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Exégèse et dogmatique
1. Un travail de sape
Beaucoup de laïcs ressentent une profonde inquiétude devant les conquêtes incessantes de l’exégèse moderne et devant les reculs, voire les mutilations qui semblent en résulter pour la dogmatique. Sur quelque texte des Évangiles (eux surtout sont en cause) qu’on veuille se fonder, on trouve toujours un critique pour le retirer de sous nos pieds. Des paroles et des miracles de Jésus, il semble ne rester presque plus rien de certain. Le cadre d’ensemble, biographique et géographique, de sa vie, est déjà chez Marc l’œuvre du rédacteur, puisque Jean découpe tout à fait autrement. Presque tout ce que Jésus dit de lui-même disparaît : ce n’est pas lui-même qu’il annonce, mais la venue du règne de Dieu. Les titres de Messie (Christ), de Fils de Dieu, de Seigneur, disparaissent. Celui de « Fils de l’Homme » est encore vivement débattu, mais pour beaucoup, on a depuis longtemps la preuve de son introduction tardive. De nombreux miracles sautent aussi, surtout les miracles opérés sur la nature, même si beaucoup de guérisons sont incontestables. Tombent également les scènes (pseudo-) historiques qui venaient habiller certaines sentences reçues de la tradition. Quant aux paroles mêmes de Jésus (logia), on admet pour presque toutes qu’elles ont été transposées après coup dans d’autres contextes ; on en a la preuve tangible dans les différents traitements subis chez Luc et chez Matthieu par les paroles provenant de la « source des discours » (Q). Si l’on ne veut pas attribuer à Jésus d’insupportables contradictions, il faut mettre entre parenthèses, comme ajouts de la communauté, une bonne partie de ses paroles : ainsi, l’envoi final des disciples dans le monde entier, ou l’idée selon laquelle l’évangile aura été prêché à tous les peuples avant la fin du monde. Il est difficile de dire ce qui du récit de la Passion a été très tôt (dès avant Marc) remodelé d’après des motifs de l’Ancien Testament, pour être plus tard glosé par Matthieu avec un « conformément aux écritures ». Le judaïsme tardif avait intensifié le motif classique du juste souffrant et sauvé par Dieu pour en faire celui du martyr ou du « pauvre » sans défense, injustement condamné, et expiant par là pour le peuple. Jusqu’à quel point ce motif a-t-il influencé l’interprétation de la Croix (comme « rançon pour la multitude ») dans la communauté primitive, chez Paul, et enfin dans les Évangiles ?
Quiconque lit le texte des Évangiles avec des yeux formés à l’école de l’histoire des formes ou de l’histoire de la rédaction tombe à chaque péricope, et souvent à chaque verset, sur des déchirures, des coutures, des pièces artificiellement agrafées, des stratifications qui se chevauchent. Derrière presque chaque mot se trouve une histoire mouvementée, que l’on peut reconstituer, pour les couches superficielles, mais qui, à mesure que l’on s’approche de la forme primitive, des paroles, des actes, de l’être même du Jésus historique, nous échappe pour se réfugier dans l’incertitude, et parfois dans une totale obscurité. Le simple croyant qui lit et qui prie peut certes dépasser ces difficultés et faire confiance à l’Esprit Saint qui a inspiré l’Écriture dans sa totalité ; elle fournira ainsi à la foi chrétienne un sol suffisamment sûr, d’autant qu’elle se présente d’emblée comme document de la foi confessée par l’Église primitive. Mais n’est-ce pas tomber ainsi dans un cercle vicieux ? Foi primitive et foi d’aujourd’hui se supposent l’une l’autre, en cercle, tandis que la science exégétique cherche à découvrir sur quel fondement premier cette foi repose. Peut-être est-ce finalement sur des pieds d’argile ? La foi n’a-t-elle pas donné à la parole révélée la forme qui lui permettrait de se justifier ? Quoi qu’il en soit, la dogmatique aura à réfléchir très expressément sur ce soupçon, si elle ne veut pas bâtir sur le sable.
