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« Par Lui, avec Lui et en Lui »
Hans Urs von Balthasar
Originaltitel
Christliches Beten
Erhalten
Themen
Technische Daten
Sprache:
Französisch
Sprache des Originals:
DeutschImpressum:
Saint John PublicationsÜbersetzer:
Jacques Loisy, Claire SecondJahr:
2022Typ:
Artikel
Quellenangabe:
Revue catholique internationale Communio 10/4 (Paris, 1985), 7–20
La prière est un phénomène connu dans le monde entier, dans les cultures primitives comme dans les civilisations évoluées. Ce n’est que dans l’ère post-chrétienne qu’elle s’effrite. Ceci indique bien que la prière chrétienne a introduit une modification critique dans l’usage habituel de la prière. Car cela ne saurait suffire d’imputer la régression de la prière uniquement à la supériorité technique que l’homme s’enorgueillit de posséder sur la nature, qu’il vénérait jadis comme divine. On pourrait à ce propos invoquer comme preuve le manque croissant du sens de la prière dans la philosophie des siècles derniers.
La prière de la créature
La prière de l’homme naturel, c’est-à-dire de l’homme situé à l’extérieur de la Révélation biblique (on peut laisser de côté pour le moment la question de savoir si sa prière est ou non soutenue par une grâce surnaturelle, et il n’est pas exclu qu’elle le soit) se caractérise par deux éléments.
Tout d’abord, le monde qui l’entoure, qu’il soit inanimé, qu’il vive une vie végétale, animale ou humaine, est pour lui inconcevable dans sa diversité. Chacun des éléments qui le composent se reçoit d’un autre et est contingent : où se trouve la source de tout ? C’est elle qui doit contenir la clé de l’énigme du monde. On peut se la représenter comme cachée dans la profondeur d’où émane la vie, comme l’âme unique dans la diversité des organes du corps, ou comme surplombant de son élévation la diversité de ce qui est. C’est vers elle qu’il faut tendre, pour trouver la sécurité dans le Sacré. Saint Paul dévoile aux Athéniens l’essence intime de l’homme : Dieu a placé les hommes dans les limites temporelles et spatiales « afin qu’ils cherchent la divinité pour l’atteindre, si possible, comme à tâtons et la trouver », et nous ne pourrions pas le chercher « s’il était loin de nous », et si nous n’étions pas d’une certaine façon « de sa race », ce par quoi l’apôtre renvoie, pour les dépasser, aux images divines fabriquées, « techniques » (Actes 17,27-29). Les dieux que l’on considérait comme personnels, mais qui étaient des idéalités du monde projetées sur l’Absolu – la puissance, l’amour, le commerce, la guerre, l’art du forgeron, la poésie, etc. (les Olympiens) – étaient honorés par des sacrifices, des prières, des fêtes. Mais Paul s’adresse aux Épicuriens et aux Stoïciens (Actes 17 et 18), et peut-être aussi aux Platoniciens. Ceux-ci avaient percé à jour ce que ces représentations avaient de provisoire, et cherchaient du regard un principe d’unité sous-jacent qui, en tant que l’Absolu, ne pouvait plus avoir un visage personnel en rigueur de termes, car les personnes, aussi bien humaines que divines, étaient limitées et luttaient souvent les unes contre les autres ; ce n’est que l’idée chrétienne de Trinité qui permit de percevoir que l’altérité (des personnes en Dieu) ne s’opposait plus à l’unité substantielle. La conséquence en était le second moment de la religion naturelle : l’effort pour s’unir à ce qui est absolument Un, pour sortir de sa propre finitude et se fondre en lui. L’extrême Orient fera ressortir les deux caractéristiques de la prière « naturelle » avec encore plus de netteté. Il verra à ce point dans la multiplicité des choses du monde quelque chose de secondaire, et donc de précaire (pour Platon, la chute loin du monde des idées), qu’il ira jusqu’à expliquer que la multiplicité, et donc l’opposition entre les personnes ne sont qu’une apparence qu’il s’agit de dissiper.
Mais Paul insiste sur ce point que la recherche de Dieu par l’homme fini est une caractéristique fondamentale qu’il a reçue de Dieu et qui ne doit pas être supprimée par le fait que la découverte véritable n’a pas lieu ou n’a lieu que de façon fragmentaire, et que, la plupart du temps, elle est rendue vaine par ce que nous ne pouvons nous empêcher de projeter sur l’Absolu et par l’effort pour défaire ces projections. Si l’homme n’était pas par nature à la recherche de Dieu, Dieu ne pourrait pas s’adresser à lui dans la religion de la Bible.
