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Signification de la maladie
La plupart des sciences ont leur méthodologie propre qui, dans l’ensemble, ne laisse que peu ou pas de place aux variations. Les outils d’expérimentation peuvent être plus ou moins complexes ou diversifiés, le mode même de la recherche scientifique reste à peu près constant : l’expérimentation et ses résultats demeurent dans un rapport de dépendance. Si certains résultats obtenus peuvent surprendre, souvent cela ne tient pas aux méthodes utilisées.
En tout cela, cependant, la médecine se distingue fondamentalement des autres sciences ; des révolutions inouïes y sont possibles, bien plus, elles sont à l’ordre du jour. L’asepsie et l’antisepsie ont ouvert à la chirurgie des domaines insoupçonnés et lui ont assuré des succès croissants. Des malades condamnés à une mort certaine ont été sauvés grâce aux sulfamides. Chez des malades dont l’organisme est complètement affaibli, la pénicilline parvient à empêcher les bacilles de gagner du terrain ; elle ouvre ainsi des perspectives de guérison là où il n’y avait plus place pour l’espoir. Mais, comme il est habituel dans les révolutions, on attend d’elles toujours plus que ce qu’elles peuvent donner. Or, elles ont leurs limites et il importe, à chaque fois, de bien les connaître, de les déterminer le plus exactement possible, de peur que d’éventuelles désillusions ne compromettent les nouvelles acquisitions. Bien qu’elle soit ainsi toujours secouée par de nouveaux et profonds bouleversements, la médecine a elle aussi des constantes. Seulement, ce n’est pas dans la science en elle-même qu’elles se trouvent, mais dans la relation du patient à sa maladie, dans la compréhension qu’il en a, dans l’accueil qu’il fait de son état et dans sa volonté de l’assumer. Si l’on y regarde de près, cette constante apparaît comme le contraire même d’un état clos définitif, car elle reste sans cesse influençable, aussi longtemps que l’homme qui la vit demeure, au sens le plus profond du mot, vivant, ce qui veut dire docile.
L’une des données les plus importantes dans le traitement de la maladie, donnée qu’aucune méthodologie ne peut saisir, qu’aucun progrès de la médecine n’affecte, c’est la relation humaine entre le médecin et le patient. Non pas, bien sûr, que le caractère d’une intervention chirurgicale serait modifié par cette relation ou qu’elle puisse mettre en cause l’indication médicale de cette intervention. Non. Car le sens de la maladie ne saurait consister seulement dans l’intervention elle-même, dans sa nécessité ou non. Il doit se trouver ailleurs. Peut-être fait-il un avec le sens de la souffrance. Cela voudrait dire alors qu’être malade ne signifie pas seulement qu’on est malgré soi contraint, comme c’est souvent le cas, à prendre un temps de repos ou à subir patiemment un certain processus qui a pour fin la guérison. Si c’était le cas, l’unique but de la maladie serait la guérison et elle ne serait qu’un phénomène superflu. Mais non, en fin de compte, elle est destinée, comme tout événement personnel, à signifier un enrichissement dans une ou même dans plusieurs directions. De cet enrichissement, le malade doit pouvoir prendre conscience. Le plus souvent, c’est son entourage qui devra l’aider à cette prise de conscience, entourage qui est aussi concerné par la maladie en ce sens que, par elle, il est chargé d’une nouvelle responsabilité. Ainsi, la maladie entraîne de nouvelles responsabilités tant pour celui qui est directement concerné que pour les autres. Responsabilité aussi pour le médecin qui a de fait choisi la maladie comme mission, qui se sent « appelé par vocation » à aider, non pas seulement en vertu de ses connaissances, de sa science exposée à toutes les évolutions, mais surtout en raison de sa personnalité mise au service de cette participation et de ce soutien. Cette responsabilité comporte toutefois une exigence : que malade et médecin ne forment plus deux pôles distincts mais se fondent dans une unité vivante afin de découvrir, chacun selon la responsabilité qu’il a reçue, le sens de la souffrance. L’un souffrira patiemment et passivement une maladie que l’autre combattra activement. Le jeu réciproque de cette activité et de cette passivité, leur harmonisation et leur mutuelle adaptation forment quelque chose de vivant qui, comme toute vie, est fécond.