2. Le noyau dur
Pourtant, sous toutes les couches peintes après Pâques, transparaît un noyau dur de vérité historique : si Jésus a été crucifié sous Ponce-Pilate, c’est sans aucun doute à cause de sa prétention, insupportable à des oreilles juives, d’être l’interprète suprême, supérieur même à la Loi, de la volonté et de l’enseignement de Dieu, de représenter Dieu d’une manière si personnelle qu’il osait pardonner les péchés et prendre au nom de Dieu le parti des pécheurs contre ceux qui, forts de leur zèle pour la Loi, cherchaient à se justifier eux-mêmes devant Lui. Dans cette prétention, la dureté du Non à toute autojustification n’était que le revers de la douceur du Oui à quiconque s’en remet, dans une humble confiance, à la miséricorde de Dieu. Le « comportement » de Jésus était l’image de celui de Dieu ; cela n’était possible en vérité que si ce comportement était fondé sur une mission absolument unique reçue de Dieu ; car autrement il aurait, comme le dit une de ses paroles indubitablement authentiques, « chassé les démons au nom de Belzébul ». Du fait qu’il était là, c’était – d’après son message central et d’une authenticité certaine – le règne de Dieu dans le monde qui était en train de venir. Ni simplement déjà là, ni réservé pour le futur, mais « à son lever », « sur le seuil » : entre lui et le règne qui venait, il n’y avait plus de place pour un autre prophète.
Cette prétention était insupportable, bien plus que celle d’aucun des prophètes qui l’avaient précédé et aux destins desquels Jésus associe le sien. Jusqu’à quel point il a pu espérer que sa mission réussirait en Israël, est une question que l’on peut laisser de côté ; mais il est possible, même au plan purement humain, d’espérer ce dont on sait très bien que ce n’est pas réalisable. Il y a dans la vie de Jésus d’un côté une tâche limitée, pour le temps où il est homme : pour le dire avec les mots de Jean, attirer tout à soi, « pas seulement le peuple, mais rassembler et unir les enfants de Dieu dispersés ». Les paroles de l’eucharistie, dont l’exégèse a du mal à se débarrasser, « versé pour vous et pour la multitude », montrent ces deux stades. De même que sa mission publique n’engageait pas que lui, mais qu’elle rendait Dieu présent en accomplissant la tâche reçue de Lui, de même sa mort n’a rien de privé, elle est bien plutôt l’accomplissement de sa présentation de Dieu. L’événement du « troisième jour » montre à la foi que Dieu a pris le parti de son « interprète », que la manière dont celui-ci présentait Dieu était non seulement exacte, mais opératoire et définitive pour le monde entier.
On parle ici d’une « christologie implicite », en voulant signifier par là, avec raison, qu’elle est grosse d’un contenu plus riche que toute transposition en termes explicites. S’il en est ainsi – et c’est bien le cas –, l’exégèse, la dogmatique, et leur relation mutuelle en reçoivent leur forme et leur norme. Le principe suprême à maintenir est alors le suivant : la Parole que Dieu adresse au monde en Jésus (« le Verbe s’est fait chair ») n’est prononcée jusqu’au bout qu’avec la Croix et la Résurrection. Les paroles et les actes de l’homme mortel qu’était Jésus ne sont qu’un fragment de cette Parole. Celui à qui incomba la tâche d’intégrer ce fragment à la Parole totale – le Ressuscité lui-même, ou l’Esprit Saint, ou la foi de l’Église primitive, ou ceux qui formulèrent la parole qui devait devenir un Évangile en forme – a dû dans tous les cas procéder à une transposition. On comprend par là – et nous aurons à l’expliquer plus en détail – dans quelle mesure le règne de Dieu, pour Jésus lui-même, est dans son existence terrestre, « seulement » en route, « seulement » commencé : c’est seulement son propre destin, auquel il ne peut plus activement donner forme, mais seulement se remettre, qui allait transformer le règne à venir en règne « venu », qui ferait de lui le « règne en personne » (l’autobasileia d’Origène), et de telle sorte que le sujet de l’annonce en serait en même temps l’objet.