L’alliance et la prière
On peut parler tant qu’on voudra d’épiphanies divines en dehors de la Bible (cf. Walter-Friedrich Otto, la Bhagavad-gita, etc.) ; la parole que Dieu adresse à Abraham, et par la suite à Israël, est d’une autre nature. Pour la première fois s’y trouve donnée à l’homme une parole qui n’est ni l’accomplissement de ses désirs, ni une sagesse surhumaine, mais presque le contraire : l’exigence d’une obéissance qui arrache l’homme à lui-même. Une exigence qui ne promet que de l’invisible et qui finalement, paradoxe extrême, vient réclamer ce qui avait été accordé comme un don miraculeux, gage de la promesse, Isaac. Tout au long de son histoire, Israël se trouve pris à rebrousse-poil ; quand il prend conscience de l’exigence et s’efforce d’y correspondre, cela lui est retiré ; on le traîne par les cheveux là où Dieu veut.
Ainsi seulement se forme l’Alliance que Dieu veut conclure avec Abraham (Genèse 17,7) et, à travers Moïse, avec le peuple : processus à deux pans, dans lequel Israël doit entrer librement (Josué 24). Il y a la parole souveraine de Dieu, simultanément grâce et exigence sous-jacente (les dix commandements), et il y a la libre réponse du peuple, délivré par l’Alliance de la « condition d’esclave » (Égypte et condition de la créature dans son dénuement) pour être élevé à une nouvelle « condition de fils » (2 Samuel 7,14) et ainsi à la liberté extérieure et intérieure. La parole adressée à Dieu par Israël dans une libre prière – modelée par l’événement de l’Alliance – devra vraiment être une parole en réponse à la parole d’un Dieu qui, par grâce, nous montre le chemin ; le psalmiste (Psaume 119) rumine sans fin sa demande : comprendre intérieurement cette parole pour l’observer, dans sa vie et dans sa prière. La contemplation grecque du monde, tendant à en découvrir la profondeur divine, fait place à un « écoute, Israël » qui retentit sans cesse écoute, non seulement avec tes deux oreilles, mais de tout ton cœur, afin aussi de répondre non seulement des lèvres mais par ton existence tout entière au don qui t’a rendu digne de l’Alliance. La réponse des lèvres (dans les psaumes) reste le fruit le meilleur d’Israël et pourra être largement reprise par l’Église chrétienne ; la réponse de la vie laisse à désirer tant que reste absente une parfaite médiation entre Dieu et les hommes, l’Alliance subsistante. Les psaumes et autres prières d’Israël connaissent avant tout la louange divine (sous la forme du remerciement), où s’insèrent toutes les demandes de l’homme aux prises avec la misère terrestre ou spirituelle, la plainte devant l’injustice envers les pauvres, devant la brièveté de la vie (sans l’espérance d’un au-delà). S’y exprime aussi le caractère limité de l’élection d’Israël vis-à-vis d’autres peuples plus importants, non élus pourtant : avec Dieu, il hait tous ceux que Dieu semble haïr comme ses ennemis. Le « prochain » au sens néotestamentaire en est encore absent. La « foule des méchants » en revanche est proche et oppressante. Mais l’orant, dans la liberté de l’Alliance, – en anticipant sur le « demeurer » (menein) johannique – demande de pouvoir se maintenir à l’abri de l’Alliance, caché à l’ombre des ailes divines. Il est le vis-à-vis bien-aimé de Dieu, pris au sérieux par lui, satisfait de l’Alliance et ne songeant en aucune façon à une fusion païenne avec Dieu. Dans la réflexion sur la Création, cela lui semble « très bon » que le Dieu vivant et unique et la multiplicité de la création se trouvent face-à-face : il met ce « très bon » sur les lèvres mêmes de Dieu. Il n’analyse pas l’abîme séparant toujours Dieu de la créature, malgré la plainte occasionnelle au sujet de la méchanceté de la vie, du Dieu caché (« où donc est ton Dieu ? »), de son apparente injustice (Job), de la vanité de sa création (Qohélet). L’ancienne Alliance et sa prière représentent une réussite presque incompréhensible au regard de tout ce qui y reste inachevé. Le plus étonnant, c’est la formulation du Schéma, du plus grand commandement, qui exige un amour de Dieu, de tout son cœur et de toutes ses forces (Deutéronome 6,4 ss.), là où certes la clémence de Dieu envers Israël, sa fidélité et sa puissance se sont révélées, mais pas encore son « amour jusqu’au bout » (Jean 13,1). Le Christ pourra reprendre ce « plus grand commandement » sans le modifier, mais il lui adjoindra l’autre, celui qui lui est « semblable », l’amour du prochain : le « prochain » est d’abord l’ami et le camarade (Proverbes 3,28), puis tout « autre » (Lévitique 19,18), avant de devenir, mais seulement avec Jésus, celui dans lequel il faut le trouver, et Dieu à travers lui.
