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Unité et pluralité de la théologie du Nouveau Testament
1. La forme et la liberté
Ce qui est déjà vrai pour chaque individu est encore plus net chez les grands hommes : quand on essaie de les comprendre, d’interpréter leur personne et leur œuvre, on ne dépasse pas les approximations. Si on prenait seulement les œuvres de Shakespeare, de Raphaël ou de Mozart comme objet d’analyse, on aurait déjà devant soi une tâche interminable ; on pourrait tourner de tous côtés comme autour d’une statue qui, malgré son unité, se présente toujours selon des aspects nouveaux. Mais quand, dans les œuvres, on voit aussi le reflet de leur créateur, que l’on considère le rapport de sa souveraine liberté avec ce qu’elle a réalisé, l’œuvre acquiert une nouvelle profondeur, totalement insondable. Si l’on prend les dernières œuvres de Mozart, qui sont toutes à une distance si incompréhensible l’une de l’autre, Così fan tutte, La flûte enchantée, Titus, le Requiem, l’angle visuel s’élargit à tel point que personne ne peut soupçonner ce que cette liberté aurait pu encore créer. Et cependant, chacune de ces œuvres, dont le style et l’atmosphère sont si opposés, montre la griffe du lion ; elles émanent toutes d’un seul centre qui ne saurait tromper. Celui qui cherche à expliquer prendra certainement comme objet chaque œuvre selon ses lois propres, mais il ne s’y enfermera pas, il laissera les fenêtres ouvertes vers l’œuvre voisine, voire vers l’œuvre entier, en outre il verra l’ensemble comme l’expression d’une liberté personnelle immense qui se manifeste justement dans cette forme, en sorte que la forme l’exprime de la façon la plus évidente.
Il te faut te déployer en ampleur
Si le monde doit pour toi prendre forme.
Il te faut descendre dans la profondeur
Si l’Être doit se montrer à toi…
Seule la plénitude conduit à la clarté
Et la vérité réside dans l’abîme.
(Schiller, « Sentence de Confucius »)
Les œuvres exigent de celui qui les entend, les lit ou les regarde, qu’il ne reste pas planté devant ce qui en elles est fini, mais qu’il fasse l’expérience de leur forme, en tant que liberté objective qui délivre la liberté subjective de l’admirateur et lui donne des ailes. Les œuvres ont une fonction de témoin, elles témoignent d’elles-mêmes dans leur authenticité interne, mais en celle-ci de l’authenticité plus profonde de la liberté qui se manifeste en elles et en celle-ci encore de quelque chose de plus abyssal : la liberté absolue, l’horizon sans nuages sur lequel s’ouvre toute liberté personnelle.
Il existe dans l’agir de l’esprit humain un cas-limite que nous connaissons dans la vie quotidienne : un esprit créateur ne s’exprime pas dans des livres, des sons, des peintures, mais dans l’esprit de ses semblables. Tout éducateur, tout enseignant agit ainsi : l’esprit de l’enfant, de l’élève, est l’argile dans laquelle il s’imprime. Alors la personnalité de celui qui parle s’imprime et s’exprime dans la personnalité de celui qui l’écoute. Plus cette dernière est forte, plus l’empreinte du locuteur sera profonde, mais plus aussi elle y réagira personnellement. Socrate, qui n’a pas écrit un seul mot, s’imprime et s’exprime plus profondément en Platon qu’en Xénophon, même si le premier réagit plus personnellement que le second à cette empreinte. Il se pourrait même que ce qu’il y avait de « socratique » en Socrate s’exprime en Platon plus qu’en Socrate lui-même. Peut-être le sommet de la vie de Socrate – son procès, son apologie, sa mort – ont-ils dû attendre Platon pour pouvoir s’exprimer par des mots, et de façon très adéquate.