3. Conséquences pour l’exégèse
« L’individu est ineffable » : le langage ne peut exprimer ce qui est unique qu’approximativement, en le cernant par des concepts et des représentations généraux. À plus forte raison si, par l’intermédiaire d’un homme unique, c’est le Dieu inexprimable qui parle. Non qu’il serait dans l’impossibilité de se faire comprendre, quand il envoie sa parole dans le monde ; mais les hommes ne comprendront cette parole unique, qui abrite en soi « corporellement » la plénitude de Dieu, qu’à travers des approximations qui, par principe, ne seront jamais définitives. N’y a-t-il donc aucune manière adéquate d’accueillir la Parole divine ? Reste-t-on dans le vague et l’à-peu-près ? Non, la réponse adéquate, c’est l’abandon dans la foi, c’est le Oui prononcé sans réserve, dans l’Esprit Saint. Ce Oui s’adresse à la Parole en tant que personne : ce que tu dis, ce que tu es, est la Vérité. En revanche, ce qui est compris de la Parole exprimée n’est jamais qu’un fragment de ce qui est implicitement visé et accepté.
Quand Jésus parlait aux Juifs, il lui fallait bien se servir des différents styles que son époque pouvait comprendre : juridique, prophétique, sapientiel, apocalyptique ; on peut même supposer dans l’horizon de Jésus et de son époque la présence d’éléments hellénistiques. Ces formes culturelles ne sont pas inertes et séparées l’une de l’autre, mais fondues ensemble. Pour exprimer l’actualité unique du message, on peut utiliser chacune à fond. Mais aucune ne pénètre jusqu’au fond. Chacune ouvre un accès, mais aucune ne saisit la chose même, et en entier. Ceci ne vaut pas seulement, il faut en être bien conscient, pour ceux qui regardèrent et écoutèrent directement Jésus, mais aussi pour ceux qui après Pâques se retournèrent, avec les yeux renouvelés du cœur, sur sa vie et son action terrestres. L’Esprit Saint ne leur inspirait guère de nouvelles paroles de Jésus ; ils devaient se contenter de ce qui leur restait d’un temps où, comme ils le reconnaissaient eux-mêmes, ils n’avaient à peu près rien compris : des paroles isolées, qu’ils alignaient maintenant par rubriques, comme les perles d’un rosaire, ou comme des joyaux dans une monture (monture que l’histoire des formes peut définir) ; des gestes isolés qu’ils faisaient peut-être ressortir en les opposant à l’arrière-plan de l’ancienne alliance (p. ex. aux miracles d’Elie et d’Élisée) ; des fragments qu’ils ajustaient au contexte actuel de la vie de leurs communautés, pour leur assurer la vie dont ils les savaient capables, et qui dépasserait celle qui était liée à la situation dans laquelle ils avaient été prononcés. S’ils devaient alors transposer, c’était pour être fidèles à l’actualité de la Parole divine. Ils prirent aussi quelques paroles presque, ou totalement, incompréhensibles : quelqu’un les comprendrait peut-être, un jour.
Certes, chaque rédacteur a son plan, chacun tend un cadre pour y disposer les pierres de sa mosaïque, mais le cadre est assez large pour accueillir aussi ce qui s’y adapte mal. Ils taillent les diamants bruts, chacun à sa manière, et puisque chacun opère à sa façon, deux conséquences s’ensuivent : les pierres brillent à l’intérieur de leur monture, mais la taille leur a fait perdre un peu de leur substance. La forme dans laquelle on les introduit, ou le contexte où on les insère, les fixe. Cette transposition est nécessairement ambivalente : pour que nous le percevions, et pour que nous percevions que c’est inéluctable, il n’y a pas qu’un seul Évangile, mais quatre, que l’on peut réduire à une synthèse supérieure. La seule synthèse, et par suite la mesure à laquelle on puisse et doive mesurer, c’est d’une part la Parole de Dieu comme personne parlante et parlée, et de l’autre la foi de l’Église, comme acte (fides qua) et comme contenu (fides quae), qui énonce « Jésus (est le) Christ », ou « le Verbe (Dieu) s’est fait chair (homme) », ou « Dieu est amour (et l’a prouvé en nous donnant son Fils) », ou « Qui n’aime pas le Seigneur, qu’il soit anathème », etc. Ces formules élémentaires confessent la foi au contenu de la synthèse opérée par Dieu entre la vie, la mort et la résurrection de Jésus, et en celui de la synthèse, opérée là aussi par Dieu, entre cette Parole totale et la foi de l’Église.