L’alliance accomplie et la prière
L’accomplissement de l’Alliance entre Dieu et les hommes dans l’homme-Dieu Jésus Christ a de profondes conséquences pour la prière elle-même qui en reçoit son indépassable accomplissement. Il nous faut les développer soigneusement en contemplant d’abord la prière du Christ et la communication qu’il en fait à ses disciples ; puis la dotation des croyants par l’Esprit-Saint ; enfin la figure trinitaire de la prière chrétienne.
a. Le Christ, sa personne et sa prière
La personne de Jésus est un profond mystère : on le désigne avec insistance comme étant la « Parole de Dieu » de toute éternité, mais Dieu (le Père) ne dit rien d’autre que ce qu’est Dieu (le Fils). C’est en se percevant comme la parole du Père que le Fils est lui-même. Dans le domaine profane, une parole signifie une chose ou une personne différentes d’elle : ici, au contraire, la parole et la personne sont tout un. C’est pourquoi le Fils ne peut séparer le « s’entendre-dire » par le Père de l’« être-le-Fils-du-Père »1. Ainsi faut-il entendre ces passages de l’évangile : « ce que j’ai entendu de lui (qui m’a envoyé), je le dis au monde » (Jean 8,26) ; « vous cherchez à me tuer, moi un homme qui vous ai dit la vérité, que j’ai entendue de Dieu » (8,40) ; « je juge selon ce que j’entends » (5,30). Le Fils, envoyé dans le monde comme Parole du Père, ne peut que faire entendre cette parole qu’il est en s’écoutant. Pour cela, il compte sur l’écoute correspondante chez ses auditeurs : « mes brebis écoutent (et connaissent et comprennent) ma voix » (10,3.16). Et ce qui est communiqué est aussi riche que la parole même de Dieu : « tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (15,15). Ainsi apparaît la différence entre Jésus et les prophètes : chez ces derniers, il s’agit de la transmission d’une communication de Dieu : « ainsi parle le Seigneur » ; en Jésus, le transmetteur ne fait qu’un avec la transmission. Autrement dit : le don que le Père fait de son Fils au monde ne fait qu’un avec le don que le Fils fait de lui-même au monde.
Seulement voilà : la parole dite de toute éternité par le Père est en même temps le Fils qu’il engendre, qui lui est consubstantiel, qui, divinement maître de la parole reçue, se reçoit en même temps éternellement du Père. Il est ainsi la prière absolue, et donc évidemment la prière infaillible : « je savais que tu m’écoutes toujours » (11,42). Ce qui veut dire que Jésus, qui est la Parole du Père et qui la transmet en même temps au monde, continue sans cesse à dire au Père dans sa prière cette même parole qu’il est. Et ceci, il le fait aussi bien en tant qu’homme qu’en tant que Dieu ; c’est pourquoi en tant qu’homme, il ne devient pas seulement le révélateur du Père, mais l’archétype de celui qui prie Dieu, le « grand-prêtre », qui pour ses « frères » (Hébreux 2,12 s.) et avec eux, présente sa demande à Dieu (*ib. *5,7) qui ne nous apprend pas seulement de l’extérieur, mais qui nous introduit au plus intime de sa prière. Il prie dans la communauté synagogale, mais aussi dans la solitude de la montagne ; il nous révèle la teneur de sa prière de médiateur (Jean 17), son action de grâce au Père pour la façon dont il se révèle aux tout-petits (Matthieu 11,25 : Luc 10,21). Et surtout, aux disciples qui lui demandent de les introduire dans la prière, il offre, non pas la prière d’un autre, mais la sienne propre, celle que depuis toujours, médiateur de ses frères auprès du Père, il a dite avec eux : la primauté y revient aux demandes de glorification du Père sur la terre – son nom, son règne, sa volonté – puis s’ensuivent les demandes élevées vers Dieu par l’indigence humaine : pour la nourriture, le pardon de l’offense (la nôtre, celle que Jésus prend sur lui), la protection dans l’inévitable combat engagé par le Malin. Tout, dans le Notre Père, est révélation et communion à l’esprit et à l’attitude du Fils devant le Père, sous la forme qu’ils prennent dans sa mission de Fils incarné.
