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Exercices et théologie
Hans Urs von Balthasar
Originaltitel
Exerzitien und Theologie
Erhalten
Themen
Technische Daten
Sprache:
Französisch
Sprache des Originals:
DeutschImpressum:
Saint John PublicationsÜbersetzer:
Antoine BirotJahr:
2023Typ:
Artikel
Quellenangabe:
Nouvelle revue théologique 144/1 (2022), 95–104
I. Expérience de l’Esprit
Il est connu qu’Ignace de Loyola fait partie de ces esprits qui, dans l’Église, allient une mission expressément spirituelle avec des dispositions expressément non intellectuelles. Il ressemble en cela non seulement aux Apôtres (Paul mis à part), le plus fortement peut-être à Jean, mais tout autant à François d’Assise et au curé d’Ars. Même s’il ne fait pas partie, comme ce dernier, des personnes faiblement douées intellectuellement, son empreinte intellectuelle garde, de son éducation principalement orientée vers l’activité et l’habileté physiques et vers la pensée et le comportement galants, une sorte d’incapacité à la pensée et à la spéculation abstraites. Il s’imposa certes le tourment d’un cursus de philosophie et de théologie scolastiques, mais on ne pourra établir presque aucune trace d’une influence de ses idées par les études, sauf peut-être une certaine assurance à débattre de questions spirituelles (et encore ceci reste contestable). À côté de François et Vianney, il est sans doute le plus nettement « théodidacte » de l’histoire de l’Église. De même que François ne tire ses règles, lettres et cantiques d’aucune autre source que de son âme humble dans laquelle habite le Saint-Esprit, de même Ignace ne possède-t-il, pour ses Exercices, d’autre source que l’expérience intérieure de l’Esprit. La comparaison avec des œuvres qui, comme les Exercices de Cisneros, auraient soi-disant influencé ses propres Exercices, montre très clairement à quel point est originelle, non déductible, indivisible la vision spirituelle d’Ignace, qu’il cherche à grand-peine et avec maladresse à exprimer en phrases, et ceci est confirmé par sa déclaration selon laquelle le noyau des Exercices est à trouver dans l’expérience personnelle des esprits et les règles de discernement qui en procèdent. Et même si l’on peut prouver point par point la fidélité de ces règles à la Tradition (dans la comparaison que le père Vogt avait commencée et malheureusement jamais complètement terminée avec les règles des Pères du désert, particulièrement celles d’Évagre le Pontique), elles jaillissent cependant chez Ignace d’une manière tout à fait nouvelle, verticale et sans lien transversal, à partir d’un vécu expressif originel de l’Évangile. Ainsi considéré, le livret des Exercices appartient à la série des écrits mystiques extérieurement dépourvus de tradition, qui, « influencés » par rien ni personne hormis Dieu, créent, à l’intérieur de la Tradition ecclésiale, comme des commencements à partir desquels de nouvelles traditions se déploient. Les écrits inspirés d’Hildegarde, en latin inspiré, ont leur place ici ; mais aussi les écrits de Mechtilde, de Gertrude et de Brigitte, le Traité de Catherine de Sienne et, même si ce n’est plus dans la même univocité, les écrits de la grande Thérèse et de Jean de la Croix. À la lumière de tels phénomènes et d’autres encore, le vrai concept de Tradition devient clair, qui n’inclut pas seulement ni d’abord une transmission externe, extérieurement contrôlable et continuelle, de patrimoine doctrinal apostolique, mais au contraire d’abord l’exégèse promise à l’Église, et advenant de façon vivante en elle, de la Révélation du Fils par le Saint-Esprit. Les deux sources de la foi sont ainsi, dans le catholicisme, si l’on remonte au plus ultime, le Fils et l’Esprit ; la Révélation du Fils est déposée dans l’Écriture, celle de l’Esprit est exégèse ecclésiale, vivante de l’Écriture, car l’Esprit « ne parlera pas de lui-même mais il prendra de mon bien et vous l’annoncera » (Jn 16,13-14). Mais le Fils non plus ne se révèle pas lui-même, il révèle le Père, et ainsi, les deux sources, le Fils et l’Esprit, remontent à la source originelle qui est le Père. Les points les plus vivants de la Tradition sont ceux dans lesquels l’Esprit renvoie un homme, dans l’Église et pour l’Église, comme immédiatement à l’origine de la Révélation, pour accomplir une exégèse sans distance dans la contemporanéité que seul peut instaurer l’Esprit. Un tel homme ressemble aux pêcheurs de perles qui, après un plongeon à la verticale dans les profondeurs, réapparaissent avec leurs trésors. Il se tient au sein de l’Église à un poste exposé, non seulement par le paradoxe de sa mission spirituelle sans tradition apparente, mais plus encore par le danger d’être confondu en son principe avec le principe de l’hérétique dépourvu de tradition. Assez souvent les grands hérésiarques seront des saints ratés, saisis par le vertige de l’orgueil dans leur situation exposée, et pervertis. Ils ont confondu le charisme de l’Esprit, qui est toujours ministériel et destiné à l’Église, avec une qualité personnelle.
