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Y a-t-il des laïcs dans l’Église ?
Hans Urs von Balthasar
Originaltitel
Gibt es Laien in der Kirche?
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Sprache:
Französisch
Sprache des Originals:
DeutschImpressum:
Saint John PublicationsÜbersetzer:
Jean Lestrade, Pierre de FontetteJahr:
2022Typ:
Artikel
Quellenangabe:
Revue catholique internationale Communio 4/2 (Paris, 1979), 7–16 [avec le titre Faut-il des laïcs dans l’Église ?]
Oui, il y a des laïcs dans l’Église, et ce nom a acquis droit de cité tout au long de son histoire. Le code de droit canon se divise en trois parties : « des clercs », « des religieux », « des laïcs ». Ainsi ne peut-il être question d’attaquer un concept traditionnel, profondément enraciné dans le christianisme, mais tout au plus de réfléchir sur son sens et ses limites éventuelles, ce qui s’avérera fort riche de conséquences. Ses limites sont bien visibles : elles se trouvent là où dans l’Église le clerc et le religieux semblent avoir quelque chose de plus que le laïc : une consécration ministérielle qui donne aux laïcs des pouvoirs pléniers, qui leur seraient autrement inaccessibles ou une consécration religieuse qui débouche sur une forme de vie également fermée aux simples laïcs, et qui consiste dans l’imitation personnelle du Christ. C’est pourquoi, le mot de laïc a beau dériver du mot grec laos (peuple d’Église), et avoir à ce titre un sens tout à fait positif (soulignons d’ailleurs d’entrée de jeu que quiconque appartient à ce peuple, qu’il soit donc clerc ou religieux, est fondamentalement un laïc), il n’en reste pas moins que c’est l’aspect négatif qui l’emporte dans l’usage courant du mot le laïc est un chrétien qui ne possède ni les privilèges de la fonction de clerc, ni ceux de la fonction de religieux. Il est un « profane », comme on dit couramment en français1. L’adjectif laikos avait déjà cette signification négative dans l’Antiquité païenne, et chez les Juifs, il désignait un croyant qui n’était ni prêtre ni lévite.
Ce point de vue négatif qui exclut le laïc d’un certain domaine sacré, le met nécessairement en relation avec le monde profane, avec « le siècle », et plus celui-ci est chargé dans l’histoire de l’Église (pour les motifs les plus divers) d’attributs positifs, plus le laïc a des chances, semble-t-il, d’obtenir dans la répartition des tâches ecclésiales une mission et un rôle qui soient positifs dans l’Église, sans que cela fasse disparaître par ailleurs l’aspect négatif évoqué plus haut. À cette problématique, s’ajoute la difficulté inhérente à la tripartition des « états de vie » (Status, Ordines, Vitae) qui fait qu’un non-clerc, donc un laïc, peut parfaitement être religieux, si bien que la distinction prêtre-laïc ne coïncide pas avec la distinction religieux-laïc (conçu comme chrétien dans le monde). Cette difficulté redouble quand il s’agit des membres des instituts séculiers qui entendent appartenir en même temps à l’état de perfection évangélique dans lesquels les religieux promettent de vivre et à l’état de vie laïque2. Il conviendra de faire quelques rappels sur l’essence de la vie ecclésiale et sur l’Église en tant que telle pour nous tirer de ces questions embarrassantes, même si ces réflexions peuvent paraître périlleuses. Quoi qu’il en soit, une vérité simple les guide : chaque chrétien, au départ, est appelé dans l’Église à la même perfection dans l’amour de Dieu et du prochain et il y tend, ou encore, ce qui revient au même, il y a dans l’Église diverses sortes de grâces, de fonctions, de modes d’actions, mais il n’y a qu’un seul Esprit, un seul Seigneur et un seul Dieu (1 Corinthiens 12,4-6).