Mais il convient d’élargir encore ce premier aspect. Quand la Parole, pour l’amour du Père, se fait « chair », c’est-à-dire homme mortel et pauvre, elle ne cesse pas, même dans cet état, d’être la Parole : dans tous les états de sa condition charnelle, elle révèle le Père : en se taisant comme en parlant, en mangeant, et en buvant, et en dormant, comme en jeûnant et en veillant, en pleurant sur Jérusalem ou dans sa colère devant la désacralisation du Temple, comme dans sa douceur et sa patience. La plupart de ces états étaient attribués de façon « anthropomorphique » au Dieu de l’Ancien Testament ; à présent, la plénitude de leur vérité est dévoilée, puisque sa Parole a pris « forme d’homme » (Philippiens 2,1). Et puisque toute l’œuvre de l’Incarnation est une œuvre du don d’amour de Dieu, se dévoile, en même temps, que sa colère elle aussi, et son regard impitoyable (sa « jalousie ») ou encore son « exaspération » devant l’incompréhension de l’homme (Matthieu 17,17), voire même son éloignement momentané (cf. Matthieu 21,27 ; 23,38 ; Romains 11,8) sont finalement des formes de son amour. Il faudrait en conséquence interpréter et contempler l’existence tout entière de Jésus, jusqu’à sa mort dans le sentiment de l’abandon divin, comme une parole de prière, qui retentit aussi bien de Dieu vers le monde que du monde vers Dieu. Le silence y joue un rôle tout particulier, il peut être plus éloquent que la parole (par exemple dans la scène de la femme adultère, ou devant Hérode et Pilate), il révèle la dimension du silence non pas derrière, mais à l’intérieur de la Parole faite homme, une dimension qui, dans l’Eucharistie, devient prépondérante. Les situations les plus intimes au sein des échanges humains ne se caractérisent-elles pas non seulement par des paroles, mais par une absence de paroles encore plus profondément révélatrice ?
Voilà qui nous permet, à nous qui de prime abord ne connaissons qu’une prière de la terre vers le ciel, de voir déjà s’éclaircir plusieurs des points qui seront précisés par la suite. Premier point : selon un mode nouveau, par-delà la parole du psaume, nous prenons part au dialogue de l’Alliance entre le ciel et la terre qui nous est comme substantiellement mis sur les lèvres. Deuxième point : une idée nouvelle nous est donnée de ce que peut être la réponse à l’Alliance ; puisqu’on effet la parole même de Dieu est devenue chair, homme ordinaire, semblable à nous, notre existence terrestre tout entière peut être transformée en quelque chose qui ressemblera à une parole montant vers Dieu, si toutefois nous voulons vraiment en faire une parole de prière. Troisième point : en Jésus Christ, nous n’avons plus besoin, pour nous adresser à Dieu, de formuler explicitement des paroles ; dans la prière, nous pouvons aussi bien faire monter vers Dieu notre silence, de même que dans le silence, nous pouvons faire monter vers lui notre prière. La « parole » a connu une extension dont nous ne pouvions jusqu’alors nous faire aucune idée. Une extension qui exige en même temps de nous un approfondissement constant : jamais aucune parole n’est immédiatement compréhensible jusqu’en ses tréfonds, elle invite à se plonger en elle, dans une « contemplation » au sens d’une amoureuse exploration de ses dimensions, d’abord semblables à un non-dit, et qui pourtant s’ouvrent à tout homme qui demande et frappe. Cependant nous ne prions pas seuls, c’est l’Esprit de Jésus qui le fait avec nous, et c’est le même Esprit qui ouvre et introduit dans les profondeurs de la divinité.