II. Charisme et théologie
Mais si ces charismes de l’Esprit, qui sont offerts au cours des siècles à l’Église, sont véritablement des éclairages et des exégèses nouvelles de l’Évangile, ils sont, à côté de leur signification éminemment pratique et réformatrice, également toujours essentiellement de nature théologique. Ils montrent le point exact sur lequel le Saint-Esprit, à une époque déterminée, veut attirer l’attention de l’Église. Par Augustin, sur la grâce ; par Bernard et Bonaventure, sur certaines formes de l’Amour incarné ; par François, sur la pauvreté et l’humilité ; par Hildegarde sur de grandes correspondances de l’Économie du salut et du Corps mystique dans ses échanges entre Ciel et Terre. À chaque fois, c’est un aspect fondamental de la Révélation qui est mis nouvellement et comme pour la première fois en lumière, un point de vue qui traverse toute la Révélation, et qui donc ne peut laisser indifférente la théologie en tant qu’exégèse de la Révélation. Il fut un temps, où les grands théologiens étaient des saints, le temps allant des Apôtres jusqu’à Thomas d’Aquin environ, où l’exégèse théologique et l’exégèse charismatique se recoupaient largement. Plus tard, les deux branches se sont quelque peu éloignées : les saints s’installèrent pour ainsi dire à côté du grand palais de la théologie savante, dans une modeste demeure qu’on nomme aujourd’hui théologie spirituelle ou simplement spiritualité, et renoncèrent pour ainsi dire à remplir de leur force charismatique le bâtiment principal, jusqu’en ses pièces les plus isolées. Il suffit de se pencher sur l’œuvre de François de Sales (œuvre dont les parties de théologie scolaire sont les plus faibles, et les parties spirituelles personnelles les plus fortes), sur celle de Jean de la Croix, de Thérèse d’Avila, pour constater clairement cet écartement. Le monde des saints devient personnel et existentiel, ascétique, mystique et subjectif, tandis que le monde des théologiens devient principalement essentiel et accentué objectivement. Bien que François et Jean soient docteurs de l’Église, un manuel de théologie d’aujourd’hui ne les citera pratiquement pas. Et pas totalement à tort ; car les questions dogmatiques centrales ne sont pas traitées ni commentées ex professo par eux – comme elles pouvaient l’être par exemple par les Pères, par Bernard, Anselme et les grands scolastiques. Dans une mesure encore largement plus forte, ceci est vrai pour d’autres saints modernes, qui ne possédaient pas de mission ou de don expressément théoriques : ils vécurent leur vie dans une sorte d’aliénation par rapport à la théologie de corporation et la fécondèrent peu. Et ceci est regrettable pour les deux branches. L’Église fondée sur « les Apôtres et les Prophètes », sur le ministère et le charisme, sur la sainteté objective et subjective, ne saurait être plus fortement fécondée que par une collaboration entre théologie et sainteté, qui, l’une avec l’autre, peuvent à chaque fois donner l’exégèse et la représentation de la Révélation objective de Dieu dans le Christ. Pour remettre sur rails la synthèse, qui au temps des Pères et jusqu’aux grands scolastiques fut si fructueuse, deux choses seraient nécessaires : d’abord une hagiographie théologique, c’est-à-dire l’effort de dégager, à partir des grandes missions de sainteté significatives pour l’Église, le contenu théologique, qui peut aussi exister lorsque le saint n’était pas lui-même expressément théologien, comme c’est le cas par exemple chez Louis, Vincent de Paul, Jean Eudes, Vianney, Thérèse de Lisieux. Et ensuite, le fait de veiller à ce que, dans le présent et l’avenir, les saints se préoccupent aussi de l’exégèse théologique de l’Écriture, et les théologiens, de la vie et des problèmes des saints et de la sainteté.