Lorsqu’en Jésus le Royaume de Dieu descend du ciel sur la terre réalité eschatologique qui prend son sens dans les Béatitudes et les exhortations apparemment utopiques du Sermon sur la Montagne, appelant à se convertir et à croire à la Bonne Nouvelle (Marc 1,5) – , nous sommes encore loin d’une structure d’Église. Et s’il est vrai que dans le dessein de salut de Dieu, le Fils bien –aimé doit être livré aux mains des pécheurs et mourir pour eux, il n’en reste pas moins que le Fils n’arrive pas en annonçant les derniers moments de son existence, mais en offrant à qui veut l’entendre – on serait tenté de dire de manière paradisiaque et naïve – le plan que son Père céleste a sur nous : soyez parfaits et miséricordieux comme votre Père céleste est parfait et miséricordieux (Matthieu 5,48 ; Luc 6,36). Son cœur est pacifique (« tendez l’autre joue »), il ne cherche pas son propre intérêt (« ne vous souciez pas du lendemain »), il ne garde pas rancune (« comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »). Ce Royaume qui prescrit de se comporter comme des citoyens du ciel parviendra-t-il à s’implanter sur terre ? Jésus ne supprime pas la Loi, mais il demande en même temps un état d’esprit « bien plus parfait que celui des docteurs de la Loi et des pharisiens », quelque chose qui déjà de par sa forme dépasse la Loi (au sens de l’ancienne Alliance), car celle-ci n’existe que pour les « insoumis » et les « rebelles » (1 Timothée 1,9), tandis que celui qui aime comme le veut le Royaume des cieux, a de ce fait accompli toute la Loi (Romains 13,8-10). Mais qui peut vivre de la sorte ? Avant même de brosser le tableau de la vie du chrétien, Jésus a appelé des hommes à lui, un groupe limité d’individus, connus de nous, auxquels il demande de tout remettre entre ses mains (« quittez tout pour me suivre ») et dans la bouche desquels il met les paroles du Royaume, allant jusqu’à leur donner plein pouvoir pour chasser l’esprit malin, pour faire place à l’Esprit Saint qui vient (Marc 3,13-15). Le Royaume des cieux qui par Jésus s’enracine sur la terre est d’une nature telle qu’il fait naître immédiatement : le noyau d’une communauté, et c’est à elle que s’adresse le sermon sur la Montagne (Matthieu 5,2), pendant que la foule se contente d’écouter.
Nous sommes encore loin ici de la fondation d’une hiérarchie. Il y a deux choses à distinguer : d’abord, l’exigence (et son accomplissement) de Le suivre totalement dans l’existence pour le Royaume et d’après l’éthique du Royaume ; ensuite, et ensemble avec Jésus, le pouvoir qui leur est donné juste avant l’envoi en mission pour proclamer et apporter au monde ce Royaume. À partir de ce noyau tout va se développer : plus tard viendront les pouvoirs propres aux ministères, plus tard encore l’organisation d’une forme de vie particulière fondée sur le « renoncement » (avec toutefois un retrait du monde qui ne restitue que la moitié des exigences initiales), avant tout ce radicalisme spirituel de l’enracinement dans le Royaume des cieux, que l’Église demande à chacun dès qu’il entre dans son sein, mais qui apparaît ici comme un renoncement « incarné » ; il serait exact de dire un renoncement « à la lettre », mais c’est là une expression trop étriquée puisqu’il s’agit principalement de « l’Esprit ».
Si l’on voulait chercher dans l’Église pleinement structurée la forme de vie la plus proche de cette origine, on pourrait penser à celle des instituts séculiers, qui entendent vivre le radicalisme des conseils de perfection, mais sans se séparer du monde, avec des membres qui peuvent être aussi bien prêtres que non-prêtres. Mais ces communautés elles-mêmes ont déjà dans le droit ecclésial un fondement qui n’existe pas encore dans les incertitudes du début. En aucun cas, on ne saurait restreindre cette situation initiale à un état inaccessible aux femmes ; d’ailleurs nous voyons même des femmes accompagner le Seigneur en le servant.