2. Jésus : personne et libre don
D’après le témoignage du Nouveau Testament, Jésus est le Verbe, le dernier mot, la parole indépassable que Dieu adresse au monde pour son salut. Mais c’est un Verbe qui transcende essentiellement la simple parole, puisqu’il est Verbe en tant que « chair », en tant qu’existence humaine concrète. Toute l’existence de Jésus est expression de Dieu, une existence qui, d’après les témoins s’articule en un mot de trois syllabes : vivre – mourir – ressusciter. Si les témoins ont raison, leur assertion aussi est exacte : pendant la durée de la vie mortelle de Jésus, ils ne pouvaient donc pas comprendre la signification du Verbe qu’il est, dont seule la première syllabe était exprimée. Ils ne comprenaient pas, et cette parole leur était cachée, et « ils ne saisissaient pas ce qui était dit » (Lc 18, 34). Lorsqu’ils eurent perçu la deuxième et la troisième syllabes, leur intelligence s’ouvrit, et ils comprirent en même temps que, dès le début, Jésus devait s’être fondamentalement compris comme un tout ; nous pouvons laisser ouverte la question de savoir s’il a exprimé aussi formellement les prophéties de sa Passion et de sa Résurrection qu’ils mettent dans sa bouche, ou s’il a seulement procédé par allusions, comme dans d’autres de ses paroles.
De nouveau nous nous heurtons ici au phénomène décrit à propos de Socrate, mais qui, pour Jésus, prend une forme tout à fait unique. Lui non plus n’écrit pas, mais imprime sa doctrine (qu’il est lui-même : son existence, son action, son enseignement) en ses différents disciples. Cette parole ne consiste pas, comme chez Socrate, à convaincre l’interlocuteur de son ignorance ; elle est parole venue de la hauteur et de la profondeur de Dieu qui n’exige tout d’abord dans l’esprit des disciples qu’une disponibilité ouverte, que la foi qui tient a priori pour vrai ce que le Maître a dit. Mais cette foi qui éveille toute la subjectivité de l’auditeur, fera résonner la parole personnellement en chacun, appellera une réponse personnelle, peut-être d’ailleurs d’autant plus personnelle que la parole atteint davantage l’âme d’un disciple en son centre. Le disciple bien-aimé aura répondu par des harmoniques plus profondes que chez la plupart des autres. Il n’aura pas entendu seulement le son extérieur des paroles comme ceux qui ont recueilli machinalement les « discours » (logia) de Jésus, mais dès le début, il a entendu aussi dans ces paroles le Verbe qui s’exprimait par tout l’être du Maître : dans les indications sur le chemin à suivre, la Voie, dans les assertions vraies, la Vérité, dans les exhortations vivantes, la Vie. D’autres, parvenus après Pâques à la plénitude de la foi, ont vu s’éclairer après coup dans une lumière et une profondeur nouvelles, des paroles entendues, des faits vécus, et on ne peut plus discerner ce que, à partir de leur compréhension post-pascale, ils ont projeté à bon droit dans les actes et les assertions du Maître, parce que la semence naguère répandue dans leur âme avait levé.
Dans l’enchevêtrement inextricable de parole et de foi qui caractérise tous les écrits néo-testamentaires, s’expriment – malgré toute la différence des sujets qui portent témoignage – deux éléments intangibles : d’une part la puissance d’imprégnation incomparable de la personne et du comportement du Maître ; on voit apparaître avec évidence, même à travers les mots et les images de l’époque, même là où il accomplit les figures de l’Ancien Testament, même et surtout là où il emploie pour ses paraboles les plus simples banalités quotidiennes, une personnalité unique, que nul n’aurait pu inventer. D’autre part, la volonté des témoins de n’être résolument que des témoins même du plus ignominieux (comme la trahison, la fuite et le reniement), même de leur propre incompréhension, et de ne rien taire des paroles en apparence inutilement rudes du Maître à l’égard de ses ennemis.
De cette nature des témoignages, il résulte déjà qu’il n’y a pas pour nous d’autre façon d’accéder à la chose dont ils témoignent que d’essayer de s’en remettre au témoignage lui-même, afin de percevoir ce dont il porte témoignage, et qui s’est imprimé de multiples façons dans la subjectivité des témoins, qui, tous, désiraient passionnément s’effacer devant celui qu’ils désignaient.