Dans son livre sur la petite Thérèse (Sainte Thérèse de Lisieux, une voie toute nouvelle, Desclée, 1946, p. 9), le père Philipon o.p., à juste titre, a attiré l’attention sur le fait suivant : « Le devoir du théologien ne se limite pas à l’analyse et à la synthèse des dogmes centraux de notre foi ; il doit suivre dans le détail le long chemin de la Révélation à travers l’Histoire, et nous transmettre une compréhension d’ensemble du Plan divin, non seulement en ce qui concerne la conduite extérieure du monde, mais aussi la conduite la plus secrète des âmes. Ce devoir s’étend sur toute la vie des grâces dans l’Église et dans le Corps mystique du Christ. Une hagiographie ainsi renouvelée serait, pour toute l’Église, un incomparable enrichissement également dans la doctrine. Notre théologie d’école, qui demeure abstraite et schématique partout où elle ne devient pas casuistique, pourrait gagner beaucoup d’une étude approfondie, pas seulement historico-descriptive, mais vraiment théologico-explicative, des saints ». Ceci ne devrait s’appliquer à nul autre plus qu’à Ignace de Loyola qui, bien que n’étant aucunement un théologien d’école comme on a dit, détient dans l’Église, avec ses Exercices, une « mission doctrinale » explicite et dominante. On se tromperait lourdement quant à sa portée si on la cantonnait simplement dans le domaine de la « pratique », de l’« ascèse », un domaine dont le dogmaticien corporatiste n’aurait pas à s’occuper. On a procédé ainsi bien assez longtemps ; à vrai dire, des siècles durant, et c’est ainsi que nulle part n’a abouti une étude théologique perçante des Exercices. La marée de littérature sur les Exercices se cantonne presque entièrement dans le pastoral et l’ascétique, très peu d’auteurs seulement en sont venus à l’idée qu’on puisse puiser ici des indications et des impulsions décisives pour les théologiens théoriques. Suarez, en son temps, essaya de construire une sorte de spiritualité théologique de la Compagnie ; à une époque plus récente, Erich Przywara, dans son œuvre monumentale Deus semper major. Theologie der Exerzitien (Herder, 1938-1940), s’est attaqué à la même synthèse. Mais dans l’ensemble, et même dans la Compagnie de Jésus, règne un certain dualisme entre une philosophie et une théologie théoriques d’empreinte pré-ignatienne prononcée (à laquelle des Molina, Lessius, Lugo, Lallemant et Rodricius, etc., ne font pas exception) et une méthode ignatienne pour le soin des âmes. Un grand nombre de Jésuites sont d’ailleurs thomistes, que ce soit d’ancienne ou de nouvelle facture (Maréchal).
