie, là où il est au sommet de sa créativité, toujours et inséparablement ces deux choses : puissance de pensée et courage. Cette victoire, « l’Agneau » et son Église la doivent à un tout petit troupeau d’« élus, choisis, fidèles qui le suivent » (Ap 17,14), et parmi ces rares personnes on trouve, au premier rang, Karl Rahner. Solitaire, bien qu’ami de chacun et bon camarade ; obstiné et intransigeant, bien qu’également indulgent là où la vertu d’intelligence l’exige ; toujours avec sa pensée sur la ligne de front, à découvert, chaque fois qu’il le faut, toujours présent là où les autres, par manque de courage, ne veulent pas encore prêter main forte mais suivent volontiers dès qu’un autre a ouvert la marche : c’est ainsi que, depuis maintenant trente ans, il a montré à l’Église et à nous tous ce qu’est un engagement chrétien à notre époque. Au lieu de plier l’échine, comme d’autres, et de pester dans sa barbe, Rahner s’est mis au travail silencieusement, obstinément, comme un cheval, comme un bœuf, et il a tiré, tiré jusqu’à ce que l’ensemble ait fini malgré tout par bouger. C’est là très certainement un charisme qui est donné. Mais encore faut-il que la personne l’accueille, et cela n’est possible que dans cette mystérieuse unité de confiance et d’humilité qui ne font qu’un dans la mission chrétienne en vertu de l’amour pour le Christ, un amour qui veut uniquement servir et ne désire rien pour soi. Cela, Rahner l’a reçu de son Père fondateur [des jésuites], saint Ignace de Loyola. Un cœur qui se laisse profondément toucher (sinon à quoi ressemblerait donc l’amour ?), mais qui, apparemment pachydermique, supporte toute sorte de coups et d’humiliations (ce qui est normal lorsqu’on sert comme soldat).
Herbert Vorgrimler a publié un petit livre sur Karl Rahner (Verlag Manz, München, 1963) où il décrit bien la situation de départ : le choc produit par les censures du modernisme met les théologiens à genoux, les séminaristes apprennent par cœur de sages manuels sans esprit et sans connexion avec le présent, les chercheurs s’occupent d’histoire et éditent des manuscrits, les personnes ouvertes à leur époque écrivent avec prudence pour ne pas éveiller l’attention des censeurs et des indicateurs, ce qui fait qu’elles passent inaperçues des coteries théologiques. Rahner a reconnu ce qu’il y avait de malade dans cette situation, et dès le départ il a cherché une issue avec résolution. Tant que l’esprit ne pénètre pas la lettre (que les théologiens apprennent et plus tard prêchent depuis l’ambon), rien n’est fait. Quiconque a en lui de l’esprit et a travaillé suffisamment sait que la lettre provient de l’esprit – de la puissante tradition spirituelle de l’Église, de la Bible, des Pères de l’Église, de la haute scolastique, de la grande tradition des saints et des écrits spirituels – et il est donc en mesure de réveiller l’esprit éternellement jeune même de cette matière poussiéreuse et apparemment sans espoir dont sont faits les manuels universitaires. Mais cela demande d’être soi-même jeune et de sentir l’esprit vivant de l’époque actuelle, de le comprendre et de l’avoir fait bouillonner en soi.