Le plus important est de comprendre que le Royaume qui nous est venu du Père en la personne de Jésus ne se laisse pas circonscrire d’entrée de jeu dans des formes propres à une société humaine étrangère à Dieu, que ces formes soient profanes ou sacrées. Comme le Ressuscité passe corporellement à travers les portes fermées, le Royaume incarné passe d’abord par des organisations fermées. On n’a jamais cessé de se diriger vers cette origine qui, tout en faisant partie du premier temps de l’Incarnation, n’en demeure pas moins pour ainsi dire u-topique (« le Fils de l’Homme n’a pas de lieu où (reposer sa tête) » ouk echei pou, Matthieu 8,20). On a comparé ce dénuement de Jésus au début de sa vie publique à celui d’un François d’Assise, dont l’idéal transcende toute règle de vie terrestre, mais à qui il reste encore, pour devenir accessible, à se fondre dans une ou plusieurs structures. C’est ce que saint Ignace avait pressenti à l’origine, avant d’être contraint, par l’Inquisition, à l’étude de la théologie.
Le mot de Loisy selon lequel on attendait le royaume des Cieux, mais ce fut l’Église qui vint, est vrai, mais dans un sens tout différent de celui qu’il lui donnait. Jésus, en annonçant le Royaume des Cieux, l’affirme possible dans l’optique de Dieu ; mais dans l’optique de cette terre pécheresse, de cet « Israël qui tue les prophètes », c’est là chose impossible. Lorsqu’il devient clair que Jésus marche vers la passion, lorsqu’il devient manifeste que selon le plan total du Dieu trinitaire, le Royaume ne peut s’établir sur terre que par la croix et la résurrection, les contours de l’Église se dessinent à travers cet événement. Quand Jésus transforme son obéissance silencieuse envers le Père, en obéissance résolue, prenant sur Lui le péché du monde, l’Esprit Saint devient pour Lui une règle figée, objectivement impitoyable. Quand, par ailleurs, sa chair et son sang deviennent par le pressoir de la croix l’eucharistie qui doit rester, pour le monde à venir, directement accessible, alors s’accomplit la succession primitive du Christ grâce au ministère ecclésial ; celui-ci, dans la suite des temps, trouvera sa place au point précis où se rejoignent l’univers du péché et l’univers du Seigneur demeuré sans péché dans sa passion : et ce jusqu’à la fusion et l’achèvement du processus de l’Incarnation, dans la pleine réalité de notre monde tel qu’il est.
L’autorité de la hiérarchie vient de la croix, même si on doit l’exercer et lui obéir dans l’Esprit du Ressuscité. La mort au monde, prescrite par les conseils de perfection, et l’obéissance, prennent à leur tour les aspects passionnels que l’on ne peut assumer que dans l’esprit de Pâques. Et en définitive, c’est toute la vie chrétienne qui s’écoule au seul rythme possible de l’amour et de la résurrection, comme saint Paul le dit au chapitre 6, de l’Épître aux Romains : déjà par le baptême nous sommes configurés au Seigneur, dans sa mort et dans son ensevelissement ; cette descente avec Lui dans la mort nous permet avec Lui une montée vers une vie sans péché, une vie de ressuscité pour Dieu.
En distinguant ainsi deux phases dans l’annonce du Royaume par le Christ, nous nous contentons de suivre le schéma des Évangiles : c’est dans une péripétie de son existence, l’épisode de Césarée de Philippe, qu’ils placent la première annonce de la passion et de la montée vers Jérusalem. Loin de nous l’idée d’insinuer par là que Jésus n’a pas eu la prescience de l’inévitable souffrance qu’Il allait subir. Le prophète Isaïe, dès l’instant où Dieu l’appelle, s’entend prédire à la fois la mission qui lui est confiée, et l’échec de cette mission. Et rien n’empêche que Jésus, après avoir reçu sa mission du Père, ait mis toute sa force à proclamer son règne, tout en remettant entre ses mains la connaissance qu’il avait de son échec : un jour, la Croix serait une réalité, entraînant dans le groupe des Apôtres les changements nécessaires, comme autant d’applications concrètes !