III. Élection
La mission théologique d’Ignace tourne autour des centres : « élection », « indifférence », « obéissance ». Le centre des Exercices est l’élection. La rencontre centrale avec Dieu est une rencontre avec un Dieu qui élit. Pas avec le Dieu augustinien du « repos » (requies) pour le « cœur inquiet » (cor inquietum), pas avec le Dieu thomiste de la « vision béatifique » (visio beatifica) pour le « désir naturel et surnaturel de la vision » (appetitus naturalis et supernaturalis visionis), mais avec le Dieu qui, choisissant dans une liberté incompréhensible, coupant court à travers toute « inquiétude » et toute « aspiration », descend vers l’élu afin de le requérir pour ses fins imprévisibles. Le contenu de son exigence est révélé par sa proclamation dans le Christ au « monde tout entier », qui est pourtant à chaque fois une proclamation tout à fait personnelle à « chaque individu en particulier » (Exercices no 95), lequel individu doit choisir ce contenu pour en faire la substance de sa vie, et dont l’attitude, donc, devra être : « ne pas être sourd à son appel, mais rapide et plein de disponibilité » (no 91) pour être capable de choisir le choix de Dieu, de se défaire de la liberté purement créaturelle, émancipée par le péché originel, se tenant comme en vis-à-vis de Dieu (sume et suscipe universam meam voluntatem, no 234), pour participer dans la grâce à la liberté de Dieu dans la co-exécution de son choix1. D’où une image de Dieu qui a son centre dans la souveraineté personnelle d’une décision chaque fois unique, image de Dieu telle qu’elle est apparue et ne demeure accessible que dans l’apparition, la rencontre et le choix du Christ, et dans son « Suis-moi ». Et une image de l’homme qui n’a pas son centre dans les aspirations et les désirs du cœur, qui exigent une réalisation jusque dans l’absolu, mais dans la louange, la révérence, le service de Dieu (no 23) et la disponibilité (disposición) à une volonté de Dieu que nous ne pouvons jamais, ni en totalité ni en détail, lire et calculer d’avance à partir de notre propre nature. D’où le double gain pour la vie chrétienne : choix de l’état en sa globalité, de la forme de vie qui est choisie par Dieu pour l’individu (no 135), et qui souligne le plus fortement, à travers sa dichotomie « état séculier – état religieux », le caractère électif de l’existence ecclésiale. (À partir de là, exigence d’une doctrine théologique des états dans l’Église, telle que jusqu’à nos jours elle n’a jamais été élaborée, ni à l’intérieur de l’ecclésiologie, ni à l’extérieur). À la rectitude du choix fondamental sont suspendus heur et malheur de l’existence chrétienne tout entière. Car il apparaît qu’on a, en gros, perdu sa vie, quand on a triché en faisant « d’une élection oblique et mauvaise une vocation divine » (no 172), donc quand on a contraint en fin de compte la volonté divine à rejoindre notre volonté propre (no 169) ; ou quand, en ne faisant pas d’élection du tout, on reste sous le signe de l’absence de décision. Mais le choix fondamental, ou choix d’un état, n’est que le cadre, et donc le point de départ du choix personnel de Dieu renouvelé en chaque instant de la vie. L’analogia electionis doit devenir la forme façonnant tout de la vie chrétienne.
Derrière cette image de la vie se tient, comme nous l’avons montré, une image déterminée de Dieu, qui se concrétise immédiatement dans le Christ et dans son rapport au Père : le Christ, comme Seigneur du monde et de toute âme, en raison de sa parfaite obéissance au Père. Cette obéissance, finalement, est trinitaire : de même que toute la mystique d’Ignace, si on l’analyse en remontant jusqu’à sa source, est une mystique trinitaire. Il faudrait donc, pour fonder la théologie des Exercices, qu’une image de la Trinité soit conçue, dans laquelle la vie trinitaire serait décrite comme le choix réciproque, et le laisser-choisir réciproque dans l’Amour comme disposition et indifférence, dans la liberté personnelle sans fond de Dieu (sans préjudice pour la nécessité des processions). Cette image serait gagnée à partir de l’image de Dieu révélée dans le Christ, qui est notre modèle ; elle aurait le double avantage de nous rendre concrète la vie trinitaire à partir de la Révélation de Dieu dans la chair, et de rendre la vie de Jésus, jusque dans le détail, interprétable trinitairement.