Ceci est confirmé par une seconde constatation : nous comparions toute l’existence de Jésus à un mot de trois syllabes. Or, il est caractéristique pour lui qu’il vive et subisse à fond chacun de ces trois stades sans rien anticiper ni précipiter. Dans sa vie active, il est prêt pour sa croix, mais il n’anticipe pas, encore moins sur sa résurrection. C’est seulement la veille au soir de sa Passion, lors du partage eucharistique de son Corps, qu’il dispose de sa Passion volontairement acceptée, non pas pour la surmonter d’avance, mais au contraire pour faire, jusque dans le plus lointain avenir, de son don total l’acte définitif de sa vie. Tout au fond, il sait bien, du fait que sa mission terrestre s’interrompt ainsi inachevée, que seules les deuxième et troisième syllabes du Verbe qu’il est lui-même apporteront l’accomplissement [consummatum] de sa tâche. Mais il n’explique pas lui-même ces syllabes qui décident de tout ; avec une insouciance presque incompréhensible, il confie l’interprétation de ce qui est le plus important en lui, à l’avenir, à l’Esprit inspirateur et à l’Église inspirée par celui-ci. Manducate, bibite ex eo omnes [« Mangez et buvez-en tous »]. Dans cet abandon total, il s’engage librement dans une interprétation de lui-même qui n’est pas son fait, mais celui des témoins. Le témoin capital est l’Esprit, mais c’est en lui aussi que les disciples témoigneront : « … il recevra de ce qui est à moi et il vous le communiquera » (Jn 16, 14). « Il rendra lui-même témoignage de moi et à votre tour, vous me rendrez témoignage parce que vous êtes avec moi depuis le commencement » (Jn 15, 26s.).
3. L’enchevêtrement des racines chez les témoins
Quand on embrasse du regard l’ensemble des écrits néo-testamentaires, ce qui frappe d’abord, c’est leur multiplicité non systématique. Historiquement, les épîtres de circonstance de Paul se situent au début. Elles supposent que l’enseignement proprement dit (catéchèse) des communautés est un fait accompli. Elles ne contiennent que des compléments pratiques et des aperçus occasionnels dans l’ensemble du mystère. Plus tard suivent les évangiles synoptiques, chacun s’approchant selon son optique différente de Jésus : le Seigneur, celui qui enseigne la nouvelle Loi, le Miséricordieux ; de petites épîtres disséminées, en partie tardives, apportent des fragments de théologie, d’autres assez longues, comme l’Épître aux Hébreux, les présentent sous un point de vue particulier. Jean clôt la série avec sa réflexion profonde sur Jésus comme Verbe éternel (logos), et l’Apocalypse montre sa présence et son rayonnement dans l’histoire tout entière. Nulle part, l’ensemble n’est présenté comme une unité systématique. Le seul facteur qui les unit est l’instinct de l’Église, qui choisit, pour constituer son canon parmi de nombreux autres documents, ceux-là comme étant des témoins authentiques.
On a, là aussi, des approximations, de nature très différente, qui travaillent avec les images conceptuelles et linguistiques les plus différentes, à approcher un phénomène central. Beaucoup de ces écrits sont complètement isolés (l’Épître aux Hébreux, par exemple) ; parfois, on peut constater des dépendances (Matthieu et Luc dépendent de Marc) ; ou un document laisse transparaître des sources antérieures qui n’existent plus. D’autre part la théologie juive de l’époque, avec toutes ses tendances, donne l’occasion de rattacher à différents schémas préexistants des aspects centraux (christologie) qui semblaient de prime abord se situer à côté les uns des autres sans aucun lien.
Mais si on lit d’un trait tout le recueil, derrière toute cette fragmentation, une évidence apparaît soudain : tous ces témoins ont la même foi, ils veulent l’avoir et ils sont conscients de l’avoir. Tous ensemble, ils forment une seule communauté qui, précisément en ces nombreuses tensions, s’avère telle, connaît une frontière distincte entre l’intérieur et l’extérieur, et entretient intimement de nombreux rapports. Ces rapports ne paraissent nullement être troublés par la diversité des amorces théologiques.
