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La santé entre science et sagesse

ハンス・ウルス・ フォン・バルタザール
原語タイトル
Gesundheit zwischen Wissenschaft und Weisheit
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書籍説明
言語:
フランス語
原語:
ドイツ語出版社:
Saint John Publications翻訳者:
Françoise Brague年:
2025種類:
論文
ソース:
Revue catholique internationale Communio 39/3 (Paris, 1979), 83–95
L’art médical a toujours connu deux dimensions
Abordons allègrement notre sujet sans chercher une définition exacte de la santé ; imaginons seulement ce que chacun peut savoir, en moyenne, sur la maladie et la bonne santé. Nous serons alors d’accord pour dire, dès la formulation du thème, que la préservation de la santé a quelque chose à voir avec la science – on en possède chacun un peu et pour les choses plus sérieuses, on s’adresse à un médecin – mais ce domaine a aussi un rapport avec la sagesse, et pareillement, chacun peut en posséder une certaine dose, quand il s’abstient par exemple de ces plaisirs qui peuvent nuire à sa santé. Cependant, c’est beaucoup plus du médecin que l’on attend cette sagesse, lui qui devrait avoir accès à un ensemble de lois plus vastes qui restent inaccessibles à tout un chacun, qu’il soit malade ou en bonne santé.
Parcourons sommairement l’histoire de la médecine, pour étayer cette relation entre la science et la sagesse. L’homme d’avant le christianisme se sent intégré dans un cosmos rempli de puissances qui ont une influence sur son bien-être ou sa maladie. L’homme-médecine des cultures primitives est celui qui connaît le fonctionnement de ces forces et qui peut les influencer selon les besoins de chacun. Il bannit les puissances mauvaises et invoque les bonnes, qui peuvent préserver ou guérir. On ne trouve pas encore ici de distinction entre science et sagesse : l’homme-médecine possède un savoir qu’il a pour une part, au sens moderne du terme, vérifié par l’expérience, et qui peut être ainsi scientifique, mais d’autre part, ce savoir possède un caractère secret et magique, une sorte de forme antérieure de la sagesse. Cette sagesse apparaît plus clairement là où (dans la médecine tibétaine par exemple, que quelqu’un comme Cyrille von Corvin-Krazinski nous a fait découvrir) on a scruté les relations entre l’organisme humain et l’organisme en parfait équilibre du macrocosme et on en a tiré des lois : connaître ces lois et pouvoir ensuite diagnostiquer dans la pratique les relations entre elles et l’homme fait du médecin un sage, qui dispose d’une sagesse plus qu’humaine.
Nous venons de faire un second pas qui nous mène aux Grecs et aux Romains. Leur représentation fondamentale du monde est celle évoquée plus haut : le cosmos, comme totalité qui entoure l’homme, représente ce qui est sain. Ses forces restent éternellement en équilibre, il est en soi-même harmonie. L’identifier, c’est ce à quoi tendent les écrits hippocratiques (congruence entre les humeurs corporelles et les éléments du monde), mais le scruter est en même temps, selon Pythagore, affaire de philosophe. Et si quelqu’un arrive, comme le fait le médecin, à appliquer l’étude de cette harmonie à des fins pratiques sur l’organisme humain, il faut alors le nommer le plus grand philosophe qui soit. À partir de là, on comprend mieux par exemple la théorie pythagoricienne de la thérapie par la musique.
Mais un tel programme est-il vraiment applicable ? D’après les Grecs, le cosmos ne reste justement dans un éternel équilibre que parce que les êtres qui se trouvent en lui apparaissent et disparaissent, croissent et meurent, et la maladie est la forme anticipée de la mort. Ou bien y a-t-il dans l’homme quelque chose qui ne soit pas soumis à la mort ? Platon entreprend de le démontrer. C’est pourquoi le concept de santé se partage pour lui en celui de santé corporelle et de santé de l’âme. Ces deux sphères possèdent leur harmonie propre, leur propre forme de santé ou d’activité (areté, virtus, virtù, « Tucht »1, vertu). Pour celle du corps, ce sera une bonne hygiène, de la gymnastique, etc. Mais celle qui intéresse vraiment Platon est la santé de l’âme. Il décrit son sain équilibre de la manière la plus précise, en montrant comment la réflexion est nécessaire à la raison, le courage à l’irascibilité, la tempérance à l’envie et une relation juste à tout ce qui nous entoure, la « justice », afin que l’âme puisse vivre sainement, en conformité avec sa propre nature (kata physin) : « La vertu est donc, en quelque sorte, semble-t-il, la santé, la beauté, le bon état de l’âme, et le vice en est la maladie, la laideur, la faiblesse » (444de), et que ceci soit remarqué par les autres ou non (445a). Et comme Platon comprend l’État comme un corps analogue à celui d’un homme constitué lui aussi de membres, il peut alors porter un jugement sur l’Athènes de son époque. « Mais si les dérèglements et les maladies se multiplient dans un État, ne s’ouvrira-t-il pas beaucoup de tribunaux et de cliniques ? » (405a). On a besoin du médecin « parce que par l’effet de la paresse et du régime que nous avons décrit on se remplit d’humeurs et de vapeurs » (405 d). Ceux qui, au contraire, exercent leur métier consciencieusement n’ont pas le loisir de « passer leur vie à être malade ou à se faire soigner » (406c).