b. L’Esprit du dialogue
Le Jésus pré-pascal nous promet l’Esprit qui nous introduira dans sa vérité tout entière (Jean 16,13 s.), le Jésus pascal nous l’insuffle (20,22), cet Esprit qui est le « nous » personnel entre le Père et le Fils, sans faire disparaître leur altérité, mais en scellant leur unité substantielle. Il est « répandu dans nos cœurs » comme « amour de Dieu » (Romains 5,5), de sorte que l’Apôtre peut nous le certifier : « vous n’avez pas reçu un esprit d’esclaves pour retomber dans la crainte ; vous avez reçu un esprit de fils adoptifs (qui nous est conféré dans l’adoption), qui nous fait nous écrier : Abba ! Père ! » (ib. 8,15). Ici se cache tout le secret de notre nouvelle naissance : avec le Fils nous sommes engendrés par le Père, notre création est plongée dans l’éternel engendrement. C’est pourquoi nous avons part, dans l’Esprit, au dialogue divin entre le Père et son Fils, la Parole originelle de qui toute chose tient sa vérité la plus profonde. Cet autre passage de Paul nous l’explique dans une image simple et éloquente : ce qui se passe en l’homme, seul le sait son esprit ; de même nul ne sait ce qui se passe en Dieu, sinon l’Esprit « qui sonde jusqu’aux profondeurs de Dieu », et c’est cet Esprit de Dieu que « nous avons reçu, pour connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits », et cet Esprit est la « pensée du Christ » (1 Corinthiens 2,11-16).
Il est important de comprendre que l’Esprit de Dieu ne fait qu’un avec la liberté : « là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Corinthiens 3,17) et à cette liberté nous sommes appelés (Galates 5,13). Et parce que l’Esprit nous introduit dans les profondeurs de Dieu, il nous permet à nous, libres enfants de Dieu, de nous tenir en face de lui en hommes responsables, il nous laisse entrer dans la liberté du dialogue. « Suis-je donc un bourreau d’Orient ? (…) Je suis comme un père qui apprend à nager à son fils. / Parce que moi-même je suis libre, dit Dieu, et que j’ai créé l’homme à mon image et à ma ressemblance. / Tel est le mystère, tel est le secret, tel est le prix / De toute liberté. / Cette liberté de cette créature est le plus beau reflet qu’il y ait dans le monde / De la Liberté du Créateur. Une béatitude d’esclaves, un salut d’esclaves, une béatitude serve, en quoi voulez-vous que ça m’intéresse. /Aime-t-on à être aimé par des esclaves. / (…). Quand une fois on a connu d’être aimé librement, les soumissions n’ont plus aucun goût. / Les prosternements d’esclaves ne vous disent plus rien, (…) on n’a plus envie de voir/ces esclaves d’Orient couchés par terre/ Tout de leur long à plat ventre par terre. Être aimé librement, Rien ne pèse ce poids, rien ne pèse ce prix. / C’est certainement ma plus grande invention »2.
Dieu aime à être prié dans la liberté, il ne nous jette pas comme à des chiens la richesse de ses dons. Il est normal qu’un enfant prie son père de lui donner ce dont il a besoin, et il en recevra le poisson, et pas le scorpion, alors « combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit-Saint à-ceux qui l’en prient » (Luc 11,11-13). Que Dieu, qui a commencé par offrir à ses fils la liberté, attende d’être prié dans la liberté : c’est là le plus grand honneur qu’il pouvait faire à l’homme. Le dialogue de l’Alliance ne se trouve pas truqué du fait de la puissance divine, c’est bien l’amour de Dieu qui le met en route. Et il peut grandir convenablement parce que l’Esprit, le « nous » divin, nous communique l’attitude du Fils, il nous arrache à notre ignorance et surpasse notre égoïsme. Alors même que, dans notre état de créature, nous ne savons pas comment formuler correctement nos demandes, « l’Esprit intercède pour nous en des gémissements ineffables, et Celui (le Père) qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu » (Romains 8,27). À travers nous, Dieu parle à Dieu.
