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Le cas Küng, des faits et un enjeu
Le 15 décembre 1979, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi publie une déclaration affirmant que Hans Küng ne peut plus être considéré comme un théologien catholique sur la base de certaines thèses qu'il avait avancées ; trois jours plus tard, la Conférence épiscopale allemande le suspend de son enseignement. L'affaire de plusieurs années a trouvé son point culminant dans ces faits et suscité alors une grande attention médiatique. Elle est résumée par Hans Urs von Balthasar dans cet article, publié dans les colonnes de l’un des principaux journaux allemands, le Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 22 décembre 1979.
Ce qui apparaît à beaucoup comme un coup de tonnerre dans un ciel serein n’est en réalité que le point final d’un différend tragique et intense, qui date d’il y a plus de dix ans. Aucune personne désireuse de porter un jugement objectif à ce sujet ne devrait le faire avant d’avoir pris connaissance de l’abondante documentation qui a été réunie par la conférence des évêques allemands pour faire le point et pour informer la Congrégation pour la Doctrine Je la Foi. Ce dossier contient toutes les pièces essentielles concernant cette affaire, depuis 1967 jusqu’à 1979. Si on l’étudie sans parti pris, beaucoup d’aspects superficiels se relativisent et les véritables positions deviennent claires1.
Esquives
On peut se scandaliser de la mise en question publique, qui n’est certainement pas de très bon goût, du pape et même de ses sentiments chrétiens, et du coup émettre la supposition, complètement erronée, que celui-ci s’en serait vengé en enlevant à Hans King son autorisation d’enseigner. On peut aussi se scandaliser du ton irrespectueux sur lequel King s’adresse aux représentants de la Congrégation de la Foi, et plus encore de son obstination à laisser toujours sans réponse leurs questions et celles des évêques, en invoquant des aspects de la procédure romaine qui ne lui paraissent pas satisfaisants. On peut se scandaliser – encore une fois et à juste titre – de la manière dont il fait traîner en longueur les pourparlers, en répandant aux invitations, soit très tard, soit par un « pas le temps », « je suis en voyage » ou « j’écris un livre », ou « c’est la période des cours », et l’on admire la patience dont font preuve envers lui les bureaux romains et allemands. On a le cœur serré quand on voit la manière dont des gens qui lui veulent indéniablement du bien sont progressivement déconcertés et finissent par le laisser tomber : le cardinal Volk (« Je voudrais vous demander cordialement de parler tout de même une fois avec Rome ! »), ou le cardinal Döpfner (qui avoue finalement que, si les vieilles difficultés n’étaient pas écartées, « je ne saurais guère plus quoi faire »), ou l’évêque de Rottenburg (qui lui aussi rend les armes : « Un épilogue désagréable semble inévitable »).
On s’aperçoit de la manière dont Küng, soumis à des demandes constantes pour justifier ses thèses, tantôt fait une promesse, tantôt renvoie à des compléments dans un livre à venir. La procédure romaine qui, le 4 septembre 1974, fut considérée comme terminée « pour le moment » avertit Küng de se disposer à s’abstenir désormais, dans son enseignement, d’affirmations incompatibles avec l’enseignement catholique – comme la négation d’un magistère auquel le Christ a conféré l’autorité, ou la célébration de l’eucharistie effectuée de façon valable par des laïcs en cas de nécessité. Cet avertissement, Küng n’en tint pas compte dans la suite, surtout dans son avant-propos au second ouvrage de Hasler sur le premier concile du Vatican et dans sa méditation théologique sur L’Église2. Déjà à cette époque, la Congrégation lui rappela « que l’autorité ecclésiastique lui avait donné l’autorisation d’enseigner la théologie dans l’esprit de la doctrine catholique, mais non pas de défendre des conceptions qui modifient ou qui mettent en doute cette doctrine ».
Avec le temps, les demandes d’éclaircissements sur des questions dogmatiques se multiplient ; elles ne concernent (surtout depuis Être chrétien3) pas seulement l’autorité de l’Église, mais les problèmes centraux de la christologie, la doctrine de la Trinité, la doctrine de la Rédemption et de la grâce : on voudrait qu’il prenne clairement position sur les formules essentielles du Credo. La réponse est abrupte : « Je ressens tout d’abord comme une prétention illégitime le fait que l’on veuille exiger une profession de foi de moi qui suis un professeur ordinaire de théologie catholique ». Mais ensuite, quelques phrases plus loin : « il s’agit de problèmes extrêmement subtils et complexes, qui se posent à tous les théologiens, et dont… on ne peut pas venir à bout avec des réponses de catéchisme ». Manœuvres d’esquive d’un côté et de l’autre ? Certainement, mais avec cela nous n’en sommes encore qu’à la périphérie.