À partir de ce moment, toute la période antique abonde en doctrines concernant la santé, qui ne perdent pas de vue ces deux domaines du corps et de l’âme, et maintiennent expressément l’équilibre entre hygiène reposant sur les sciences et sage conduite de la vie. Je ne veux ici en montrer qu’un seul exemple : le proverbe philistin « mens sana in corpore sano » que nous comprenons habituellement comme le fait que notre âme est saine quand notre corps l’est, signifie originellement tout autre chose dans la Satire 10 de Juvénal : « Orandum est, ut sit mens sana in corpore sano » : « Il faut prier les dieux de pouvoir avoir un esprit sain dans un corps sain ». Juvénal ne prétend ici en aucun cas que nous devrions pour autant mépriser la science médicale, mais que la santé de l’âme et du corps est plus que cela : c’est une grâce pour laquelle on doit prier les dieux.
Nous pouvons alors passer à notre troisième étape en entrant dans le domaine de la Bible. Encore une fois, et plus clairement encore, on trouve, face au concept ordinaire de santé qui concerne le bien-être du corps, celui, plus profond, concernant le bien-être de l’homme en son entier. Pour le premier peut valoir l’expression : « À régime sobre, bon sommeil, / on se lève tôt, on a l’esprit libre. L’insomnie, les vomissements, les coliques, / voilà pour l’homme intempérant » (Si 31,20). Pour le second, qui a une tout autre résonnance, on pourrait prendre comme exemple Ex 15,26 : « Si tu écoutes bien la voix du Seigneur ton Dieu, si tu fais ce qui est droit à ses yeux, si tu prêtes l’oreille à ses commandements et observes ses lois, je ne t’affligerai d’aucun des maux dont j’ai accablé l’Égypte, car c’est moi, le Seigneur, qui te rends la santé » ; ou le Psaume 30 : « Quand j’ai crié vers Toi, Seigneur, mon Dieu, tu m’as guéri ». Mais nous devons aussi porter notre attention sur ce passage bien connu du Livre de la Sagesse, où sont liées les deux notions de santé, et en rapport avec elles, la relation du malade à son médecin, qui possède la science de la guérison, et sa relation à Dieu, qui est finalement l’ultime guérisseur, comme une relation à la sagesse religieuse : « Au médecin, rends les honneurs qui lui sont dus, / car lui aussi, c’est le Seigneur qui l’a créé. / C’est en effet du Très-Haut que vient la guérison, / comme un cadeau qu’on reçoit du roi. / La science du médecin lui fait porter tête haute, / il fait l’admiration des puissants. / Le Seigneur fait sortir de terre les simples, / L’homme sensé ne les méprise pas. […] Il en fait usage pour soigner et soulager : / le pharmacien en fait des mixtures. […] Mon fils, quand tu es malade, ne te décourage pas / mais prie le Seigneur, et il te guérira. Puis aie recours au médecin, le Seigneur l’a créé, lui aussi, / ne l’écarte pas, car tu as besoin de lui. / Il y a des cas où le rétablissement est entre leurs mains. /À leur tour en effet ils prieront le Seigneur / qu’il leur accorde le moyen de te soulager / et la guérison pour te sauver la vie » (Si 38,1-4.7.9.12-14).
Ici, la science est totalement reconnue, mais soutenue par la sagesse religieuse à laquelle doit se référer non seulement le patient, mais aussi le médecin.
