Menü
De quel genre de témoins avons‑nous besoin ?
Homélie radiodiffusée pour le deuxième dimanche de Carême (Évangile de la Transfiguration)
On ne peut accepter humainement le récit de la transfiguration du Christ sur la haute montagne qu’à cause du premier mot : « Assumpsit » : Jésus les fit monter avec lui. Les trois qu’il choisit, Pierre, Jacques et Jean n’ont formulé aucune demande pour avoir le droit de gravir avec lui le mont de la transfiguration. Ils ne possèdent pas non plus de qualités personnelles ou de traits de caractère particuliers pour le voir transfiguré. Un penchant pour la solitude ou la contemplation n’est pas non plus la raison pour laquelle Jésus les fait monter avec lui « seorsum », à part, dans la solitude de la montagne. C’est beaucoup plus et uniquement sa volonté, son choix libre, mais celui-ci à son tour, n’est pas un choix divin arbitraire et sans fondement. Au contraire il correspond exactement aux besoins de l’économie chrétienne du salut. Jésus, qui marche maintenant vers sa Passion, doit d’abord être transfiguré, afin que soit clairement révélé qui est vraiment Celui qui va s’enfoncer pour tous dans les ténèbres et de quelle hauteur il provient pour descendre à une telle profondeur (dans un tel abîme). Il doit aussi être vu par l’Église, il doit avoir des témoins, et ce sont les trois mêmes qu’il prendra plus tard avec lui au Mont des Oliviers, quand il entrera dans le temps des ténèbres. Ils pourront alors, à la lumière de la transfiguration, prendre la mesure de ce que signifie la peur de la mort éprouvée par le Fils de l’homme, l’Agneau de Dieu et, s’ils ne s’étaient pas endormis, ils auraient pu aussi saisir pourquoi, sur la haute montagne, la conversation entre Jésus, Moïse et Élie concernait cette heure des ténèbres.
Jésus doit donc avoir des témoins, même si ces témoins vont se mettre à divaguer au mont de la transfiguration, comme Pierre qui propose de construire des cabanes aux transfigurés ; même si ces témoins sont jetés à terre par l’éclat de la gloire du Christ et, comme le dit Luc, vont être terrassés par un sommeil irrésistible ; même s’ils vont être saisis d’une immense frayeur à la vue de la nuée les entourant (et c’est, tout compte fait, le même sommeil irrésistible, la même frayeur qui les saisit plus tard sur le Mont des Oliviers). Malgré cela, et justement de cette manière, ils témoignent du fait que les deux : la hauteur de la transfiguration, comme la profondeur de la nuit au Mont des Oliviers, dépassent de loin tout ce dont un homme peut témoigner, tout comme les rayons ultraviolets et infrarouges ne peuvent être enregistrés par les organes de perception humains.
Ils sont cependant des témoins, même s’ils échouent obligatoirement, et lorsque plus tard sera venu le temps de l’Église et de l’annonce de la parole, Pierre pourra, et devra même se fonder sur ces deux expériences. Il se décrira lui-même comme « Témoin des souffrances du Christ et qui doit participer à la gloire qui va être révélée » (1 Pierre 5, 1) et même encore plus expressément comme « témoin oculaire de sa majesté. Il reçut en effet de Dieu le Père honneur et gloire, lorsque la Gloire pleine de majesté lui transmit une telle parole : “Celui-ci est mon fils bien aimé, qui a toute ma faveur”. Cette voix, nous, nous l’avons entendue ; elle venait du ciel, nous étions avec Lui sur la Montagne Sainte » (2 Pierre 1, 16-18).
Lorsqu’il rend témoignage, ici, il ne s’agit plus de savoir dans quel état se trouvait Pierre sur la montagne, ni de rappeler comment lui, le témoin des souffrances du Christ, avait alors renié et trahi son Seigneur de manière si honteuse ; l’état dans lequel les trois se trouvaient humainement a totalement perdu de son importance, comme c’était déjà fondamentalement le cas auparavant ; la seule chose qui importe maintenant, qui ait du poids et qui compte vraiment, c’est qu’ils en aient été les témoins oculaires : les trois étaient vraiment là, ils ont « entendu, vu et touché le Verbe de Dieu » (1 Jean 1,1-1). C’est de cela que Dieu a besoin. C’est de cela aussi que les hommes ont besoin.
Et c’est à cela que Jésus a pu parvenir avec ces trois apôtres, parce que malgré toute leur faiblesse et leur caractère changeant, il a pu quand même compter sur eux. Ils lui avaient fait don de leur vie, sans retour. À son appel, ils l’avaient suivi sans se poser de questions, laissant là tout ce qui leur appartenait. Ils n’avaient posé aucune condition, et même au moment où quelque chose de très dur, de quasiment insupportable était exigé d’eux, ils ne l’avaient pas abandonné. « À qui irions-nous ? Tu as les paroles de la Vie éternelle » (Jean 6, 68).