Une considération du monde faite dans la position couchée développe des perspectives toutes différentes qu’une autre faite debout : cela provoque un déplacement de bien des valeurs, y compris des plus sûres. Le sens de ce changement réside avant tout dans le fait d’être autre ; que le malade aperçoive l’autre visage des choses qu’il connaît, et il commence souvent à voir plus clairement la précarité des critères dont il usait quand il était bien-portant, et à quel point ceux-ci étaient subjectifs puisqu’ils ont disparu avec la maladie, pour être remplacés par de nouveaux ou même pour ne laisser qu’un vide derrière eux. L’insécurité qui naît chez le malade et la recherche qu’elle implique appellent une nouvelle plénitude, vraiment positive, qui serait moins sujette aux fluctuations que celle d’autrefois. Ainsi, la maladie elle-même a amené des bouleversements inattendus car elle entraîne non seulement une aliénation du corps, auquel jusqu’alors on faisait confiance, mais encore la révision de maints jugements et la perte de certaines habitudes. À la suite de quoi, il devient manifeste que, dans l’existence transformée, il faut entreprendre quelque chose de réellement neuf si l’on veut que ce soit durable à l’avenir. Tout ce qui, jusqu’alors, était considéré à partir du « moi », qui avait le vieux « moi » comme point de repère et comme centre, n’était que provisoire. Ce qui est donc définitif ne pourra plus guère partir du moi. Il ne faut pas que cette nouvelle attitude soit affaiblie par des réflexions psychologiques ni éclairée par elles de façon particulièrement crue, car son sens fait un avec le sens de la souffrance et, par essence, ne dépend pas du moi. Le moi, en effet, ne peut se situer que par rapport à ce sens, mieux encore il doit se mettre à sa disposition.
Le médecin connaît le caractère provisoire de sa science et il sait que le remède aujourd’hui prescrit, pour telle maladie, sera, dans quelques années, considéré comme dépassé sinon même comme contre-indiqué. Et pourtant, il doit s’en tenir à suivre exactement ce qui est vrai aujourd’hui. Il doit en quelque sorte faire une coupe dans le temps et considérer le moment actuel comme pourvu de la vérité qui donne la mesure des choses. Il est cependant difficile de n’accorder à la vérité qu’une validité limitée, parfois même déjà périclitante, tout en s’appuyant sur elle pour établir des ordonnances définitives qui doivent offrir au malade la certitude d’atteindre le but du traitement entrepris, de telle sorte qu’il s’y sente en sécurité et garde sa confiance dans le médecin. Cette confiance est, du reste, indispensable : son rôle n’est-il pas de frayer un chemin ? Elle aplanit les difficultés qui surgissent, réduit la résistance à suivre des prescriptions désagréables et, ce qui est le plus important, elle établit entre le malade et le médecin une relation où chacun a quelque chose à donner à l’autre. Le malade offre sa disponibilité, son abandon ; le médecin, sa compétence et sa science ; bien plus, dans la confiance que lui accorde le malade, il ressent l’obligation qui est la sienne d’accomplir vraiment sa profession, sa vocation, son service au plus beau sens du mot, qui consiste à ne plus prendre la maladie de son patient comme un problème coupé pour ainsi dire de tout l’homme, mais à lui laisser ce qui lui revient, tout l’arrière-fonds qui appartient à tout homme vivant : sa dimension personnelle, sa quête intérieure. Face à face, non plus une maladie et un expert, mais deux chercheurs en confiance. Dès qu’on en vient là s’ouvrent des possibilités jusque-là insoupçonnées de collaboration féconde, collaboration dont le fruit ne mène pas seulement à la guérison personnelle – retour à l’ancien état dit de santé –, mais, par-delà cette guérison, à une expérience qui peut être mise à la disposition d’autres personnes qui souffrent.
Il s’agit bien là d’un développement qui n’a pas besoin de méthodologie pour être saisi, qui suit son chemin parallèlement aux progrès explosifs de la médecine et leur confère ce caractère de stabilité qui manquait jusqu’ici.
Adrienne von Speyr
Original title
Vom Sinn der Krankheit
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Specifications
Language:
French
Original language:
GermanPublisher:
Saint John PublicationsTranslator:
Armand Willot, s.j.Year:
2023Type:
Article
Source:
Bulletin de l’amitié Adrienne von Speyr 9 (iv.1978), 4–8 [traduction revue et corrigée par N. Faguer]
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