Dans le Nouveau Testament, les deux aspects de la santé de l’homme croissent de manière inséparable si l’on regarde Jésus. Lui-même se nomme médecin, et ce sont les malades qui ont besoin de lui, pas ceux qui s’imaginent être en bonne santé (Lc 5,31). Mais pour lui, l’homme est malade autant de l’esprit que du corps, et c’est la maladie intérieure qui est la plus importante. Lorsqu’on descend devant lui le paralytique à travers l’ouverture du toit, il lui dit : « Mon fils, tes péchés te sont pardonnés ». Comme on l’accuse alors de blasphème, il répond : « Qu’est-ce qui est le plus facile ? Dire à ce paralysé : “Tes péchés te sont pardonnés”, ou bien lui dire : “Lève-toi, prends ton brancard, et marche ?” Eh bien ! Pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a autorité pour pardonner les péchés sur la terre, - Jésus s’adressa au paralysé - “je te le dis, lève-toi, prends ton brancard, et rentre dans ta maison !” » (Mc 2,5-11). Jésus passe de la maladie de l’âme à celle du corps. Il peut aussi, comme c’est très souvent le cas, commencer par guérir le corps, mais en dernière analyse, ses guérisons ne sont pas un acte médical, mais des signes posés pour signifier que le Dieu sauveur s’est penché sur eux dans sa miséricorde. Quand les messagers de Jean-Baptiste lui demandent s’il est le Messie, il le confirme au moyen des signes suivants : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont guéris et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ; et heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute ! » (Mt 11,4-6).
Il ne se présente ni comme un supermédecin, ni comme un charlatan, ni non plus comme un thaumaturge, mais comme celui qui veut apporter aux hommes le salut, salut qui représente infiniment plus que toute santé et toute guérison corporelle ; mais il pose aussi des actes de guérison corporelle pour que l’homme reconnaisse qu’il doit être sauvé dans son entier.
Résumons ce que nous avons vu jusqu’à présent : du côté du médecin, nous avons vu à toutes les étapes – de l’homme-médecine primitif, au médecin chrétien en passant par le médecin gréco-romain d’un Hippocrate ou d’un Gallien – que ce médecin était à la fois un savant et un sage. Il est plus que le spécialiste des maladies corporelles : il voit tout d’abord l’homme en relation avec la totalité des forces terrestres, puis il le voit dépasser de plus en plus ce qui n’est qu’intra-terrestre ; le poète satirique latin voulait déjà que l’on prie Dieu de nous donner un esprit sain dans un corps sain, et le fondateur du christianisme se présente comme la réponse de la part de Dieu à cette prière pour l’homme tout entier. Le champ entre la prière et la grâce ne peut plus être maintenant délimité ou dominé avec une exactitude scientifique. C’est pourquoi – si l’on juge à partir de ce qui a été dit jusqu’ici – la science médicale doit s’élever vers quelque chose que nous appellerons d’abord de manière très imprécise, une sagesse.
Mais avec tout cela, nous n’avons pas encore réfléchi à tous les progrès que la médecine a faits depuis l’antiquité jusqu’aux temps modernes à ceux qu’elle fait journellement et qu’elle compte continuer de faire et ceci de deux points de vue. Celui de la médecine purement somatique tout d’abord, adossée aux puissantes fondations de la chimie et de la physiologie physiques et organiques. Par ce progrès, la science exacte n’a-t-elle pas gagné un énorme terrain sur ce qui était jusqu’ici considéré comme celui de la sagesse ? Mais aussi, et ceci est encore plus important : la science exacte n’a-t-elle pas entrepris une incursion ciblée au-delà même du terrain du somatique dans celui du psychique sous la forme de la psychosomatique, de la neurologie et de la psychothérapie (sous toutes ses formes) ? Toutes ces sciences qui se risquent jusque dans le domaine de la conception du monde ou de la sphère proprement religieuse et qui connaissent les manières conscientes ou inconscientes dont l’âme fonctionne, ne sont-elles pas de plus en plus subordonnées à la connaissance exacte et à des méthodes de guérison appropriées ?
Pensons par exemple aux prétentions de la psychanalyse freudienne. Ce qui jadis appartenait en propre à la sagesse ne s’est-il pas transformé lui aussi en un domaine relevant de la science, même si, on le reconnaît bien volontiers, il faut à l’analyste ou au thérapeute une intuition innée et une clairvoyance particulière concernant la situation de son patient et l’utilisation des moyens intellectuels mis à sa disposition. Mais on peut au préalable soulever une objection décisive contre ce que l’on nomme les prétentions de la psychanalyse classique : cette méthode qui, dans son essence, pense de manière causale, presque mécanique, connaît une limite à son application : celle de la liberté du patient, qui peut décider d’accepter celle-ci, ou de la refuser. Il doit se confier librement à son médecin, si l’on veut obtenir le moindre succès par ce traitement. Cette méthode ne peut exercer aucun pouvoir sur cette liberté. Le patient doit avoir la volonté de guérir, même si, durant la cure, il tente de démontrer de manière drastique au médecin que sa maladie est plus forte que l’analyste.