L’Heure décisive de Jésus-Christ, celle où Il porte sur la Croix le péché du monde, débouche, transcendant le temps, sur sa résurrection ; mais il lui faut pour demeurer présente aux hommes à venir, le caractère objectif et les pouvoirs attachés au sacerdoce. Ce caractère objectif infaillible dans lequel l’indignité du ministre ne compte plus, a beau être une nécessité pour la communauté dès lors constituée en Église, il n’en est pas moins inséparable, dans son aspect existentiel, de l’appel initial des Apôtres. Lorsque Pierre reçoit irrévocablement sa mission de pasteur du troupeau, il se produit deux événements simultanés : il doit s’affirmer (sous les yeux du disciple bien-aimé ! Jean 21,15) comme celui dont l’amour est le plus grand, et il se voit prédire la manière dont en mourant il sera configuré jusque dans sa subjectivité au Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis : « Suis-moi » (Jean 21,18 s.). Le sacerdoce et les pouvoirs qui en résultent ne sont pas séparés de leur sol nourricier, l’annonce du Royaume, car Jésus n’a voulu l’entreprendre qu’avec d’autres prédicateurs acceptant son exigence d’un « renoncement incarné ».
À considérer abstraitement pour lui-même le caractère objectif du sacerdoce, on a sans doute sous-estimé la convergence profonde entre la prêtrise dans le nouveau Testament et cet état de perfection aux contours de plus en plus nets : des responsables mariés apparaissent dans les épîtres pastorales. Toutefois, saint Paul ne cesse pas, dans sa propre vie, de souligner avec insistance la justesse et la convenance d’une pareille convergence. Ce faisant, il affirme la valeur des deux sources de l’autorité : l’objective et la subjective. Détenteur d’un pouvoir reçu du Seigneur, il peut aussi bien se donner lui-même en modèle (en grec : typos) à la communauté : c’est toute son existence qui est à l’image du Christ. Notons aussi qu’il ne rompt pas ses liens avec le monde du travail ; alors qu’il serait en droit d’attendre sa subsistance des communautés, il n’en continue pas moins à tisser des tentes. Il vit en serviteur institué par le Christ, mais dans la pauvreté évangélique, sans la concevoir pour autant comme une fuite du monde. Il va de soi aussi qu’il renonce au mariage, sans jamais douter que le Maître l’appelle à sa suite, pour une vie toute vouée à la bonne nouvelle, une vie eschatologique.
Comment caractériser cette imitation « incarnée » du Christ qui aboutit plus tard à la vie de perfection (il ne saurait être question d’en retracer ici l’histoire fort complexe) ? Le vocable le plus approprié et le moins partiel pourrait être celui de « radicalisme ». C’est lui qui fait aller l’imitation incarnée (renoncement) jusqu’à prendre place dans la croix et la résurrection. Radicalisme d’une obéissance spirituelle qui va de pair avec une règle de vie inspirée du Saint Esprit, et qui, toujours par Lui, s’individualise. Radicalisme aussi d’une mort au monde tout entière enracinée dans la mort de Jésus-Christ et non dans la retraite néoplatonicienne. Nous concéderons qu’ici une idéologie extérieure au Christianisme a servi à exprimer des vérités et des valeurs purement chrétiennes. Mais cela ne saurait remettre en cause leur bien-fondé. La mort au monde (chaque chrétien doit l’accomplir et y acquiescer lors du baptême) n’est pas la fuite du monde. Mourir au monde en Jésus, revient à se livrer avec Lui pour le monde et en faveur du monde – encore un point laissé trop souvent dans l’ombre par la théologie monastique officielle. Le radicalisme incarné de la vie évangélique, s’il est vraiment vécu, est par lui-même apostolique, comme il ressort des paroles sur le grain de blé tombé en terre et qui meurt pour porter beaucoup de fruit.
On peut rapporter les conseils pour la vie parfaite au radicalisme de la croix et leur donner à partir d’elle des formes objectives, ils n’en conservent pas moins un lien particulier avec l’annonce initiale du Royaume, celui d’être précisément des conseils et non des ordres. C’est le « conseil », le « souhait » de Dieu pour nous qui sous-tend le discours inaugural de Jésus, quand bien même il semblerait durcir les « commandements » de l’Ancienne Alliance (« on vous a dit… mais moi je vous dis… »). La logique de la nouvelle perfection évangélique n’est plus celle du devoir, mais celle de l’autorisation. Cependant ce pouvoir-faire ne sera confirmé et parachevé dans l’imitation du Fils de Dieu, qu’en se traduisant par un inflexible devoir-faire, le dei de l’Histoire du salut : « il* fallait* que le Christ souffrît ». Bien plus, ce devoir-faire, c’est pour ceux qui suivent le Christ, le pouvoir-faire le plus élevé, celui qui renferme les grâces les plus hautes.