Il existe entre les auteurs, ou les personnes qui peuvent les avoir influencés, un entrelacement, comme ces arbres d’une même forêt, dont les racines s’enchevêtrent. Que l’on prenne un personnage comme Barnabé de Chypre : il se trouve avec les tout premiers apôtres (Ac 4, 36 et suivants), puis il conduit Paul à ceux-ci (9,27), il est envoyé par eux à Antioche, de là il part pour Tarse d’où il ramène Paul et enseigne avec lui pendant toute une année (11,25), tous deux se distinguant comme prophètes et chargés de l’enseignement (13,1). Il accompagne Paul pendant son premier voyage missionnaire et au « concile des Apôtres » (15,2s.), mais, revenu à Antioche, il passe du côté de Pierre au sujet de la communauté des repas (Ga 2, 13), ce qui fait que Paul se sépare de lui, tandis que Barnabé part avec Marc pour Chypre, son pays (Ac 15, 39) ; cependant Barnabé est encore une fois mentionné comme collaborateur de Paul à Corinthe (1 Co 9, 6). Sans aucun doute, l’année commune à Antioche est comme le berceau et l’achèvement de la théologie paulinienne. Et avec quelle force Paul insiste sur sa discussion à Jérusalem avec les « notables », les « colonnes », Jacques, Céphas, et Jean (Ga 2, 6-9). Quelle intensité lors du « Concile des Apôtres » ! On cherche une solution équilibrée pour la question extrêmement ardue de la communauté entre chrétiens juifs et chrétiens païens, solution qui transperce le cœur de Paul (1 Co 9, 19s.), et qui finalement lui coûtera la liberté et la vie (Ac 21, 17s.). L’unité de la foi (même chez un Jacques) a pour lui la primauté sur « mon évangile » (2 Tm 2, 8).
La foi unique qui se manifeste à travers tous les enseignements dans l’Église a certainement acquis un grand enrichissement grâce à la vision de Paul sur le chemin de Damas, trois ans après la mort du Christ ; Paul y a vu Jésus comme chef glorieux de l’Église, et de l’univers, mais en même temps comme souffrant pour ses membres opprimés, « le grand mystère ». Ce grand enrichissement se déploie à travers toutes les strates du Nouveau Testament et, venu de la deuxième et de la troisième syllabe du Verbe de Dieu, projette une nouvelle lumière sur la première : le message de Jésus antérieur à Pâques. Nous parlions de sa discrétion qui ne voulait pas donner par avance la théologie de sa mort expiatoire et de sa résurrection eucharistique. À Damas, la pleine signification cherchée aussitôt après la Résurrection était pleinement manifestée. Elle remplira la pensée et la vie de Jean. Mais n’était-elle pas déjà présente dans les paroles de l’institution de l’eucharistie, et, au cas où celles-ci n’auraient pas été authentiques, qui aurait osé les inventer ? Pourquoi aurait-on rédigé l’histoire de la Passion si tôt, avant même les « logia », si on n’avait pas reconnu dans ce scandale extrême l’événement décisif du Salut ? Matthieu, qui décrit Jésus comme le nouveau Moïse, ne manque pas de parsemer son texte de citations sur lesquelles il a réfléchi, et qu’il a empruntées aussi aux versets d’Isaïe sur le serviteur de Dieu qui prend sur lui l’expiation pour tous les autres. Et à quoi le texte de Luc qui se réfère aux prophètes (« ne fallait-il pas que le Christ souffrît… ») pourrait-il renvoyer, si ce n’est à cette nécessité de l’expiation ?