C’est là que toute exégèse reçoit sa norme. Aussi bien quand elle dégage les horizons culturels de l’époque et leurs effets dans le texte pour en montrer la compatibilité ou les conflits, que lorsqu’elle cherche à transposer ces horizons passés dans ceux de la culture d’aujourd’hui, opération pendant laquelle il lui faut garder présente la nécessité de ne rien faire perdre de son contenu à la foi qui seule fournit la norme. Que cela doive être possible, l’Esprit Saint s’en porte garant, qui introduit chaque fois à nouveau dans la totalité de la vérité originelle. Nombreux sont les exégètes qui font ainsi leur métier objectivement et sans compromis, parce qu’ils ressentent la norme que le texte étudié, par ce qu’il dit de lui-même, leur indique objectivement, comme celle qui leur est donnée de l’intérieur, et qui accomplissent ainsi leur travail dans l’Esprit Saint. Ils ont alors une théologie impliquée objectivement par leur méthode, non pas plaquée du dehors, mais tirée de l’objet lui-même, réclamée par lui. Leur philologie est objective, précisément parce qu’elle se laisse méthodiquement guider par le sens du texte. On pourrait citer ici le nom d’Érasme.
4. Conséquences pour la dogmatique
Chaque livre des Écritures contient déjà sa théologie, et dans la mesure où il contient un point de vue déterminé sur la vérité, sa théologie déterminée. Assez souvent, elle est elle-même déjà une synthèse, un compromis entre diverses traditions. Comme tous les livres cernent la vérité du Christ, ils convergent tous vers Lui comme vers leur unique synthèse possible. C’est pourquoi les manuels de « théologie du Nouveau Testament » ne peuvent faire autre chose que traiter successivement les théologies de l’Église primitive, ou ce qu’on peut en reconstituer, de Paul, de Marc, de Luc, etc., pour en montrer les convergences et les divergences. La synthèse est au-dessus de l’histoire, parce que le Christ est ressuscité et « retourné » au Père, mais elle est passée par l’histoire, qu’elle contient en soi, et, dans l’Esprit Saint, elle conserve dans chaque situation historique une totale actualité.
La dogmatique, et, la théologie en général, peut sans cesse réfléchir sur ce fait, sans pouvoir pour autant prétendre se poser comme la synthèse normative. Elle laissera l’Écriture, qui est la figure indépassable et normative pour l’Église de la Parole de Dieu, lui montrer qu’en elle c’est aussi bien le Jésus terrestre que le Seigneur élevé dans la gloire qui parle : chez les Synoptiques, où paroles et actes du Jésus terrestre baignent dans la lumière de Pâques qui leur donne sens et clarté ; ou chez Jean, où les deux, Jésus terrestre et Seigneur céleste, sont projetés l’un dans l’autre comme un seul et même sujet. Elle se gardera, devant cette figure faite de mots, de lire et d’interpréter les textes comme des réalités purement intramondaines, pour ainsi dire à deux dimensions seulement, leur laissant au contraire leur incomparable profondeur.
D’autre part, la dogmatique devra se mettre à l’école de l’histoire de la foi de l’Église pour en apprendre dans quelle direction il lui faut s’avancer vers une synthèse, qu’elle ne peut certes jamais achever, mais qu’elle devra au moins désigner de façon inchoative à la foi de l’Église. L’Église possède un sens de l’intégrité de la foi, qui a sa base dans le peuple entier, et sa pointe dans ce service qui a pour fonction de « paître » et de « raffermir les frères ». Les délimitations (dé-finitions) qui émanent de l’autorité dans des situations déterminées servent à protéger la foi. Celle-ci doit rester en effet ouverte sur la vérité totale, et ne pas se rétrécir à une seule perspective particulière, raccourcie parce qu’empruntant sa norme au monde, et ne pas oublier les nombreux aspects que la tradition de l’Église, d’une part restitue intégralement, et d’autre part a conquis en réfléchissant sur la plénitude de la révélation, faite dans l’Écriture. La théologie, en particulier la dogmatique, parce qu’elle est un effort pour comprendre, a toujours une dangereuse tendance à réaliser et à exposer elle-même la synthèse décisive et à tout y intégrer, donc à lire les textes scripturaires comme des textes « fermés », et à prendre les définitions pour des principes expliquant tout. La pratique d’une telle dogmatique produit des intégristes de fait qui, s’ils vont jusqu’au bout de leur position, doivent mettre leur système intégral, c’est-à-dire sans faille, à la place du système infiniment ouvert de Dieu.