Puisque c’est la charité du Nouveau Testament que recouvrent les conseils de perfection, ceux-ci concernent tout chrétien. Quant à savoir si l’on peut ou si l’on doit donner à cette vie évangélique, destinée à tous, la forme déterminée qui, dans l’histoire de l’Église, est devenue les vœux religieux, c’est là une simple question de vocation particulière et d’élection, dont le Christ a l’initiative. Pour les Exercices de saint Ignace, il convient de chercher à savoir si le fidèle perçoit un appel particulier du Christ qui le voue à la « pauvreté actuelle », ou s’il est appelé à la « pauvreté spirituelle », sans cesser pour autant, en sa qualité de chrétien, de tendre vers la perfection (cf. Exercices, n° 98). Une élection particulière est l’affaire du Seigneur ; elle n’est pas laissée à l’appréciation du chrétien qui désire à l’aide d’une règle théorique découvrir ce qui est « le plus parfait » pour lui : n’être pas choisi pour la vie de perfection « actuelle » n’est pas une injustice qu’il subirait. Mais il lui faut considérer deux choses : la mise en pratique « actuelle » des conseils de l’Évangile est du domaine de la perfection, mais seulement comme un instrument de celle-ci, comme ce qui y dispose3. Par conséquent, on peut tout à fait rechercher l’imitation du Christ en observant le commandement de la charité, et atteindre ainsi la « perfection » chrétienne (Exercices, n° 135).
Nous pouvons désormais parler de ces chrétiens que l’on a l’habitude d’appeler « laïcs » : mais nous l’avons dit, c’est là un terme négatif qui leur dénie à la fois le sacerdoce et la vie de perfection incarnée. Ils sont pourtant (c’est là le terme positif) des membres à part entière de la communauté ecclésiale. Apportons tout de suite une précision. Qu’il s’agisse du rapport entre laïc et prêtre, ou du rapport entre laïc et religieux (vivant selon les conseils de perfection), il n’y a pas de tout ou rien, mais bien une analogie qui repose sur l’identité de l’appel dans l’Église et sur le radicalisme de l’amour du Christ.
L’analogie entre le laïc et le prêtre repose sur leurs rapports diversement exprimés au « sacerdoce commun » de tous les chrétiens, puisque le Christ total, Tête et Corps, offre à Dieu le don de sa personne tout entière, don agréé par Dieu comme le véritable sacrifice spirituel qui rend possible sa réconciliation avec le monde pécheur4. Comme chaque baptisé fait don de lui-même dans la mort du Christ sur la croix, quiconque participe à l’Eucharistie fait de même, s’il est prêt à s’offrir lui-même avec le Christ au moment de l’offertoire dans le don que fait l’Église du pain et du vin : dès lors qu’il accepte d’offrir en sacrifice ce qu’il a de plus précieux, son Seigneur et Rédempteur, pour le salut du monde, combien plus acceptera-t-il de se livrer lui-même, qui n’est rien, face à Celui qui est tout ! « Mon sacrifice et le vôtre », dit le prêtre à l’assemblée, mais l’analogie que l’on relève ici prend sa source dans un « nôtre » qui leur est commun et se fond indissociablement dans le sacrifice même du Christ. La même analogie continue à se faire jour dans un autre rapport, le rapport à la mission d’annoncer l’évangile : si le prêtre a d’abord la charge d’annoncer aux croyants l’enseignement évangélique, de l’expliquer et d’en témoigner par toute sa vie – mission à proprement parler pastorale – le laïc, pour sa part, propage à son tour cette annonce dans le monde, en répercutant au dehors parmi les non-chrétiens le témoignage reçu à l’intérieur de l’Église, ceci par son exemple et en rendant raison de sa foi (1 Pierre 3,15). II faut sérieusement relativiser l’idée selon laquelle la mission serait avant tout l’affaire du clergé, et non tout aussi bien celle des laïcs. C’est ce à quoi nous engage l’Écriture, l’Histoire de l’Église, et plus encore la situation actuelle du Christianisme ; que l’on songe à la phrase de Péguy : «* Nous sommes tous à la frontière *»5.