L’Église, qui a constitué son canon avec les écrits néotestamentaires dispersés, reconnut en eux tous les témoignages de la même foi, qui ne pouvait tenir son inspiration et sa cohérence que de l’Esprit Saint. C’est pourquoi toutes les oppositions apparentes entre ces écrits ne pouvaient jamais être des contradictions. Elles indiquent seulement, à partir de différents côtés, l’unité de ce qui est cru. « Cette unité, qui implique l’absence finale de contradiction entre les différentes idées et affirmations théologiques essentielles, est, du point de vue théologique, un postulat inséparable de l’inspiration et de la canonicité du Nouveau Testament et de la Sainte Écriture. Mais cette unité n’en est pas moins réelle, et elle n’est pas tellement cachée qu’il ne soit pas possible jusqu’à un certain point d’en faire prendre conscience ». Henrich Schlier, qui parle ainsi, ajoute deux considérations. Premièrement, on ne rencontrera cette unité d’abord cachée que si, à côté de la méthode historico-philologique, on pénètre « en même temps dans la réalité que l’on rencontre dans les textes du Nouveau Testament. Mais cette pénétration ne se fait que dans la foi. La méthode philologico-critique ne suffit d’ailleurs jamais pour expliquer un texte historique. Celui qui ne voudrait interpréter Platon que par cette méthode, sans pénétrer en même temps dans sa pensée, et, comme cette pensée n’existe pas à l’état isolé, sans essayer de partager son expérience, celui-là n’arriverait jamais en face de la réalité que Platon lui-même a découverte et qui a animé sa vie et sa pensée ». Accepter de pénétrer dans ce qu’énonce le texte signifie ne pas lui imposer a priori sa propre vérité. Deuxièmement, Schlier attire l’attention sur toutes les formules d’« homologie » de la communauté confessante et croyante, qui parsèment tous les textes de la Nouvelle Alliance comme « première strate de la théologie chrétienne primitive », même avant que l’on ait distingué toutes les approximations qui interprètent le mystère. La foi s’est donc ainsi, dès le début, créé une expression commune. À la « parole originelle » correspond une « réponse originelle » de la communauté qui s’ouvre à elle1.
4. Polyphonie
Le Nouveau Testament ne présente pas une théologie systématique mais des amorces pour celle-ci. Or, ces amorces ne sont pas arbitraires, mais bien absolument normatives pour toute tentative de mieux saisir le mystère qui se trouve derrière tous les textes, en approfondissant par la méditation les différents témoignages et en les embrassant du regard tous ensemble. Mais si on veut suivre le cheminement qui va des indications normatives de l’Écriture à une théologie ecclésiale, on doit tout d’abord rester conscient de ceci : à quel point le centre du mystère, même révélé, reste précisément mystère. Plus s’approche de nous la lumière du Dieu « inaccessible », plus nous prenons conscience de sa nature inaccessible. C’est nous qui sommes saisis et compris par lui (1 Co 13, 12 ; Ph 3, 12 ; 1 Co 8, 3 ; 2 Co 5, 11).
Les mystères centraux de notre foi restent impénétrables pour l’entendement terrestre. Ainsi, dans la christologie : l’unité de la divinité et de l’humanité dans le Christ ; dans la Trinité : l’unité de la nature divine et des trois hypostases ; dans l’ecclésiologie : l’Église en tant que corps du Christ ne se composant que de membres « pensants » et libres (Pascal). Souvent, des approches opposées paraissent incompatibles au regard superficiel, mais elles ne renferment aucune contradiction, au contraire elles constituent des aspects nécessairement complémentaires. Une christologie qui débute par la personnalité humaine de Jésus de Nazareth est aussi indispensable que celle qui laisse transparaître dans sa mission humaine et toute sa destinée, le mystère divin dont cet être humain tout à fait particulier se fait le représentant. Et plus profondément, la « petitesse » (Mt 11, 29) dans la condition humaine de Jésus, son rejet, sa Passion ne sont dans une incompréhensible opposition avec sa grandeur que si on part d’une représentation superficielle du Dieu de l’Ancien Testament, dans laquelle Yahvé apparaît comme puissance concentrée et maintenue en soi au-dessus de l’humanité défaillante, tandis que le Père de Jésus-Christ, dans sa divinité éternelle, s’abandonne totalement au Fils, et, avec Lui, à l’Esprit ; ce que nous avons l’habitude de nommer « kénose » est, considéré à partir de l’image trinitaire de Dieu, un acte ouvert vers un monde perdu, acte qui a sa condition de possibilité dans cet événement trinitaire primordial (qui est pourtant de nature toute différente).
Or, cette éternelle réalisation d’amour ne se situe pas dans une relation de tension ou d’opposition à la toute-puissance divine ; celle-ci n’est pas l’aboutissement d’un processus dialectique de style hégélien ; bien plutôt, l’amour qui se donne est toujours d’emblée identique à la plus sublime de toutes les puissances2. Si on a une fois envisagé cela, les perspectives finales de la Bible – déjà annoncées par l’Ancien Testament – apportent pour la première fois une réponse aux questions pressantes de l’humanité sur le sens de la finitude, de la souffrance et de la mort. Alors, les accusations de Nietzsche ou de Marx contre Dieu s’en prennent à un concept-épouvantail, la dialectisation protestante de la forme de rédemption par Dieu devient superflue.