Pour aboutir à un peu de clarté sur la relation entre science et sagesse, compte tenu de la situation actuelle de la médecine, nous voudrions entreprendre la chose suivante : essayer tout d’abord, à partir de la structure de l’homme, de trouver une définition (ou du moins une description) de la santé. Puis, en partant de ces résultats, continuer ensuite à nous demander où se trouve le lieu décisif (central) de la santé de l’homme. Et troisièmement, préciser quelle doit être en définitive l’attitude du médecin envers l’homme qu’est son patient.
Sur la notion de santé
Comment un homme est-il construit ? Le schéma de Descartes – un corps fonctionnant seulement comme une mécanique, qui entre en contact ponctuellement avec une âme purement intellectuelle – est de toute évidence faux. Le principe vital d’un homme qui s’élève au-dessus des déterminations matérielles dans ses actions les plus hautes comme la conscience de soi, la connaissance du monde, la conscience ou la libre décision, s’enfonce aussi par degrés dans le corps vivant, dans cette interdépendance inextricable, dont part la médecine psychosomatique et qui lui est particulièrement familière. Comme les Anciens l’avaient déjà vu, l’homme est une sorte d’abrégé des degrés cosmiques : être matériel, vie végétale et animale, mais en vue d’émerger et de s’élever à la conscience de soi et à une certaine liberté. Ceci lui permet, en tant que seul être semblable dans le monde, de poser la question de son existence et de celle de tous, et de mettre toute son infrastructure organique au service d’un sens reconnu ou conçu par lui.
L’homme est ainsi composé de différentes strates. Il est donc clair dès le départ que la notion de santé ne sera en aucun cas simple et univoque, mais une notion analogique, selon qu’elle concernera l’une ou l’autre de ces strates qui constituent l’homme, qui seront plus ou moins superficielles, plus ou moins profondes, plus ou moins centrales ou plus ou moins périphériques.
Mais d’un autre côté, l’homme forme tout compte fait aussi une unité ; les liens internes existant entre ses différentes couches ne nous permettent donc pas de séparer et de délimiter trop nettement les différentes manières d’être en bonne santé.
Pour rendre les choses plus simples, distinguons seulement trois sphères : de la sphère située le plus bas, où l’organisme fonctionne plus ou moins comme une machine, où la chirurgie, la pharmacologie et de nombreux secteurs de la médecine fonctionnent aussi avec précision, nous nous élevons dans une sphère où domine l’interaction du corps et de l’âme. On peut bien sûr essayer d’agir selon le modèle des « sciences exactes », mais il faudra compter avec un moment d’indétermination : celui de la spontanéité et de la liberté de l’individu. À partir de là, nous nous élevons à la sphère proprement spirituelle, qui n’est tout simplement pas indépendante des précédentes (comme le montrent si clairement les phénomènes de démence). C’est dans cette sphère cependant que peut être posée la question du sens général de notre existence, si notre conscience est suffisamment éclairée. Et c’est sur cette base qu’un homme peut aussi évaluer son état corporel et physiologique et l’utiliser de manière toute différente.
De là résulteraient trois définitions assez différentes de la santé, selon l’endroit où l’on situe le centre de l’intérêt que l’on porte à l’homme. Ce qui signifie que les différentes définitions, au cas où on leur attribuerait une valeur absolue, correspondraient à trois visions du monde très différentes
La première serait celle du fonctionnement parfait de toute la sphère corporelle, conçue principalement comme un mécanisme, un fonctionnement qui serait en retour atteint et conservé avant tout par les moyens des sciences exactes (chimie ou chirurgie). De même qu’une voiture est intacte lorsque rien n’empêche de lui faire atteindre la vitesse désirée (bien que je n’aie pas besoin de savoir, en tant que profane, comment fonctionnent ses rouages), l’homme serait en bonne santé quand il ne ressentirait dans son corps aucun obstacle à sa volonté de vivre et son désir d’agir.
La seconde définition serait l’équilibre vital : équilibre dans l’homme lui-même entre sa vie corporelle et sa vie intellectuelle, mais aussi entre lui et son entourage. Un tel équilibre ne peut être recherché qu’à partir des deux pôles mentionnés plus haut, et là se trouve la différence avec le premier essai de définition. Je n’ai pas le droit de vouloir travailler intellectuellement au point que le pôle corporel commence à faire la grève, je n’ai pas le droit de me permettre tant de disputes avec mes voisins que j’en perdrais le sommeil. Un moment d’auto-discipline, d’ascèse, bref, de la vertu de l’âme dont parlait Platon, entre ici enjeu, un moment de sagesse sur lequel mon médecin aussi fera probablement porter mon attention. Ici, les décisions que je prends en toute liberté jouent un rôle considérable.