Pour ce qui est de la mission propre du pasteur, c’est d’abord une fonction à l’intérieur de l’Église, au service de tout le peuple chrétien (principalement de son unité dans la pensée et dans la foi), et ce n’est qu’à travers cette mission première, si les chrétiens savent la mener à bien, qu’elle sera aussi témoignage rendu au Christ pour le monde extérieur. La fonction du pape est là pour favoriser l’unité des chrétiens, et si ces derniers dans leur ensemble n’en donnent pas le témoignage, cette fonction n’a pas de raison d’être. On peut déjà distinguer ici l’analogie interne et par là laisser de côté le délicat problème de la réception des décisions hiérarchiques.
Il a déjà été question de l’analogie entre le laïc et le religieux lorsque nous avons traité de la liberté qu’a le Christ d’appeler à sa suite, en nombre assez restreint, « ceux qu’Il voulait » (Marc 3,13), hommes ou femmes. Celui qui n’entend pas cet appel s’adresser à lui, ne peut se plaindre d’être tenu à l’écart par le Seigneur. Il convient ici de rappeler que l’appel des disciples dans l’Évangile eut lieu pendant la première période de l’annonce du Royaume, à un moment où ne se dessinait pas encore de différenciation des « états » religieux, et où tous étaient exhortés à entrer dans le règne de Dieu, c’est-à-dire dans un esprit d’amour parfait du Père, qui déjà doit s’établir sur cette terre. L’appel à entrer dans le Royaume est le radicalisme qui embrasse toutes les formes de vie chrétienne. Il ne serait pas bon de définir la vie des religieux par les termes : « état de vie conforme aux conseils de perfection », et celle des laïcs par les ternies : « état de vie conforme aux commandements ». Car les commandements de l’Ancien Testament se transcendent tous dans l’ordre des conseils de perfection, de la volonté spontanée de faire plus, car ce Dieu qui maintenant se révèle, est le Dieu dont l’amour demande toujours plus.
C’est ce qui fait que les chrétiens sont d’abord simplement des chrétiens, et qu’ils doivent constamment tendre vers l’exigence plus grande de l’Amour nouveau. C’est cette image que donnent les épîtres de saint Jean, pour ne citer qu’elles, où il n’est jamais question d’état ou de forme de vie. Mais on trouve la même chose dans les épîtres de saint Paul, où la figure de l’apôtre ressort avec tant de force sous les traits d’un chef religieux qui met en pratique les conseils de perfection ; la communauté est toujours associée à ce que l’Apôtre fait, souffre, projette, exige ; le « je » ne cesse de se transformer en un « nous » ; il ne se comprend même en définitive que comme « le serviteur » du « vous ».
Sans parler longuement du mariage, rappelons qu’il est une manière, d’ailleurs non obligatoire, de vivre une vie de laïc ; en revanche, il serait contradictoire avec la vie de perfection et l’Église d’Occident demande à ses prêtres d’y renoncer, du fait de la convergence déjà évoquée entre le sacerdoce et la vocation particulière. Certes, le mariage ne franchira pas le seuil de l’éternité (Matthieu 22,30), et par conséquent celui qui veut mener une vie eschatologique doit si possible s’abstenir du mariage (ibid. 19,12 ; 1 Corinthiens 7,8 s.). Mais le mariage fondé par Dieu dès l’origine (Marc 10,6 ; Éphésiens 5,31), ne saurait être considéré comme contraire au christianisme et comme tout simplement dépassé (1 Timothée 4,3) ; dans de nombreux cas, il est recommandé avec insistance (ibid. 5,14 ; 1 Corinthiens 7,9). Mais au sens du Nouveau Testament, le mariage n’a pas son idéal en lui-même, mais dans le rapport du Christ et de l’Église, rapport qui transcende la différence des sexes. En tant que sacrement, il prend part à ce « grand mystère », il tend vers lui et se modèle sur lui : il en est participant (Éphésiens 5,32). Si, comme le dit expressément saint Augustin, celui qui ne se marie pas n’est pas en lui-même plus parfait que celui qui se marie, le célibat est comme tel plus parfait que l’état de mariage6. Si l’on recommande le célibat à cause du Christ, c’est que cette « forme » de vie a déjà la perfection eschatologique : la vie doit s’y conformer autant que possible. Dans le mariage, la « forme » est liée au monde ancien (éon), et il faut se faire violence pour transfigurer l’Eros de ce monde en pure Agape surnaturelle. Cet effort peut mener au but par la grâce du Christ et par la grâce sacramentelle en particulier, non sans des renoncements de toutes sortes qui font passer de l’annonce du Royaume à la rencontre de la Croix.