Le fond du problème
Le centre est au fond quelque chose de tout à fait simple. Pour Küng, l’existence d’une autorité ecclésiale qui tire son origine du Christ est un problème qu’il faudrait discuter à fond avant qu’au-delà de ce fait, qui pour lui n’est pas prouvé, l’on puisse prétendre ou revendiquer quoi que ce soit. À l’arrière-plan, la question est déjà résolue par la négative pour Küng, car (dans son livre sur l’Église4) la continuité entre le Christ et l’Église est douteuse (Bultmann est ici déterminant), et c’est pourquoi le théologien (Karl Barth en l’occurrence) se place sous l’autorité de la Parole de Dieu, pas sous celle de l’Église : « En vertu de quelle autorité est-ce que je présente mes opinions ? En vertu de la Parole de Dieu, que j’ai à servir comme théologien ». En partant de ce point de vue, il est logique de mettre constamment la Congrégation de la Foi, qui table sur son autorité, en demeure de commencer par apporter la preuve théologique de celle-ci. Dans ces conditions, « se borner à se référer aux documents du magistère qui sont visés par mes questions est un cercle vicieux dans lequel on présuppose ce qui devrait être démontré ». Et plus loin : « C’est une pétition de principe facilement décelable que d’apporter comme preuves ces textes du magistère… qui sont justement en question ».
Rome doit discuter. Küng invite les membres de la Congrégation à son séminaire ; le voyage et le séjour à Tübingen seraient payés. Mais si la prétention de Rome n’est pas expliquée scientifiquement au préalable, le « colloque » exigé est « privé de sens pour les deux parties ». Or, pour ce qui est d’apporter « des bases solides » à ses simples prétentions, « la Congrégation de la Foi (en est) incapable ». Alors elle doit laisser les théologiens en repos et les « laisser discuter à fond (de leurs problèmes) en toute liberté ».
La contestation d’une autorité (tirant son origine du Christ) a pour contrepartie la revendication d’une liberté illimitée de recherche théologique. Küng se réfère de façon toujours renouvelée au manifeste (dont on n’entend presque plus parler) des 1360 théologiens qui réclament une telle liberté, et qui attribuent aux évêques « l’office pastoral de la prédication » et à eux-mêmes « la tâche scientifique de l’enseignement » et « refusent toute espèce d’inquisition, si subtile qu’elle soit ». La « pastorale » serait ainsi à séparer nettement de la « théologie ».
Questionné sur sa position, Küng dit : « Oui, la communauté catholique des églises était et est encore possible sans une direction strictement autoritaire, (monopole d’interprétation du magistère ecclésiastique pour l’Écriture et la Tradition I). Une recherche scientifique libre, sans parti-pris ne conduit pas à l’“autodestruction” de l’Église, mais à son renouvellement ». Ce qui, pour le catholique, représente « des vérités obligatoires » n’est pas si simple, si l’on réfléchit « aux décisions de doctrine prises à Rome jusqu’à nos jours, examinées dans leur problématique, depuis le cas de Galilée, en passant par le Syllabus, jusqu’aux encycliques Humani Generis et Humanae vitae. Mais derrière ces cas, il y a aussi les définitions conciliaires et papales anciennes et nouvelles, qui de leur côté ne peuvent élever aucune prétention à être des thèses infaillibles ». Des thèses infaillibles, il n’y en a de toute manière pas ; toutes les formules sont conditionnées au moins historiquement, pense Küng. Le livre de Hasler sur le premier Concile du Vatican apporte tellement d’eau à son moulin que dans l’avant-propos, il oublie toute prudence et toute retenue et réclame une révision totale (ou même une rétractation) des thèses conciliaires.
Porter la croix de quelle Église ?
Peut-on faire grief à Küng de ces vues, dont la cohérence interne est discutable ? (Quant à son honnêteté subjective, jamais aucune instance n’a voulu émettre de jugement). Je ne le pense pas, car ce sont de bonnes opinions protestantes, qui sont défendues par beaucoup de chrétiens évangéliques optima fide, et même avec des raisons parfaitement compréhensibles pour des catholiques. Même ces croyants peuvent confesser la una catholica, si l’on entend par là l’Église « générale, englobante, cette continuité de foi et de communauté croyante qui se maintient dans toutes les ruptures », et qui est confessée par Küng également. Mais alors on doit prendre sur soi la croix de cette Église, qui n’est pas facile à porter : d’une part on se place sous la seule autorité de la Parole de Dieu, et d’autre part on traîne celle-ci sur le forum de la méthode historico-critique. Küng est parfaitement conscient de cette difficulté.