C’est de ce bois que le Christ se fabrique ses témoins. Nous pouvons maintenant en tirer les conséquences. Elles sont de la plus grande importance.
On peut même dire que c’est là que tout se décide : le vrai christianisme, ou le faux. C’est à cet endroit que se trouvent les critères qui permettent de les distinguer.
Le témoin du Christ n’est pas celui qui a vécu quelque chose et qui rend compte de ces événements intérieurs ou extérieurs. Nombreux sont ceux qui vivent de nombreuses expériences et dans ce domaine, beaucoup ont vécu des choses bien plus fantastiques et bien plus fabuleuses que les témoins du Christ. L’intensité de ce qui est vécu n’est pas le critère requis pour pouvoir témoigner.
Le témoin du Christ n’est pas celui qui s’est conduit correctement, courageusement ou merveilleusement bien, ou qui a obtenu les meilleures notes à l’examen. Il y en a beaucoup qui ont passé les examens de Dieu avec mention Très Bien (ou tout du moins le croient) alors qu’on ne peut pas vraiment dire la même chose de Pierre, Jacques et Jean. Pierre, lui aussi a dormi au Mont des Oliviers, et a été terrassé par le sommeil sur le Mont de la Transfiguration.
Le témoin du Christ n’est pas cette personne spirituellement cultivée, soignée, parfumée, affinée, lissée et limée, embellie par tous les moyens de la cosmétique spirituelle, mais ce pauvre diable, qui ne possède absolument rien, parce qu’il a tout donné, et s’est surtout donné et abandonné lui-même une fois pour toutes au Christ, dans l’espérance que, s’il cherche Dieu, tout le reste lui sera donné par surcroît.
Oui, c’est vraiment à ce niveau que doivent être prises les décisions. Celui qui se soucie de la personnalité chrétienne et de son épanouissement va toujours, qu’il le veuille ou non, être préoccupé de sa propre croissance, tandis que le témoin par excellence du Christ a dit ces paroles : « Il faut que lui grandisse, et que moi je décroisse » (Jean 3, 30). Qui s’intéresse à la personnalité chrétienne va se retrouver tôt ou tard, consciemment ou non, ouvertement ou en cachette, avec l’idole de la psychologie dressée sur l’autel. Là où la parole et l’étude de la parole de Dieu auraient dû se trouver. L’homme éthique, moral, à la culture religieuse raffinée reste toujours l’homme, le sacro-saint moi, le « sacro egoismo ».
Jésus a besoin de témoins pour l’Église. Il a besoin de ces gens qui sont devenus totalement indifférents à eux-mêmes parce qu’ils ont vu et entendu au Thabor et au Mont des Oliviers « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme » (1 Corinthiens 2, 9), c’est-à-dire ce qui se passe dans le cœur de Dieu et ce qu’il a donné à voir, à entendre et à sentir à ses élus. Ceux qui se sont totalement oubliés et perdus eux-mêmes, sont totalement sortis d’eux-mêmes et ont été trouvés par Dieu, ceux-là seuls peuvent avoir un effet sur les autres hommes comme témoins du Christ. Saint Paul était un de ceux-là, et aucune influence psychologique ne peut l’atteindre, car il ne vit plus lui-même, mais c’est le Christ qui vit en lui. Le Christ, le Saint-Esprit, et la grâce de Dieu, la foi, l’espérance et la charité ne seraient-ils donc que des faits psychologiques ? Mais ce qui convainc les gens de la force et de la vérité du christianisme, c’est tout ce qui échappe finalement aux catégories de la psychologie des profondeurs et de la psychiatrie, même si on les pousse jusqu’à leurs dernières limites. Cet homme n’est pas comme les autres. D’où tient-il cela ? Qu’est-ce qui le fait vivre ? Il est tout prêt à le dire, si nous voulons l’écouter : « Le Christ est mort pour nous tous, afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux. » (2 Corinthiens 5, 15). « Je regarde tout comme déchets, afin de gagner le Christ et d’être trouvé en lui… le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances… » (Philippiens 3, 8-10).
Si l’existence du chrétien ne témoigne pas de la vérité du christianisme, à savoir que le Christ, à la fois Dieu et homme, est mort et est ressuscité pour nous pécheurs, à quoi bon alors les homélies, le catéchisme et toutes les bibliothèques de théologie ? Le christianisme ne veut pas être vrai en soi, il veut l’être en nous. Nous-mêmes, dans notre vie, notre foi, notre espérance et notre amour, dans nos souffrances et nos victoires, nous devons être témoins, les témoins du Seigneur.
Jésus a besoin de témoins pour l’Église, mais il en a besoin aussi pour lui-même.