5. La collaboration de l’exégèse et de la dogmatique : un exemple
L’exégèse moderne est pour la dogmatique d’aujourd’hui ou de demain un indispensable garde-fou contre une spéculation qui se contenterait de poser des principes a priori et d’en déduire en droite ligne les conséquences. Réciproquement, l’exégèse, jusque dans son propre travail, ne peut se passer de la dogmatique. Montrons-le pour finir sur un exemple particulièrement difficile, celui de la conscience de Jésus. L’horizon de conscience d’un homme véritable – ce qu’était Jésus – est nécessairement fini. Or, un assez grand nombre de textes montrent irréfutablement que Jésus attendait la venue du règne de Dieu et donc la fin du monde pour un avenir très proche ; « certains de ceux qui sont ici » verraient cet événement avant leur mort. On ne peut se tirer d’affaire en arrachant à Jésus cette attente apocalyptique de la fin prochaine pour l’attribuer à la seule Église primitive. On a essayé par tous les moyens de tirer de quelques textes que Jésus lui-même aurait conçu un temps intermédiaire entre sa mort et son retour, à mon avis sans résultats capables de s’imposer, car il s’agit presque certainement de couches tardives de la tradition, ou d’ajouts explicatifs, ou d’arrangement rédigés par l’Église primitive pour expliquer le retard de la Parousie. Jésus s’est-il donc fait des illusions et, ce qui est presque plus grave, a-t-il induit l’Église primitive en erreur en lui faisant attendre la fin des temps comme très proche ? Beaucoup, et pas seulement des exégètes libéraux, l’admettent franchement devant l’état des textes. Le dogmaticien peut-il se satisfaire d’une telle donnée ? Ne doit-il pas au contraire fournir à l’interprétation l’aide que lui apporte sa compréhension de Jésus comme exégète authentique de Dieu ? Et le peut-il sans mettre une muselière aux textes ?
Et si Jésus, pour lui-même, avait eu parfaitement raison ? D’après le dogmaticien, l’horizon ultime à partir duquel il parle n’est pas celui du genre littéraire apocalyptique, répandu à son époque, mais la tâche inouïe, reçue de son Père : réconcilier avec Dieu le monde en sa totalité, « en finir » avec le monde, arriver à la fin du monde. Dans le vocabulaire de saint Jean : enlever le péché du monde. Il n’a pas besoin de savoir d’avance comment cela sera possible ; il lui suffit que vienne l’« heure » du Père, que personne (« pas même le Fils ») ne connaît ; il lui suffit qu’elle soit l’« heure des ténèbres », qui conduit à la fin et apporte le dénouement : « Dieu l’a fait péché », « pour avoir miséricorde envers tous », dit Paul. La fin est en même temps jugement et salut, et ce, par le destin de Jésus (« Je dois recevoir un baptême »). Redisons-le : point n’est besoin qu’il sache quelque chose de la croix, bien plus, pour que son obéissance soit totale, il ne doit rien savoir de précis à son sujet ; celles des prédictions de la Passion qui la décrivent avec exactitude peuvent avoir été faites après coup [vaticina ex eventu]. Mais ce qu’il sait, c’est qu’il va lui arriver quelque chose de terrible, qui le fera pénétrer jusqu’à la fin du monde. Étrangement, cette horreur à venir ne le pousse à aucune hâte apocalyptique ; il peut esquisser une éthique de l’existence croyante qui n’a rien d’une « morale provisoire » pour le court laps de temps qui reste, mais qui donne l’impression qu’on a tout le temps de la vivre. Là aussi, c’est sa parfaite obéissance qui s’exprime dans sa façon de vivre dans le présent chaque jour et de laisser au Père le souci du lendemain. Une seule chose compte, c’est que chaque jour soit rempli entièrement par l’accomplissement de la volonté du Père. C’est vers cela qu’il tend, et pas (comme dans les apocalypses) vers l’« heure » du Père – et des ténèbres – qui s’approche de lui. Pour son action, il a un programme : Israël, mais plus d’une fois pénètrent déjà dans son champ d’action ces païens sur lesquels Israël a toujours été ouvert, d’une manière ou d’une autre. C’est à l’intérieur de sa tâche terrestre qu’il désigne les Douze comme aides dans la mission, comme représentants et juges des tribus d’Israël. Il fait ce qui est possible à l’intérieur de la tâche qu’il a à accomplir par son action, tâche dont l’horizon reste limité par son obéissance absolue au Père. Jésus n’a ni le désir ni le droit d’anticiper : en Jean 17, il confie les siens à la protection du Père pour la durée de sa Passion. La croix est la fin du monde. Matthieu la décrit très explicitement comme telle. Et Pâques est un monde nouveau au-delà de l’abîme intemporel.