La troisième définition fait porter tout le poids sur l’esprit humain. C’est lui qui décide sur la question de savoir quel sens on doit accorder à l’existence humaine et à sa propre vie. Selon la solution qu’il a choisie, il accordera une importance différente à son bien-être corporel et à son équilibre vital : peut-être y verra-t-il la valeur centrale et unique, peut-être une valeur toute relative, incluse, dans sa relativité même, dans une synthèse plus élevée du sens de la vie choisi par lui, et qui peut y être subordonnée. Pour une telle personne, pour un tel esprit, une certaine souffrance physique ou morale, temporaire ou de longue durée, pourrait avoir du sens, voire être favorable à la santé de son esprit et de toute sa personne. Ce pourrait être tout à fait le stimulant qui le protège d’un processus invisible de pourrissement intérieur ou de l’embourgeoisement. Ce surcroit d’importance donné à la sagesse peut très bien être compris dans d’autres religions et d’autres visions du monde que la vision chrétienne. Nietzsche a souvent parlé de celui qui souffre, qui « repense avec mépris à ce monde de brume, confortable et chaud, où s’avance sans arrière-pensées le bien-portant, […] il éprouve une jouissance […] à infliger à l’âme la plus amère souffrance : c’est grâce à ce contrepoids, qu’il parvient à résister à la douleur physique, – il sent que maintenant ce contrepoids-là est nécessaire ! […] Jouis de ta supériorité déjugé […]. Élève-toi au-dessus de ta vie comme au-dessus de ta souffrance, contemple à tes pieds les fondements et les abîmes sans fonds ! » (Aurore, § 114, Paris, Gallimard, 1980, p. 94).
Il y aurait bien sûr d’autres exemples moins titanesques et moins blasphématoires d’une telle philosophie, mais il suffirait ici de prendre comme extrême opposé la sagesse chrétienne d’un saint Paul, frappé par une horrible maladie, comme par un « ange de Satan », qui demande à être soulagé et reçoit cette réponse : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Co 12,9). Et saint Paul ajoute : « C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure. » Comme commentaire à ce passage on trouve cette autre phrase : « La folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes » (1 Co 1,25). Comme je l’ai déjà dit, ces trois essais de définition ne sont pas à ranger côte à côte, car l’homme constitue, malgré toutes les différentes strates qui le composent, une unité. De même que sa liberté et le gauchissement du sens général de son existence peuvent agir jusqu’à l’intérieur des mécanismes de son corps, de même, ces mécanismes corporels peuvent avoir, à l’inverse, des répercussions sur sa liberté et ses actes créateurs de sens. Le premier cas est démontré par l’existence de toute la science thérapeutique, qui, si elle se comprend de manière correcte et sans préjugés, atteste que des projets de vie faussés sont à l’origine de perturbations de l’équilibre vital, et même de maladies du corps, et qu’en aidant le patient à élargir et à mieux affermir sa manière de voir, on peut essayer d’agir sur son état général. Pour ce qui concerne l’influence dans le sens inverse, du bas vers le haut, on peut prendre pour exemple le cas où la prise de certains médicaments (dans les dépressions endogènes, notamment) procure un état de santé non seulement corporelle mais aussi intellectuelle meilleur, et des possibilités d’action qui permettent à l’homme – malade sans ce traitement – d’exercer ses facultés personnelles sans être trop handicapé. Cet exemple ne représente qu’un cas particulièrement saillant, par rapport aux innombrables cas considérés comme presque normaux, où nous nous efforçons de maintenir notre capacité de travail par tous les moyens en ayant recours aux conseils de notre pharmacien. Si nous considérons ce dernier cas (au moins dans notre monde technique) comme plus ou moins normal, nous serons alors dans l’obligation de dire que nous possédons tous, en ce qui concerne notre état général corporel et intellectuel, une santé conservée d’une manière artificielle.
Je ne vois rien de méprisable là-dedans, puisque le sage de l’Ancien Testament nous apprenait déjà que Dieu a créé le médecin, les plantes qui guérissent et le pharmacien. Mais il faut d’abord, bien sûr, que l’on arrive à intégrer (unir) les trois définitions ci-dessus en allant du bas vers le haut. La santé purement physique est certes un bien auquel on doit aspirer ; on doit bien sûr aussi désirer un équilibre vital harmonieux avec son entourage et en soi-même, mais ce qui est le plus décisif est cependant la santé de l’esprit. Notre esprit permet, même avec une base physique et physiologique précaire sans laquelle il ne pourrait exister, de travailler à réaliser ses projets les plus élevés, et de s’en sortir.
Nietzsche a exprimé une fois de manière très juste cette définition de la santé comme suit : « Santé et état morbide : soyons prudents ! Le critère demeure l’efflorescence du corps, l’élan, le courage et la gaieté de l’esprit – mais naturellement aussi l’importance des éléments morbides qu’il peut assumer et surmonter – qu’il peut rendre sains. Ce qui anéantirait des hommes plus délicats fait partie des stimulants de la grande santé » (Fragments posthumes. Automne 1885-automne 1886, 2 [97], Gallimard, 1978, tome XII, p. 115).