Ne sera-t-on pas alors obligé de dire qu’une prière chrétienne, si elle est vraiment chrétienne, et qu’elle se fait au Nom de Jésus, est vraiment *infaillible *? Le Seigneur le dit plusieurs fois dans l’Évangile. Si le travail inlassable de l’Esprit est le plus fort, le juge inique finira par rendre justice à la veuve importune (Luc 18,1-7), l’ami endormi, malgré toutes ses objections, donnera à celui qui frappe le pain qu’il demande (ib. 11,5-8). « Tout ce que vous demanderez (au Père) en mon Nom, je le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils » (Jean 14,13). « Tout ce que vous demanderez au Père en mon Nom, il vous le donnera » (ib. 15,16). « Jusqu’à présent vous n’avez rien demandé en mon Nom ; demandez, et vous recevrez (…). Et je ne dis pas que j’interviendrai pour vous auprès du Père, car le Père lui-même vous aime » (ib. 16,24-26). Bien plus : entre la prière et le moment où elle est exaucée, il n’y a pas l’ombre d’un intervalle, car l’Esprit a déjà, dans chaque cas, comblé l’espace entre Dieu et celui qui prie. « C’est pourquoi je vous dis : tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez déjà reçu, et cela vous sera accordé » (Marc 11,24). « Si nous savons qu’il nous écoute en tout ce que nous lui demandons, nous savons que nous possédons ce que nous lui avons demandé » (1 Jean 5,15). Bien évidemment, l’humeur de Dieu n’est pas changée par celui qui prie, c’est pourquoi il est dit expressément que nous devons prier au Nom, c’est-à-dire dans l’attitude de Jésus et de son Esprit, pour obtenir ce que Dieu est prêt à donner, ce qui est « selon sa volonté » (1 Jean 5,14). Mais nous nous rendons rarement compte que la prière pour la foi, l’espérance, la charité, pour la conversion, la mienne, celle de mes proches ou de n’importe qui, correspond avec certitude à la volonté de Dieu, et qu’elle est donc infaillible. Même si Dieu reste libre d’exaucer cette demande dès maintenant ou au moment qui lui plaira.
Un dernier rappel, concernant l’Esprit : la prière dans l’Esprit doit se faire, et cela au plus tard depuis la Pentecôte, catholique, c’est-à-dire universelle. Le moi, pour lequel j’aime tant à prier, n’est qu’une goutte d’eau dans la mer de ces hommes innombrables que Dieu veut conduire à son salut. Le chrétien ne peut exclure aucun homme de l’espérance du salut, puisque Dieu veut « que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » et que « Jésus s’est livré en rançon pour tous » (1 Timothée 2,4-. 6) ; de même il ne peut en exclure aucun de sa prière ; au contraire, il doit, toujours selon l’esprit de l’Église, les inclure tous dans ses demandes personnelles. Tout « prochain », même le plus lointain, est un membre du Corps du Christ, il lui est indispensable, et doit donc me l’être aussi. La norme posée par Jésus pour notre agir concret : « ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait », vaut aussi pour notre prière. Même s’il nous est impossible de tous les y énumérer, la prière dans l’Esprit sera catholique si personne ne s’en trouve volontairement exclu.
c. La figure trinitaire de la prière chrétienne
Jusqu’ici nous avons beaucoup parlé du Père, du Fils et de l’Esprit, mais le secret trinitaire, centre et fondement de tout, n’est pas encore apparu. On ne peut s’en approcher que dans le respect de l’adoration. La théologie a forgé cette formule : une substance (concrète) en trois personnes (ou hypostases), un même être, un même savoir, un même vouloir spirituels, participé de trois façons différentes.
Nous sommes ici involontairement ramenés à notre point de départ, la prière des créatures, et son aspiration à être admise à participer à l’unité de Dieu, et même à s’y dissoudre, car, hors de la Bible, la personne, dans son altérité à nulle autre pareille, n’a pas encore reçu sa valeur positive. L’Ancien Testament avait reconnu, dans la réalité de l’Alliance entre Dieu et Israël, la valeur positive de la différence du peuple par rapport à Dieu, différence qui rend le peuple libre pour Dieu. Mais, ce faisant, il avait perdu de vue la possibilité d’une unité substantielle. En Jésus-Christ, Dieu et homme en une seule personne (divine), nous est ouverte une possibilité nouvelle : lui, substantiellement un avec le Père, mais en tout semblable à nous dans sa nature humaine, peut nous ouvrir le chemin vers une participation au mystère un et trine.