Tout dans le christianisme ne peut pas se réduire à son utilité sociale. Il reste toujours ce surplus qui, au grand agacement de notre époque de rationalisation et de rationnement, ne disparaît pas. Pleine d’humour d’ailleurs, cette relation entre « ratio » et ration ! Là où la « ratio », la raison calculante domine tout, chacun devra bientôt se contenter de la ration qui lui aura été attribuée de manière rationnelle : là où, aujourd’hui, la technique a le dernier mot, c’est le communisme qui l’aura demain. Mais le christianisme est la religion de la liberté vis-à-vis de Dieu, de la liberté que Dieu donne et qu’Il est soi-même. L’amour ne se dissout dans aucun calcul, même pas dans celui de la charité organisée, exercée par l’Église.
Le plus important lui échappe : ce libre élan du cœur vers Dieu, la prière, avant tout, l’adoration, la reconnaissance, le cœur qui se donne tout à Dieu. C’est cela que le Seigneur appelle le seul nécessaire, et qui passe par toutes les mailles du filet des statistiques. Je ne prétends pas pour autant que toute statistique vienne du diable – même si c’était l’opinion de l’Ancien Testament : La colère de Dieu s’était abattue sur David parce qu’il avait fait faire un recensement (pour se glorifier, bien sûr, de sa puissance royale et pour voir combien le royaume de Dieu avait déjà merveilleusement progressé dans le monde). Mais, bien franchement, si l’on fait une statistique du nombre des communions et des confessions dans le monde, le seul et unique nécessaire ne serait-il pas de savoir de quel genre de confessions et de communions il s’agit ? C’est-à-dire quel amour de Dieu s’y exprime en vérité ? Le seul et unique nécessaire, c’est que des hommes témoignent de la gloire de l’amour de Dieu pour le monde. Qu’ils adorent en témoignant et témoignent en adorant. Le Thabor : depuis très longtemps dans l’Église, c’est le nom et le lieu de la contemplation. Contempler pour Lui-même Dieu dans Sa gloire. Le Christ en choisit trois pour cela : la vie contemplative est une élection de la part de Dieu. On n’entre pas au couvent pour, comme on dit, devenir « parfait ». On n’y va pas pour soi, mais pour Dieu. On n’y va pas parce que l’on veut y aller, mais parce qu’on sait qu’on le doit, et c’est pour cela qu’on le veut. Les couvents contemplatifs sont comme la pointe du clocher de l’Église terrestre, comme un drapeau qui, là-haut, flotte librement au vent de Dieu et témoigne par tous les pays de Son amour.
Si des chrétiens demandent : « À quoi peuvent donc bien servir des monastères contemplatifs ? », d’autres demanderont demain : « À quoi peuvent donc servir ces églises et ces cathédrales, dont l’entretien coûte si cher à l’État ? » Et d’autres peut-être après-demain : « À quoi peuvent bien servir à l’humanité tous ces poètes, ces artistes et ces savants qui ne sont ni des chimistes, ni des physiciens ? Ce qu’ils font est irrationnel. Nous n’en avons pas besoin ».
Sur la montagne, Jésus est transfiguré, c’est pourquoi il a besoin de témoins. Des témoins qui engagent toute leur existence pour pouvoir être témoins ; à qui il suffit d’avoir comme but dans la vie de témoigner de la lumière sur la montagne, de la liberté de Dieu sur la montagne. Une telle capacité à témoigner est plus une charge qu’un honneur. Elle exige une vie qui connaît l’air des montagnes et des hauteurs et le répand autour d’elle. Rien ne peut remplacer cela. Pour la sainteté, il n’existe ni UV des hautes montagnes, ni brumisateur d’ozone. Soit elle est authentique, soit elle n’est pas. Finalement, tout tient à l’aiguillage que l’on prend : une des voies nous conduit au moi, à la personnalité chrétienne, l’autre à Dieu et à la confession de la foi, à la petite phrase « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon sa parole », à la petite phrase « Non pas ma volonté, Père, mais ta volonté ». Le christianisme, ce n’est pas plus difficile que cela.
Hans Urs von Balthasar
Teilveröffentlichung aus:
«Du krönst das Jahr mit deiner Huld»
Erhalten
Themen
Technische Daten
Sprache:
Französisch
Sprache des Originals:
DeutschImpressum:
Saint John PublicationsÜbersetzer:
Françoise Brague, Rudolf StaubJahr:
2024Typ:
Auszug
Quellenangabe:
Revue catholique internationale Communio 33/1 (Paris, 2008), 35–40. Autre traduction du même texte dans H.U. von Balthasar, Tu couronnes l’année de tes bontés. Sermons pour les grandes fêtes de l’année liturgique. Paris, Salvator, 2004.
Weitere Sprachen