Pour cette action herculéenne, qu’aucun autre contemporain n’a réussie à ce point, et qui a consisté à faire éclater la tradition théologique scolaire de l’intérieur, de façon décisive et avec succès, Rahner y était préparé de multiples manières. Après sa formation scolastique, il a étudié la philosophie auprès de Heidegger, et avec d’autres jeunes catholiques réunis là (Bernhard Welte, Max Müller, Gustav Siewerth, Joh. Lotz), il a cherché la voie pour établir un dialogue entre saint Thomas d’Aquin et Hegel, Husserl, Heidegger. Cette voie avait déjà été frayée par le jésuite Joseph Maréchal avec son projet (reposant sur L’Action de 1893 de Maurice Blondel) d’une « transposition » réciproque de la pensée « ontologique » médiévale et de la pensée « transcendantale » moderno-kantienne. La synthèse géniale de Maréchal, qui tirait de Fichte son lieu propre (dynamisation absolue de l’esprit créé, et donc de l’être, en direction de Dieu ; fondation de toute pensée objective dans la transcendantalité vers l’acte d’être total, sachant que cette ouverture totale, pour Thomas, Kant et Rahner, ne se réalise jamais que dans la conversion ad phantasma, dans la limitation au concret présent sous forme spatio-temporelle, à l’histoire) : cette synthèse correspondait de surcroît totalement au génie jésuite d’une dynamique baroque, antistatique. Avec elle, Rahner a pu suivre l’ample élan et le cœur battant des Pères de l’Église, dont il étudie la théologie et la spiritualité au début de ses recherches (Aszese und Mystik der Väterzeit [Ascèse et mystique du temps des Pères], 1939. Études sur Origène, Évagre, Augustin, Bonaventure, plus tard sur Hermas, Irénée, Tertullien, Cyprien, etc.). Surtout, dans son esquisse globale de la théorie de la connaissance de l’Aquinate, il a conféré à ce dernier une ouverture et une actualité tout à fait modernes (Geist in Welt [Esprit dans le monde], 1939, 1957). Et à l’heure d’aborder toute sorte de problème philosophique, théologique et existentiel, il a conservé jusqu’à aujourd’hui un instrumentaire solide qui maîtrise aussi sûrement la précision du concept parce que (comme Hegel) il comprend et accompagne le mouvement d’autodépassement du concept vers l’ouverture de l’être, du mystère, de Dieu même. Ceci explique que Rahner puisse être à l’occasion un auteur vraiment difficile, qui force le lecteur réticent et paresseux à participer à l’« effort conceptuel » : reconnaître, dans sa réflexion, qu’il s’est contenté jusque-là de ne comprendre qu’à moitié et qu’il doit au nom de Dieu arracher encore une fois les piquets de sa tente. Cela n’arrive pas seulement au petit lecteur individuel, qu’il soit clerc ou laïc, cela arrive aussi à la théologie dans son ensemble et, comme on sait, au Concile lui-même, auquel les rahnériens ont profondément collaboré par leur réflexion, mais toujours pour offrir des panoramas plus amples et libérateurs. On comprend soudain qu’une véritable pensée est toujours une aventure, un voyage d’exploration, et l’on comprend aussi la chose suivante : lorsqu’une personne a du courage, les autres en reçoivent aussi, de pair avec la joie d’être courageux. Il est donc normal que l’homme courageux, précisément dans l’Église, soit dans un premier moment et durant longtemps un homme proscrit – ce qui est arrivé à tous : de Lubac, Congar, Chenu, aux précurseurs du mouvement œcuménique, comme Couturier, Dumont, Karrer, et naturellement aussi à Teilhard – jusqu’à ce que le courage devienne assez contagieux pour que soudain beaucoup de gens, voire tous, estiment que ce qui est dit là soit la seule chose correcte.