Nous nous opposons donc à toute définition univoque de la santé. On peut en tout cas la définir, avec l’Organisation Mondiale de la Santé, comme « un état parfait de bien-être physique, intellectuel et social (well beeing), et pas seulement comme l’absence de mal-être ou de maladie ». Cela pourrait passer, à condition que « well beeing » soit compris de manière analogique et signifie à chaque étape quelque chose de différent. Si on voulait que cela soit réalisé à toutes les étapes en même temps, par exemple aussi le bien-être social – (qu’est-ce que cela peut bien signifier quand tant d’enfants meurent de faim ?) – on penserait plutôt à une utopie qu’à un état idéal réalisable. J’aimerais mieux, encore une fois, donner raison à Nietzsche : « Il n’y a pas de santé en soi, et toutes les tentatives pour la définir ainsi ont échoué lamentablement. Ce qui importe ici, c’est ton but, ton horizon, ce sont tes forces, tes impulsions, et notamment les idéaux et les fantasmes de ton âme, pour déterminer ce qui, même pour ton corps, constitue un état de santé » (Le Gai Savoir § 120, Paris, Gallimard, 1982, p. 146).
Le cœur de la santé
Avec ce qui vient d’être dit, la deuxième question que nous voulions nous poser – c’est-à-dire : où se trouve le centre décisif de la santé d’un homme – est déjà fondamentalement résolue.
On associe naturellement d’abord au mot « en bonne santé » la sphère corporelle. On ne dira pas qu’un homme atteint d’une grande peine est malade, sauf si sa douleur psychique a des répercussions sur son état corporel. Il est cependant curieux que nous n’employions pas toujours le mot « malade » avec la même assurance, même en ce qui concerne le corps. On aura du mal, par exemple, à appeler tout simplement malade un paralysé de la colonne vertébrale, qui maîtrise son sérieux handicap avec la dernière énergie, qui récupère un peu de ses mouvements en se soumettant à des exercices sans fin et qui apprend un nouveau métier pour arriver à être actif au cours de sa vie, malgré tous ses handicaps. Cette personne aura bien sûr besoin de l’accompagnement constant d’un médecin, comme d’autres handicapés qui se déplacent parmi les gens valides : on doit surveiller les prothèses, parfois les changer, et d’autres choses encore. Mais il existe une énorme différence entre de tels cas et un typhus ou une leucémie : dans ce cas-ci se développe un processus corporel, vis-à-vis duquel l’homme peut se situer différemment, mais il ne peut pas le supprimer. Dans le cas précédent, la volonté intellectuelle domine un corps qui lui résiste. Cependant, dans les deux cas, la manière dont le malade prend position vis-à-vis de sa maladie joue un grand rôle. On peut transformer un rhume en une tragédie pour soi et tout son entourage, et vivre aussi avec un cancer déclaré, et jusqu’à un stade avancé, comme membre à part entière de la société.
On peut supposer, en voyant les écarts qu’il peut y avoir dans notre manière d’évaluer une bonne santé uniquement corporelle, que la sphère du milieu (celle de l’équilibre entre le corps et l’âme) va nous permettre de poser des jugements de valeur tout aussi divergents. Prenons un type comme le « supersportif » moderne, pour qui sa forme est l’Alpha et l’Omega du sens de sa vie. Ce type, malgré sa santé éclatante, se trouve d’un point de vue humain sur une marche inférieure à celle du jeune vainqueur grec aux jeux olympiques, dont Pindare chante le mérite (areté, Zucht) dans une de ses Odes. L’areté comporte, comme nous l’avons déjà vu chez Platon, la santé du corps mais aussi celle de l’âme et toutes deux doivent posséder une certaine noblesse, pour correspondre à l’image que se font les Grecs d’un homme véritablement harmonieux et équilibré. Ceux qui gagnent habituellement des médailles d’or aux jeux olympiques actuels, peuvent être souvent bien éloignés de cet idéal grec ; ce sont parfois des « anomalies » corporelles, qui sont si éloignés d’un équilibre entre l’âme et le corps, que de ce point de vue, on devrait plutôt les considérer comme maladifs.
Mais nous avons vu, lorsque nous parlions de Platon, qu’il n’en restait pas seulement à une harmonie du corps et de l’âme en général, mais qu’en dernière analyse il faisait porter le poids principal sur la bonne constitution de l’âme : la juste relation entre ses différentes puissances, qui devraient être sages, courageuses et modérées et qui par là devraient aussi correspondre à l’idéal de la philosophie, qui est l’amour de la sagesse (sophia). C’est seulement dans ce recentrement de la santé, ou de l’harmonie de la relation corps-esprit à l’intérieur de la sagesse de toute l’humanité, que l’homme pourrait parvenir au plus haut degré de sa santé totale.