En conclusion, nous dirons que tout ce qui dans l’Église présente le caractère d’une élection particulière, qualitative (ministère ou vie de perfection), est soumis à la dialectique de la dernière place, sur laquelle le Christ et saint Paul n’ont cessé d’insister. Si celui que nous appelons à juste titre Seigneur et Maître a déjà lui-même choisi cette place (Jean 13,13), elle revient à plus forte raison aux » serviteurs » et aux « envoyés ». Toute structure d’Église est aussi service, si bien qu’en définitive tout ce qui n’est pas structuré (du point de vue qualitatif) se trouve à la première place – et ce n’est pas sans danger (1 Corinthiens 4,8) – « tout est à vous : Paul, Apollos et Céphas, le monde, la vie, la mort, le présent et l’avenir, tout est à vous » si « vous êtes au Christ, qui lui-même est à Dieu » (1 Corinthiens 3,21 b-23). Les chrétiens forment ensemble le cœur de l’Église, où les ministères ont une fonction de service et la vie de perfection sert d’engrais (saint Augustin). L’aspect et l’on peut éviter ce mot en lui substituant simplement le terme de « chrétien ». Si le ministre est un « envoyé » du Christ à la communauté (2 Corinthiens 5,20), l’« intendant » de ses mystères (1 Corinthiens 4,1), (2 Corinthiens 5,20) l’« intendant » de ses mystères (1 Corinthiens 4,1), cette mission intérieure renvoie à la mission de toute l’Église, de la communauté concrète, et de chaque individu dans le monde : à ce titre, le chrétien qui reçoit un envoyé du Christ, se mue lui-même en envoyé, muni d’un charisme personnel, qui n’est jamais une fin en soi, mais toujours un moyen en vue d’un service à remplir. En présence de ce charisme que l’on doit se garder d’assimiler à la fonction apostolique (en établissant des relations quantitatives), sous peine de voir la communauté elle-même s’attribuer le sacerdoce, tous deviennent un seul corps aux membres multiples : « vous n’avez qu’un seul Maître, vous êtes tous frères » (Matthieu 23,8).
- En allemand, l’idée est plus nette : le mot Laie, ici traduit par « laïc », y désigne avant tout celui qui ne s’y connaît pas dans un domaine donné, le non-spécialiste qui ne voit les choses que du dehors. D’où la question posée par le titre : il y a des laïcs dans l’Église, mais personne n’y est « en dehors du coup » (N.d.l.R.).↩
- Voir, dans ce cahier, l’article de P.W. « Aux frontières du laïcat », p. 67-71 (N.d.l.R.).↩
- Saint Thomas, Somme théologique, IIa IIae, q. 186, a. 2, c : « instrumentaliter et dispositive ».↩
- Cf. saint Augustin, La Cité de Dieu, X,6.↩
- Péguy, Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, dans Œuvres en prose 1909-1914, Paris (Bibliothèque de la Pléiade), 1961, p. 964-968, cit. p. 967.↩
- « Si quelqu’un dit que l’état de mariage est à placer avant celui de virginité ou de célibat, et qu’il n’est pas meilleur et plus heureux de rester dans la virginité que de conclure mariage, qu’il soit anathème » (Concile de Trente, session 24, canon 10).↩