Il n’est pas nécessaire ici d’exposer en détail la position catholique, qui voit dans le magistère (des évêques, des conciles, du pape) une médiation voulue par le Christ lui-même entre la Parole de Dieu, devenue homme en lui, et nous-mêmes, ce qui à vrai dire inclut l’acceptation de la succession apostolique.
À partir de là, deux choses devraient devenir claires dans la position catholique. En premier lieu, étant donné que la Parole de Dieu emploie dans l’Évangile un langage humain et donc compréhensible pour chacun, même des vérités essentielles du Credo, des conciles, des catéchismes, peuvent avoir une signification transparente, qui est préthéologique, ou au-delà du théologique, si l’on conçoit la théologie comme une science spécialisée : la théologie peut se livrer à des réflexions et à des commentaires sur cette signification, mais non pas l’écarter par la critique. Et en second lieu, parmi ces vérités figure justement aussi, d’après l’interprétation catholique, l’autorité ecclésiale des successeurs des apôtres (avec Pierre comme centre garantissant l’unité), laquelle est suffisamment fondée dans la Parole du Nouveau Testament, et dont la fonction vis-à-vis de la Parole de Dieu est non seulement sa prédication, mais aussi son maintien sans altération.
Et cette autorité comporte une possibilité d’examen (l’horrible mot d’« Inquisition » ne signifie rien d’autre qu’« examen »), lequel peut être conduit d’une manière absolument loyale, comme le montre la douloureuse « affaire Küng ». Les écrits du Nouveau Testament rapportent plusieurs mises au point de ce genre à l’occasion de différences d’opinion : alors comme aujourd’hui, il ne s’agissait ou il ne s’agit que de constater un état de choses préexistant.
L’autorité spirituelle est sans aucun doute un instrument dangereux dans la main d’hommes faillibles ; plus quelque chose est proche de ce qui est saint, plus il est facile d’en faire un mauvais usage. Sinon, on n’en serait pas arrivé à la Réforme. À ce propos, il me revient que Karl Barth m’a raconté, lors d’un entretien peu avant sa mort, que Hans Küng (vis-à-vis duquel il était devenu défiant) était venu le voir et lui avait dit d’une voix triomphante : « Nous allons vivre une nouvelle Réforme dans l’Église ». Et lui, Barth, avait répondu : « Une réforme serait déjà beaucoup ! »5.
- Toutes les citations du dossier sont directement traduites de l’allemand (N.D.L.R.).↩
- Original allemand : Die Kirche, Herder, Fribourg-en-Brisgau, 1967 ; traduction française en deux tomes, L’Église, DDB, Paris, 1968. Le livre de A.B. Hasler, préfacé par H. Küng, Wie der Papst unfehlbar wurde (Macht und Unmacht eines Dogmas) [Comment le Pape est devenu infaillible (puissance et impuissance d’un dogme] est paru à Munich en 1979 (N.D.L.R.).↩
- Original allemand : Christsein, P. Piper & C° Verlag, Munich, 1974 ; traduction française, Être chrétien. Seuil, Paris, 1978 ; pour une appréciation des thèses de H. Küng, voir l’article du cardinal Ratzinger, Communio, III,5 (septembre-octobre 1978), p. 84-95, et Diskussion über Hans Küngs « Christsein », Matthias Grünewald, Mayence, 1976 (tr. fr., Comment être chrétien ? La réponse de Hans Küng, six études de H.U. von Balthasar, A. Grillmeir, W. Kasper, K. Rahner, J. Ratzinger et E. Schultenover, présentées par J.-R. Armogathe, DDB, Paris, 1978) (N.D.L.R.).↩
- Cf. note 2.↩
- Nous traduisons ici par « Réforme », l’allemand Reformation qui désigne la Réforme protestante du XVIe siècle, et par « réforme » l’allemand Reform, qui a un sens général (N.D.T.).↩
Hans Urs von Balthasar
Originaltitel
Das Wesentliche im Fall Küng
Erhalten
Themen
Technische Daten
Sprache:
Französisch
Sprache des Originals:
DeutschImpressum:
Saint John PublicationsÜbersetzer:
Jacques KellerJahr:
2024Typ:
Artikel
Quellenangabe:
Revue catholique internationale Communio 5/2 (Paris, 1979), 84–88
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