Pour en revenir à la christologie, la façon dont Jésus-Christ se donne dans une accessibilité sans défense, vulnérable et avec une grandeur incomparable, est directement la réalisation du mode particulier dont le Royaume de Dieu le Père advient en lui. Dieu ne s’aliène pas en prenant une forme d’esclave qui, lors de la Résurrection, devrait être abolie et remplacée par la figure, tout opposée, du Seigneur. Ce qui, en Jésus-Christ, s’est abaissé pour devenir esclave, est toujours l’enfant dont la béatitude consiste à témoigner de sa reconnaissance envers le Père (Mt 17, 25 etc., Jn 8, 35s.).
Le mot grec pais embrasse les deux significations : il peut être employé dans l’épiphanie du baptême dans le sens de « fils » (hyios) (Lc 3, 22) et indiquer par là que le serviteur de Dieu (Is 52-53) et le Fils de Dieu (Jn 8, 36) ne font qu’un. L’homme libre n’est pas celui qui, selon le mot de Marx, ne doit dire merci à personne, il est bien plutôt celui qui se montre éternellement reconnaissant (eucharistein) envers celui qui l’a libéré. Si donc l’enfant s’est fait esclave selon la liberté de l’amour rendant manifeste la vérité de cet « abaissement », il ne se reprendra pas lui-même par une « élévation inverse », mais conservera cet abandon eucharistique comme la forme de sa gloire.
Mais encore une fois, cette forme de gloire, quand on considère le rapport du Christ et de l’Église, n’est pas une forme de domination qui s’étend sur tout l’humain, comme si le Seigneur exalté voulait confisquer pour lui-même les membres de son corps mystique. Au contraire, son élévation est en même temps un libre don et l’ouverture d’un espace historique accordé à la liberté humaine. Il est vrai qu’être libre est un don (« sans moi, vous ne pouvez rien faire »), mais le don offre réellement à chacun ce qu’il a de plus personnel : sa mission. « L’élévation au-dessus de tous les cieux détermine les uns à être apôtres… d’autres à être pasteurs et chargés de l’enseignement… pour édifier le corps du Christ jusqu’à ce que nous parvenions à l’état d’hommes parfaits, à la mesure de l’âge du Christ en sa plénitude » (Ep 4, 10s.). La mission divine qui nous est confiée à accomplir dans la liberté donne à chaque vie humaine la plénitude de sens qu’il chercherait en vain à obtenir à partir des constituants de sa nature créée. C’est aussi à partir de là que le paradoxe apparent de l’Église du Christ devient visible : elle est son organe, mais de telle sorte que chaque membre puisse accomplir dans la liberté, en faveur de l’ensemble, la mission qui lui a personnellement été confiée, et donc dans « l’autonomie ». L’aspect invisible et l’aspect visible de cette Église se conditionnent réciproquement.
Si l’on commence à percevoir ces rapports, la théologie fragmentaire du Nouveau Testament apparaît en même temps comme une immense impulsion qui pousse les croyants dans l’espace toujours ouvert d’une vérité toujours plus grande. Alors les fragments donnés semblent plus précieux qu’un système « fermé » (qui n’apparaît souhaitable qu’à un entendement borné). Sy-stēma signifie un tenir-ensemble, de même que des points lumineux séparés par des espaces sombres forment une constellation où chaque point peut en indiquer mille autres et nous donne la liberté de combinaisons infinies.