Aujourd’hui, c’est la psychothérapie qui semble avoir pris le relais de la philosophie grecque et de ses visées pédagogiques. Mais pour jouer vraiment ce rôle, il faudrait qu’elle soit consciente de cette filiation et de la responsabilité que cela implique. Cette prise de relais ne peut être réussie que si cette thérapie a comme but tout à fait conscient d’aider l’homme à trouver un sens à son existence qui puisse le combler, et à trouver le courage de vivre selon ce sens. Une analyse qui remonterait vers le passé, jusqu’à l’enfance, voire l’âge de nourrisson, qui dénouerait des liens et des complexes serait tout à fait insuffisante, puisqu’une telle solution ne peut exister que si l’on ouvre au patient un nouvel avenir, un nouveau début plein de sens dans un monde et un entourage conçu dans son tout comme riche de sens. De ce point de vue, le mot « logothérapie » qu’emploie Victor Frankl pour caractériser sa psychothérapie me paraît être une expression heureuse et indispensable pour toute thérapie qui veut vraiment avoir des résultats même si les méthodes de guérison peuvent diverger. Comme il n’existe pas de sens donné à la vie sans l’exercice de la liberté humaine, il faut que la thérapie non seulement en tienne compte, mais aussi la libère en la faisant venir à elle-même chez le patient, si bien qu’elle est entrainée à choisir ce qu’il peut faire de mieux.
Ce qui veut dire que le thérapeute doit connaître les dimensions de la sagesse, et les ouvrir à son patient, et le patient y être au moins quelque peu réceptif. Cette sagesse devra être une sagesse personnelle, naissant du dialogue entre deux personnes. Il ne suffit en aucun cas de faire avaler au patient quelques vérités abstraites et générales sur la nécessité d’un engagement dans la société, et tutti quanti, (ce sont les limites d’Alfred Adler dans ce domaine). La dimension sociale, qui a une importance décisive pour les névrotiques très introvertis, n’est cependant pas la seule, il faudra faire aussi entrer en jeu la dimension de la relation à Dieu, à l’éternel, à l’absolu. La seule dans laquelle, en dernière analyse, tout ce qui concerne les rapports entre les hommes prend un sens. On sait que C.G. Jung n’a pas eu peur d’aborder cette dernière sphère, que ses patients soient tournés vers la religion ou non. C’est de cette manière seulement que la psychothérapie moderne peut être le digne successeur de la philosophie antique, toujours pédagogique et plutôt « psychagogique » telle que la pensaient Socrate, Platon ou Épictète. Nous arrivons ainsi pour clore et résumer ce texte à la question de savoir quelle sorte de santé le médecin doit avoir en vue vis-à-vis de son patient et comment la viser de manière pratique.
La position du médecin
Bien sûr la santé corporelle et l’énergie vitale sont normalement la base du bien-être et des capacités d’action de la personne, et dans cette mesure l’homme est moralement obligé de prendre soin de ce qui lui permet d’exister et d’agir. Mais ce n’est pas dans ce domaine que devrait résider son intérêt principal. La santé corporelle et l’énergie vitale ne sont pas un absolu, pas un but en soi, mais plus largement quelque chose de relatif au fait qu’il puisse dans sa vie remplir le rôle qu’il doit jouer dans la société humaine. Il aura à cœur aussi bien que possible de percevoir la tâche qui lui incombe, si ses forces diminuent ou même l’abandonnent, et que son équilibre vital ne peut être à peu près rétabli qu’à grand’peine. On peut trouver nombre d’exemples frappants où des hommes à qui incombaient de lourdes missions sont allés jusqu’au bout de leurs forces pour les accomplir, maigre les souffrances et les pires handicaps : un Franz Rosenzweig qui continue sa traduction de la Bible dans un corset de fer, la tête soutenue artificiellement à la verticale ; un Matisse, allongé dans son lit et peignant au plafond à l’aide d’un bâton, un Beethoven qui compose ses dernières œuvres sans plus rien entendre. L’histoire tragique de la littérature de Walter Muschg est une mine d’autres exemples de ce type. Ce ne sont pas nécessairement des gens célèbres : combien de maitresses de maison ont accompli sans bruit leur travail jusqu’à l’écroulement ? Les derniers quatuors de Beethoven sont-ils l’œuvre d’un malade ? Y perçoit-on la maladie dont souffrait son auteur ? Comme on ne peut pas dire cela, on restera très prudent avant d’employer le mot malade sans nuance vis-à-vis de quelqu’un dont la sphère corporelle est peut-être profondément atteinte, mais qui, comme le dit Nietzsche, peut utiliser, vaincre, redonner la santé à beaucoup de ce qui est malade en lui à partir de son noyau sain.