Au cours de ces dernières décennies, Rahner a été le ferment le plus significatif. Il a publié de petits ouvrages programmatiques dans tous les domaines particuliers de la théologie, de la vie ecclésiale et de la dévotion (l’essentiel est réuni dans les 5 volumes actuels de Schriften zur Théologie publiés Benzinger [Écrits théologiques, d’autres ont paru depuis]) : à chaque fois le taureau est pris par les cornes, et le fer brûlant, face auquel tous reculent, empoigné. Que nul ne veuille y aller montre que c’est précisément là que se trouve le plus urgent. Qu’en est-il de la parole libre dans l’Église (1953) ? Quel est le rôle du charisme à l’égard du ministère (1958), qu’est-ce proprement la tradition, puisqu’en fait la Sainte Écriture suffit (1963), et qu’en est-il de l’inspiration (1957) ? Faut-il garder l’idée que la Mère de Dieu est restée vierge aussi durant et après l’enfantement (1960, certainement l’une des offensives les plus audacieuses de Rahner, qu’on aurait à peine tenue pour possible) ? Qu’en est-il de la théorie de l’évolution, de Teilhard de Chardin, du monogénisme (plusieurs écrits significatifs là-dessus) ? Qu’en est-il des indulgences (1955), en quoi consiste l’essence de la confession, historiquement et dogmatiquement (1953 et après), comment se représenter la transsubstantiation (1958), comment se rapporte la multitude des messes à l’unique sacrifice de la croix, des points de vue théologique et de la pratique de l’Église (1951) ? Que doit-on retenir du diaconat et de quelle manière pourrait-il redevenir fécond (1957, 1962) ? Viennent ensuite les questions qui touchent les profondeurs ultimes de la théologie : que nous dit réellement le Nouveau Testament sur la Trinité de Dieu (1942), comment comprendre la doctrine de l’incarnation de Dieu d’une manière nouvelle et plus profonde et qui soit à la fois biblique et moderne et libre des innombrables faux problèmes qu’elle suscite (1954) ? Et si l’humanité est sauvée dans son ensemble : quelle est la valeur des autres religions à côté de la religion chrétienne ? Comment la christologie pourrait-elle conserver sa place jusque dans une vision évolutive du monde ?
Les questions sont sans fin, mais ce qui est exceptionnel, ce n’est pas que Rahner ait proposé à chaque fois une réponse, mais c’est qu’à chaque question il se soit replacé au centre : au centre de l’homme qui pose la question (et de la détresse de l’époque contemporaine), au centre de la révélation, qu’il faut peut-être comprendre encore plus profondément, mais aussi bien plus librement, au centre également de la tradition, où l’on trouve tant de choses que la théologie et la prédication contemporaines ont oubliées.
Rahner ne compte prendre à la légère aucune préoccupation, aucune intention authentique, qu’elle soit de l’homme, de l’Église ou de Dieu. C’est un homme soucieux, peut-être par héritage et par naissance, ou par la lourde charge qu’il porte. « Qui succombe à faiblesse que je ne me fasse pas faible avec lui ? Qui est scandalisé que je n’en brûle aussi ? » (2 Co 11,29) Ainsi Rahner ne veut-il pas être seulement un pur théologien, un professeur et un écrivain cultivé, mais aussi un pasteur d’âmes pour tous, chrétiens et païens. Parmi ses meilleures œuvres, on compte les plus faciles d’entre elles, soit qu’il s’agisse directement de prière (Wort ins Schweigen [Parole dans le silence], 1937) ou que soient traitées La Nécessité et la bénédiction de la prière (Not und Segen des Gebetes, 1948) ; il y a des disques qui de la bouche à l’oreille présentent les mystères de telle ou telle fête liturgique, de petites brochures (chez Ars Sacra Verlag et ailleurs) qui annoncent la foi chrétienne dans le plus simple des discours. La voie étroite entre intention, planification, organisation d’un côté et insouciant foisonnement de l’autre n’est pas toujours facile. Les grosses machines se sont également emparées de Rahner et l’ont intégré (nolens ? volens ?) dans des dictionnaires, dans plusieurs Lexikon, dans d’immenses plans de dogmatiques, dans les projets de revues internationales et dans tout ce que l’imagination moderne peut concocter.
Ses élèves, amis, éditeurs, planifient avec lui et pour lui. Et ils lui offriront, pour son soixantième anniversaire, un de ces volumes de mélanges devenus habituels, qui constituent – au vu du petit nombre de véritables têtes qui fournissent aujourd’hui un travail théologique et qui sont régulièrement mobilisées tous les six mois – un fardeau surexigeant pour ces rares personnes. Mais en tout cela, voyons plutôt la joie unanime et manifeste de notre temps d’avoir reçu le cadeau d’un théologien de génie qui a donné à l’Église un trésor de piété et de profondeur spirituelle et d’inépuisables stimulations intellectuelles pour les décades et probablement les siècles à venir, et surtout, comme nous disions plus haut, cette qualité unique : l’exemple du courage chrétien.
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