L’Église appartient à la « nouvelle création ». Jésus l’a-t-il « fondée » ? Tout dépend de ce que l’on entend par fonder, ou de la manière dont on se représente l’acte de la fondation. Il a pris avec lui les représentants de l’Israël de la fin des temps, les a placés dans la fin et dans le commencement nouveau (en particulier en leur distribuant par avance son eucharistie), et il leur a insufflé à Pâques l’esprit qu’il avait expiré sur la Croix. Sa mission ne prévoyait pas qu’il eût à se soucier de ce qui viendrait après lui dans le temps : il abandonne cette tâche à l’Esprit divin, qui, dit-il, « prendra de ce qui est à moi » pour « vous mener à la vérité totale ». Après qu’il a eschatologiquement porté les péchés de tous, il peut être distribué à tous, il peut être trouvé en tous (« ce que vous ferez au plus petit »…), il est l’unité de tous. Ceux qui lui survécurent se tromperont quelque temps en prenant la forme de vie de Jésus pour l’attente, valable aussi pour eux, d’une fin du monde dont ils comprenaient la proximité au seul sens chronologique. Ce qui se passa sans dommage, comme le montre le grandiose exemple de Paul, qui attend le Seigneur, mais qui a aussi le temps de dresser et de réaliser des plans de mission jusqu’au bout du monde, et qui nous épargne ainsi d’avoir à entrer dans les problèmes complexes posés par tel ou tel verset des Évangiles.
On le remarquera : ce que dit ici le dogmaticien est radicalement anti-monophysite. Jésus n’était pas un surhomme capable de voir la totalité du temps. Son horizon était, de par l’Incarnation, rétréci à la mission à accomplir dans l’obéissance. Mais ce rétrécissement, d’autre part, n’est pas ce rétrécissement général, inscrit dans l’homme, et dont le genre apocalyptique était la version contemporaine ; il est parfaitement unique, conditionné par l’union hypostatique entre Dieu et l’homme, parce que lui seul peut, dans une mission humaine, aller jusqu’à la fin du monde (du monde ancien, pécheur). D’où son exigence inouïe (« agir tant qu’il fait jour », « aujourd’hui, demain, et le troisième jour il me faut partir »…) qui est pourtant libre de toute hâte, et qui au contraire reçoit, comme un enfant, tout de la main de Père, la vie comme la mort.
S’il en est ainsi, on voit par cet exemple que l’exégèse et la dogmatique ont besoin l’une de l’autre. Et si, aujourd’hui surtout, l’exégèse paraît avoir détrôné la dogmatique et l’avoir sur plus d’un point plongée dans la confusion, il se pourrait que la vérité soit, à un niveau plus profond, que l’exégèse authentique a délivré la dogmatique de beaucoup de faux problèmes pour la replacer devant son véritable objet.
Hans Urs von Balthasar
Originaltitel
Exegese und Dogmatik
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Sprache:
Französisch
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Saint John PublicationsÜbersetzer:
Rémi BragueJahr:
2024Typ:
Artikel
Quellenangabe:
Revue catholique internationale Communio 1/7 (Paris, 1976), 18–25