Évidemment, cette unité de substance avec nous autres hommes est tout à fait différente de son unité de substance avec le Père dans l’Esprit Saint : on peut nommer cette dernière concrète, la première abstraite. En effet, bien que nous autres hommes ayons tous la même nature (sinon il n’y aurait ni médecine ni psychologie possibles), chacun est pourtant une substance en soi. Mais cette séparation est-elle sans limite ? Que veut dire l’Apôtre, quand il dit, en parlant du mystère du « faire une seule chair » entre l’homme et la femme : « ce mystère est de grande portée : je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église » (Éphésiens 5,32) ? La comparaison conjugale et la réalité chrétienne communiquent.
On peut en appréhender un premier aspect lors de l’Incarnation du Verbe dans le sein d’une femme, événement trinitaire : « le Seigneur (c’est-à-dire le Père) est avec toi (…) tu vas enfanter le Fils du Très-Haut (…) l’Esprit Saint viendra sur toi » La substance de celui qui va devenir l’homme Jésus va alors croître de la substance très concrète de la Vierge Marie. Si l’on tente de sonder la prière de la Vierge, jamais on n’en atteindra le fond. Il existe une analogie (pas plus qu’une analogie bien sûr) entre la façon dont le Père divin transmet, en l’engendrant, toute sa substance divine à son Fils, et celle dont la servante du Seigneur met toute sa substance, corporelle et spirituelle, au service du développement de son enfant. Sa substance spirituelle tout comme sa substance corporelle, si on doit en croire la parole des Pères : « elle conçut dans l’esprit avant de concevoir en son sein ». À partir du moment où l’esprit reçoit si parfaitement le Verbe (y compris ce « oui » sans retour, réponse parfaite), ce mode de réception peut alors devenir en même temps – comme le répètent également les Pères – la terre virginale et féconde dont jaillit le Verbe en s’incarnant. Si nous replaçons ce processus théologique unique, qui est en même temps archétype de prière, dans l’unité naturelle entre la mère et son enfant, nous voyons aussi apparaître comme une base naturelle de cet événement unique : les hommes, tous issus de la substance de l’homme, possèdent certes une « personne » qu’on ne peut confondre avec aucune autre ; mais Grégoire de Nysse n’aura sans doute pas tout à fait tort quand il affirme que toute l’humanité constitue une « pâte unique » (hen phyrama), « étalée » par le Créateur, depuis Adam jusqu’au dernier des hommes. « L’unité de la nature humaine » paraît alors dépasser un simple concept qui ferait abstraction des individus. Pourtant ceci n’est pas absolument significatif en ce qui concerne la prière de Marie, unique en son genre : digne d’émerveillement est ici le fait que, pendant sa grossesse, elle peut, à l’intérieur d’elle-même, se livrer à l’adoration et à un hommage plein d’amour, sans pour autant évoquer sa propre personne ; mais bien plutôt le Dieu qui, à travers son « oui » plein de foi, vit en elle et de par elle. Et quand Jésus, par-delà toute idée de sexe, appellera tous ceux qui reçoivent et accomplissent sa parole, sa mère (Luc 8,27), il se fait à nouveau ce germe se développant dans leurs cœurs, cet « homme intérieur » dont Paul souhaite qu’il se fortifie « par l’Esprit Saint » « pour que le Christ habite en leurs cœurs par la foi » (Éphésiens 3,16 s.)3. La prière de Marie est trinitaire, ainsi en est-il aussi de ce passage : l’Apôtre fléchit le genou devant le Père du ciel, à qui toute famille de la terre doit son origine, pour qu’il donne aux Éphésiens son Esprit par lequel l’homme intérieur, le Fils habitant les cœurs, grandira en force et en puissance.