IV. Indifférence
Les mots clefs suivants : « indifférence », « obéissance » sont virtuellement inclus dans le premier, l’« élection ». L’indifférence est la présupposition ontologique (et par là aussi, secondairement, morale et ascétique) pour l’exécution du choix, c’est-à-dire pour la position de cet acte qui fonde l’être chrétien. Car même l’être objectif et sacramentel ne devance pas purement et simplement le choix (comme dans le cas d’un baptême d’enfant, la décision de foi, au moins de l’Église, est exigée), et il est offert en vue de lui. L’indifférence est l’acte fondamental de la créature ; c’est à partir d’elle que la théologie de la potentia obœdentialis doit être développée. Elle est la présupposition irréitérable du choix (d’état) irréitérable, choix qui, en tant qu’il confère sa forme à la vie chrétienne, est une conclusion, mais plus encore un commencement, à savoir la présupposition pour une vie féconde, choisie selon Dieu jusque dans les actes particuliers. En tant que telle, elle est l’attitude permanente qui dans l’analogia electionis, aménage partout à la volonté de Dieu le primat sur la volonté propre. Elle est en cela, exactement, point-source et forme de la foi, de l’Amour et de l’espérance, car elle est le fondement de la préférence donnée à la vérité divine par rapport à la vérité propre, à l’Amour divin par rapport à l’amour-propre, à la promesse divine par rapport à l’assurance propre. En conséquence de quoi, elle est aussi point-source des vertus cardinales comprises chrétiennement, qui reçoivent leur sens, leur forme et leur justification, de la foi, de l’Amour et de l’espérance. L’indifférence est alors négative, l’élimination atteinte de tous les dérangements et tous les obstacles qui, de par notre nature marquée par le péché originel, pourraient troubler, en tant que « tendances désordonnées », le choix de la pure volonté de Dieu. Ignace développe la manière parfaite par laquelle s’instaure l’indifférence comprise théologiquement, dans les « trois degrés d’humiliation », qu’on peut aussi appeler degrés de disponibilité, de renoncement à disposer de soi-même, et d’adaptation à ce que Dieu dispose (nos 164-168). Le premier résume le monde vétérotestamentaire des « commandements », et exige la disponibilité à « obéir en tout à la loi de Dieu notre Seigneur » sous le mode encore sans nuances d’une alternative pour ou contre Dieu. Le deuxième se situe pour ainsi dire sur le seuil entre l’ancienne et la nouvelle Alliance, là où Dieu est apparu comme un Dieu personnel, donc avec une volonté et un plan personnel, et où il exige, avant même qu’il développe son plan, une suite absolue. C’est le lieu propre de l’indifférence, puisque, à ce deuxième degré, est exigé « que je me trouve au point » – et vraiment ce n’est qu’un point ! – « où je ne penche pas pour avoir la richesse plus que la pauvreté, où je ne désire pas l’honneur plus que le déshonneur, où je n’aspire pas à une vie longue plutôt qu’à une vie courte, étant égal le service de Dieu notre Seigneur et le salut de mon âme ». Vivre dans cette attitude qui attend le plan du Dieu personnel préserve ainsi, dans une forme plus différenciée, de s’écarter de la volonté de Dieu, et donc du « péché véniel ». Le troisième degré ne donne que le développement-cadre du plan de salut néotestamentaire, la différence-cadre du choix de Dieu dans le Christ, ce qui signifie ici : pauvreté, déshonneur, folie de la Croix. Mais Ignace renonce à faire de cette détermination-cadre, immédiatement, une détermination individuelle de la volonté divine pour l’individu, à moins que cet individu n’ait vraiment fait siens le degré vétérotestamentaire de la garde des commandements et le degré du seuil entre les Testaments, l’indifférence. Le choix de la Croix pour l’individu est soumis à la double condition préalable : que, précisément, « le premier et le deuxième degrés soient présupposés », donc, non seulement qu’on soit exercé de manière générale