5. Pluralisme ?
Après ce qui vient d’être dit, nous ne voyons plus ce qui pourrait nous pousser à remplacer l’idée claire et traditionnelle selon laquelle le Nouveau Testament offre une pluralité d’accès au mystère de la Révélation par le slogan mal défini du « pluralisme ». On sera bien obligé de concéder l’usage de ce mot à la mode aux lecteurs, mais aussi aux savants, qui ne sont capables de percevoir ni que ces différentes perspectives sont conciliables, ni qu’elles convergent vers l’unité d’un même Mystère, ni enfin que les témoignages du Nouveau Testament, ainsi que l’Église, possèdent une unité substantielle. L’expression ne fait donc qu’exprimer qu’on est incapable de dépasser le tout premier stade de la réflexion, et elle n’arrive même pas à prendre en vue le problème herméneutique que posent les textes du Nouveau Testament, à savoir la compénétration de la révélation et du témoignage de foi, une compénétration qui n’est pas seulement un fait constatable, mais une exigence de l’objet révélé. Comment on peut aborder le problème et s’en rendre maître de la façon qui lui convient, Wilhelm Thüsing le montre aujourd’hui de manière très impressionnante : son œuvre sur les théologies du Nouveau Testament et Jésus-Christ3 distingue les « composantes structurelles » d’avant et d’après Pâques, et montre comment elles renvoient l’une à l’autre.
Mais renvoyons aussi, encore une fois, à ce qui s’est passé sur le chemin de Damas – ce que les spécialistes des Évangiles négligent si souvent : les premières tentatives pour dominer la pensée de l’ensemble du phénomène Jésus, qui étaient multiples, ont reçu de cet événement, peu de temps après Pâques, une impulsion qui les a puissamment poussées à s’unifier. Par suite, c’est s’égarer que de caractériser la synthèse faite par saint Paul comme une « christologie tardive ». Elle est au contraire un des fondements de l’unité de la foi de l’Église, foi que les évangiles écrits rendront complète et concrète en y ajoutant des éléments dont le noyau substantiel était contenu dès le début dans ce que prêchaient les apôtres.
Un dernier point. À côté des gens qui s’intéressent à un « pluralisme » christologique pour rendre problématique la figure de Jésus, on trouve des gens qui tiennent à un « pluralisme » de structure des communautés primitives pour rendre problématique la structure de l’Église. Ils croient pouvoir contester la forme qui ressort clairement à la fin de l’âge apostolique au nom des structures encore fluentes, encore en train d’évoluer, qui transparaîtraient (prétendument) dans les lettres des apôtres. Ces gens-là négligent la plupart du temps la figure dominante de saint Paul, qui, de temps à autre, dirige comme « évêque » la communauté fondée par lui, et qui, en outre, y envoie ses collaborateurs comme ses représentants, en souhaitant qu’ils soient accueillis avec le même respect et la même soumission qu’il ne l’est lui-même. Par ailleurs, il souhaite que la communauté se « soumette » (hypotassesthai) à ceux qui se « donnent de la peine » pour son bien. La première lettre de saint Clément aux Corinthiens, écrite au tournant du premier siècle, demande explicitement l’« obéissance » (59,1). II n’y a jamais eu de communauté « démocratique ». Les communications entre les communautés – qu’elles soient formées de chrétiens d’origine grecque ou d’origine juive – étaient d’ailleurs assez intenses pour qu’une différence qualitative entre les structures en soit rendue impossible.
Dans toutes les communautés, Paul a le souci de leur unité dans l’Esprit, et ce, pas seulement à l’intérieur de chacune prise individuellement, mais dans le but, explicitement formulé, de faire grandir le corps de l’Église pour le faire parvenir, justement grâce à l’unité dans la foi, à sa pleine maturité dans le Christ (Ep 4, 12s.).
- H. Schlier, « Le sens et le rôle d’une théologie du Nouveau Testament », dans Essais sur le Nouveau Testament, Cerf, Paris, 1968, p. 11-30. Citations p. 25, 16 et 21.↩
- Robert Spaemann, « Die Frage nach der Bedeutung des Wortes “Gott” », dans Einspruche. Christliche Reden, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1977, p. 13-35.↩
- W. Thüsing, Die neutestamentlichen Theologien und Jesus Christus, t. 1, Kriterien, Patmos, Düsseldorf, 1981.↩

Hans Urs von Balthasar
Originaltitel
Einheit und Vielheit neutestamentlicher Theologie
Erhalten
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Technische Daten
Sprache:
Französisch
Sprache des Originals:
DeutschImpressum:
Saint John PublicationsÜbersetzer:
Jeanne Ancelet-HustacheJahr:
2025Typ:
Artikel
Quellenangabe:
Revue catholique internationale Communio 8/2 (Paris, 1983), 5–14