Est trinitaire également l’accomplissement pour ainsi dire réciproque de ce processus dans la sainte Eucharistie : en elle, le Christ, atteignant sa plénitude ecclésiale, nous prend en son Corps réel et en même temps « mystique » (Éphésiens 2,22 s.), pour que, tirant de sa plénitude notre accomplissement à sa dimension, nous devenions les membres de sa réalité corporelle humano-divine. On pourra ici encore moins éviter de parler d’une unité de substance (l’idéal d’un homme originel unique), mais ceci dans une claire distinction des personnes ; aucun chrétien, si pieux, si mystique soit-il, n’aurait l’impudence de se croire transformé, de par l’Eucharistie, en la personne du Christ. Une « fusion » des personnes signifierait, comme en Dieu lui-même, la disparition de l’amour qui n’est possible qu’entre deux êtres, et deux êtres différents, même si c’est dans la fécondité unique de l’Esprit. « Pour qu’il y ait charité, il faut au moins deux personnes »4 ; c’est pourquoi, à côté de l’image de cette « seule chair » dans l’union de l’homme et de la femme, l’autre image, celle de la relation d’amour entre l’Époux et l’Épouse, reste toujours valable, et cela jusque dans la Jérusalem céleste de l’Apocalypse (Apocalypse 21,9). Cette unité faite d’union et de séparation pourrait troubler celui qui prie, si, encore une fois, l’Eucharistie n’était un événement indiscutablement trinitaire. Le Père, ce roi qui nous invite, nous offre son Fils en nourriture et boisson, et celui qui réalise l’accomplissement de ce miracle, c’est comme toujours, comme lors de l’Incarnation, l’Esprit Saint. La sainte messe souligne l’unité entre proximité et distance en faisant que l’Église ne soit pas impliquée seulement passivement dans le don actif que le Christ fait de lui-même, mais en attribuant à l’Église, sur l’ordre explicite de Jésus (« faites ceci »), le rôle actif d’offrir Jésus au Père (et en lui ses pauvres dons, le pain et le vin, ainsi qu’elle-même). Passivité de se laisser inclure dans le sacrifice du Christ, à quoi l’Église doit expressément dire « oui », et c’est déjà le commencement de la phase active de son sacrifice à elle, tout cela est inséparablement lié dans la célébration de l’Eucharistie. Encore une fois, on met ici l’accent sur la liberté des chrétiens face à Dieu, fruit d’une grâce substantielle, dans le sens de la pensée de Péguy évoquée plus haut. C’est à une communauté libre qu’il revient de proclamer la doxologie trinitaire à la fin du canon eucharistique adressé au Père source de tout bien : « par lui, avec lui et en lui, à toi, Dieu le Père tout-puissant, dans l’unité du Saint Esprit, tout honneur et toute gloire ». Les trois formules : par – avec – en, permettent de déployer le mystère trinitaire reflété dans l’Eucharistie, là où ne saurait suffire une expression trop simple. Le « par », source de tout, engendre la liberté du « avec » plus personnel, et qui ne peut se réaliser qu’en un « en » substantiel.
Ainsi la recherche à tâtons de la prière des créatures trouve-t-elle ici sa plénitude sans défaut. L’expression hésitante de Paul : « l’atteindre (Dieu) si possible, comme à tâtons » (Actes 17,27) est insérée dans la volonté de Dieu de se laisser trouver, ne serait-ce que parce qu’il « n’est pas loin de chacun de nous. C’est en lui en effet que nous avons la vie, le mouvement et l’être », et surtout par l’envoi d’un médiateur qu’il a accrédité en le ressuscitant des morts (ib. 31). Voilà où la prière humaine trouve non seulement sa force et son audace, mais sa plus haute dignité : en se laissant entraîner, sans y disparaître, dans l’éternel « échange » entre les personnes divines.
- Cette interprétation s’impose si l’on ne veut pas être obligé d’admettre une tension entre l’identité de substance (homoousios) affirmée par le Prologue et une coloration prétendument subordinationiste de nombreux passages dans la suite de l’Évangile de Jean ; elle s’impose d’autant plus que « logos » (Verbe) ne signifie pas seulement le mot parlé, mais le sens en général, et que le Prologue décrit la façon dont Dieu s’exprime ainsi sous la figure d’un engendrement.↩
- Le mystère des saints innocents, dans Œuvres poétiques complètes, Pléiade, 1962, 715 s.↩
- « La conclusion est inévitable : ‘l’homme intérieur’ d’Éphésiens 3,16 est Jésus-Christ lui-même. Le ‘moi’ de l’homme est désormais déterminé par la rencontre, la conversation, le contact avec le Christ – et pas par un dialogue avec une quelconque force transcendante et impersonnelle » (Markus Barth, Ephesians, 1, Anchor Bible, New York, 1974, 392).↩
- Grégoire le Grand, Homélie sur l’Évangile, 17, 1 (, 1139).↩
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