dans la garde des commandements, mais encore, expressément, qu’on soit exercé dans la parfaite disponibilité ; et que « la louange et la gloire de la Majesté divine soient égales », que le choix de la Croix, donc, ne soit pas le résultat d’une préférence personnelle et d’un enthousiasme à s’offrir, mais d’un savoir objectif sur le fait objectif d’être choisi par Dieu ; de même que, théologiquement, la nouvelle Alliance ne dépasse l’ancienne que comme l’accomplissement du « moindre iota et du moindre trait » de l’ancienne, et de même que l’ancienne n’introduit dans la nouvelle que sous la forme d’une décision de Dieu qui choisit. Dans la doctrine ignatienne de l’indifférence se trouve ainsi en germe une sorte de doctrine existentielle des Testaments et de l’Économie du salut, dont le développement pourrait faire prendre conscience des idées, déjà fondamentales dans l’élection, de l’historicité de Dieu, du christianisme et de l’existence chrétienne.
V. Obéissance
C’est pourquoi tout se joue dans une théologie de l’obéissance : non pas d’abord de l’homme mais du Christ envers le Père, et par là dans la théologie d’une obéissance trinitaire, en correspondance à l’interprétation trinitaire que les Pères grecs font de la parole « Le Père est plus grand que moi ». Cette obéissance trinitaire est objectivement montrée et offerte au monde dans l’obéissance du Christ, et, par le Christ, d’abord à l’Épouse du Christ, l’Église, qui possède son origine et son sein toujours fécond en Marie. C’est pourquoi la première contemplation de la vie du Christ, chez Ignace, est explicitement mariale ; et, à la conclusion du livret, les « Règles sur la manière de penser ecclésiale » sont implicitement mariales, pour autant que toute l’obéissance ecclésiale est placée sous le signe de la « sponsalité de l’Église » (no 353, 365). La forme préférée de prière est également mariale, pour autant que, par Marie, elle s’insère subjectivement dans la dispensation objective de la grâce de Dieu par le Christ (nos 62-63). L’obéissance de l’individu est ainsi une obéissance trinitaire, christologique, mariale-ecclésiologique, qui se soumet aux règles du sens pour la volonté élective de Dieu là où cette volonté se révèle non seulement comme un englobant universel mais de façon personnelle à chaque instant, aux règles du rapport personnel entre l’âme chrétienne et Dieu, comme Ignace les établit dans les « Règles pour le discernement des esprits » (nos 313, 336), en ressaisissant par là à neuf une pièce essentielle, longtemps interrompue, de la théologie des Pères.
Mais tout ceci n’est qu’allusions, si courtes, qu’elles peuvent sembler à certains prêter à équivoque. Les développer devrait être la tâche d’une théologie des Exercices, ou, mieux encore, d’une interprétation théologique de la mission de saint Ignace. Rien ne saurait rendre plus fructueuse la pratique des Exercices, qu’une telle interprétation théologique. Et il existe, en dehors de cette entreprise, peu d’autres choses dont on pourrait également espérer une aussi riche fécondation de la théologie théorique. L’approbation solennelle des Exercices par la hiérarchie, leur recommandation au clergé et aux religieux, et à tous les croyants, montre que l’Église voit ici plus qu’un simple moyen pratique de renouvellement de l’esprit : elle y voit une authentique et véritable exégèse du dépôt de sa foi. Un coup d’œil sur la marée de littérature consacrée aux Exercices pourrait donner à croire que tout a déjà été dit ici, que les « vérités des Exercices » sont détendues et usées, et qu’il serait juste de se tourner vers d’autres nourritures spirituelles. La quantité d’écrits est trompeuse. Même si chacun, selon le souhait pressant d’Ignace, reste libre, dans l’Église, de se choisir un guide ecclésial vers Dieu correspondant à son goût personnel, il est pourtant certain, d’autre part, que le puisement de la substance théologique de cette inépuisable mine n’en est qu’à ses commencements.