Le christianisme peut encore faire un dernier pas dans cette direction. Teilhard de Chardin, en particulier, a mis en lumière l’importance de ce pas à franchir dans son « Milieu divin ». Nous devons en tant que médecins chercher à repousser les limites de la maladie et de la mort mais savoir aussi que, là où notre rôle actif butte sur ses limites, une « passivité » inévitable peut avoir un sens positif pour l’économie générale d’une vie ; pour celui qui souffre ou pour le mourant, le sens d’une purification, d’une réparation, et qui agit au-delà de la personne individuelle. Car il existe aussi une réparation et une douleur d’intercession pour l’humanité entière. L’ange de Satan qui frappe Paul de ses poings est de toute évidence nécessaire à la mission confiée à Paul, pour le bon développement de ses communautés. Du serviteur de Dieu, en Isaïe, il est écrit : « Homme de douleurs, familier de la souffrance […]. Or, c’étaient nos souffrances qu’il supportait, nos douleurs dont il était accablé […]. Par ses blessures, nous sommes guéris. […] Alors qu’il n’a jamais fait de tort, le Seigneur s’est plu à l’écraser par la souffrance » (Is 53,3-5,10). Ce qui reste mystérieux dans ce passage de l’Ancien Testament s’éclaire dans la passion du Christ, car c’est à partir de cette image que le sens de la croix devint compréhensible aux premiers chrétiens et à tous leurs successeurs. Celui qui est cloué de manière horrible sur la croix n’est pas malade au sens médical du terme, il accomplit sa mission jusqu’au bout dans la plénitude de sa santé spirituelle et il devient ainsi le médecin, le guérisseur et le sauveur de tous ceux qui, sans lui, seraient désespérément perdus.
Le christianisme est très loin de glorifier la maladie comme ayant a priori une valeur en soi, encore moins de la désirer. En tant que chrétien, Teilhard de Chardin a aussi raison quand il met l’accent sur le fait que l’homme doit, aussi longtemps qu’il peut, mener à partir de son noyau sain le combat contre les forces cosmiques négatives, et aussi contre la maladie et la mort, ce que la science médicale a toujours su et fait. Mais lorsque le moment vient, et de manière inéluctable, où la médecine doit capituler, il serait dommage que le représentant de cette science ne puisse trouver aucune parole supplémentaire, aucune parole de sagesse, qui a toujours permis, déjà au temps du paganisme, de subir la maladie et de mourir avec dignité. Mais cette sagesse en sait davantage dans le christianisme – elle sait que ces forces de mort peuvent être converties, à la suite du Christ en puissances positives et actives ; et même si l’homme ne reçoit pas la force d’une mort héroïque, esthétiquement parfaite ou édifiante, mais s’enfonce dans l’angoisse et l’abandon de Dieu ou, comme le crucifié, meurt dans un grand cri. L’homme, entre les forces de la vie et la nécessité de la mort est quelque chose d’incroyablement plus grand que ce que s’est imaginée une théorie petite bourgeoise de la santé. Nous tous, médecins du corps et médecins de l’âme, sommes appelés à dire oui à cette grandeur, non pas avec une sombre résignation, mais dans la résolution ferme de croire à un sens dernier de l’homme.
Il s’agit pour le médecin, et particulièrement pour le thérapeute, de surmonter un dernier écueil : c’est celui de faire de la relation de la personne à Dieu et de sa prière un moyen d’obtenir sa guérison. C.G. Jung, le docteur chrétien Paul Tournier, et encore plus la « christian science », n’ont pas échappé entièrement à ce danger : la prière comme moyen pour recouvrer la santé. On peut très bien comprendre que le thérapeute considère comme son but ultime, auquel il se limite pour des raisons professionnelles, la guérison de son patient. Mais son but le plus élevé n’est pas le but le plus élevé. Et la relation à Dieu du patient ne peut être purifiée que si Dieu n’est pas dégradé en un moyen pour l’homme et pour sa santé, mais reste cet absolu, à qui l’on se livre sans condition, que l’on soit dotée d’une bonne santé ou atteint de maladie. Et le médecin devrait être capable de reconnaître aussi, avec le plus grand respect, cette remise de soi-même à Dieu de l’homme, comme la santé la plus parfaite que l’on puisse atteindre, et bien plus encore, le salut véritable.
- Substantif forme par Stefan George à partir de l’adjectif « tüchtig » : actif, travailleur (NdT).↩