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Ici, il apparaît clairement que le « choix » (et donc « l’indifférence » et « l’obéissance ») n’est que la manière concrète selon laquelle Ignace comprend l’Amour. Si l’on voulait chercher à interpréter le concept d’Amour, dans le Livre des Exercices, en centrant la recherche à partir de la « Contemplation pour l’obtention de l’Amour », au lieu de partir plutôt des concepts fondamentaux exposés, on n’atteindrait jamais le noyau de l’ignatien. Même si nous n’avions pas l’explicite « Contemplation de l’Amour », qui est ajoutée en dehors du cadre des quatre semaines comme une sorte de complément ad libitum, le déroulement total des semaines lui-même, dans son unité de contemplation et d’élection, ne saurait avoir dans sa globalité qu’un seul nom : Amour.
Mais ceci présuppose que l’on ne donne pas, comme souvent, une interprétation purement philosophique, naturelle, des concepts fondamentaux exposés, mais l’unique interprétation possible, clairement surnaturelle et historico-salutaire, comme elle correspond à l’ensemble de la matière contemplée. Dans le suscipe universam meam libertatem (no 234), et dans l’échange de « possession » et d’« être » (nos 231, 234) entre Dieu et l’homme, se trouve la clé du mystère d’Amour de l’analogia electionis, qui ne peut finalement être percé que trinitairement : l’Amour comme préférence donnée à la volonté de l’autre et donc comme réciprocité de la détermination. De même que le Fils ne fait rien qu’il ne voit faire au Père, et que pourtant le Père exalte le Fils à jamais.
Ce n’est qu’à l’intérieur de ce rapport d’Amour que se comprend alors aussi toute l’étendue des possibilités de choix, qui restent toutes des formes de jeu de l’unique analogia electionis : qu’il s’agisse davantage de Dieu seul qui fait le choix jusque dans le concret, dans le détail, et l’amour de l’homme s’exprime comme un choix « passif » de ce choix ; ou qu’il s’agisse de Dieu qui, dans son acte de choix, implique « plus activement » la décision humaine à l’intérieur de l’amour et du don de soi, pour produire de cette manière l’unité de l’analogie : aucune de ces formes de jeu n’est en principe plus haute que l’autre, et aucune n’est strictement délimitable par rapport à l’autre (ce qui devrait être le cas si on les considérait en dehors du surnaturel et de la lumière trinitaire : alors, ou bien Dieu choisirait lui-même, ou bien il laisserait l’homme choisir, et il faudrait répartir les hommes en deux catégories : ceux pour qui Dieu choisit, et ceux qui sont autorisés à choisir eux-mêmes). Même la tension entre devoir et pouvoir demeure, dans l’élection, une tension relative ; on le voit dans le rapport trinitaire du Fils pour qui la volonté du Père est tout autant conseil, désir (placitum) que commandement (mandatum). Partout, ici, s’applique le concept augustinien de liberté, qui aperçoit la liberté toujours plus grande de l’homme dans la participation gracieuse toujours plus grande à la liberté de Dieu. Quelque chose d’autre ne ferait que mener à des anthropomorphismes déformants dans l’interprétation du choix. Enfin, il ne faut pas comprendre les différents modes de faire élection, indiqués par Ignace (nos 175-188), comme une différence dans le contenu de l’élection, même si, à l’intérieur de l’analogia electionis une, indivisible, le « premier temps » possède plus d’affinité pour une prédominante passivité de l’homme dans le choix, et le « troisième temps » plus d’affinité pour une prédominante activité. La présence du « deuxième temps » suffit à rendre impossible la bipartition à laquelle on a fait allusion.↩
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