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La liberté du Christ et nous
Discours prononcé lors de la journée des étudiants du « Neudeutscher Hochschulring » et du « Heliand Studentinenkreis », Freiburg i. Br., 20-24 mai 1959
Chers amis, ce que je voudrais vous dire aujourd’hui, je ne peux le faire qu’en commençant par vous présenter à l’aide d’une « contre-image » ce dont je voudrais vous convaincre, pour vous provoquer à l’aide de cette image illusoire et vous rendre crédible l’importance de ce qu’il me faudra vous dire ensuite.
La religion comme désir d’infini
Demandons-nous d’abord : Que signifie au juste la religion du point de vue de l’homme ? Nous pouvons tout d’abord la décrire comme le dépassement des frontières de l’homme et du monde, le désir de l’infini. Même si, dans notre jeunesse, nous aimons ce qui est fini, nous ne l’aimons cependant que comme ce en quoi s’allume un élan vers l’infini. Dans les images, dans les êtres s’annonce, se montre ce qui est sans image, sans limites, dans la parole s’annonce le secret au-dessus de toute parole, dans le mouvement s’annonce ce que la Bible nomme le Sabbat éternel vers lequel nous nous avançons…
Que la religion crée un mythe et voie dans sa forme ce qui possède une valeur éternelle ou qu’elle dépasse cette forme dans la mystique, l’enseignement d’une sagesse ou la philosophie, afin de voir directement l’être dans toute existence, toute religion est le chemin de l’intériorité vers la profondeur. C’est toujours ainsi qu’a procédé l’Asie, et de même Plotin, Augustin à la suite de Plotin, la mystique allemande, l’idéalisme allemand, etc. Et même Hegel en dernier, qui accepte la douleur toujours nouvelle due aux limites de l’existence et de la pensée, pour la dissoudre d’une manière héroïquement tragique, parce que dans toutes ces formes de religions humaines le dépassement des limites de sa propre vie exige finalement le sacrifice de l’individualité de la personne. On suppose toujours que le divin, l’absolu se trouvent au-delà de l’antagonisme propre aux choses limitées. Il n’est pas ceci, afin de ne pas être un autre. Il est ce qui est au-delà de tout ce qui est soumis à l’espace et au temps, toutes ces choses qui nous fatiguent, comme le dit l’Écriture.
Le caractère positif de la révélation
N’est-il pas vrai alors que l’affirmation chrétienne est une gifle donnée à ce désir le plus profond de l’homme ? Que dans cette affirmation, la positivité des faits et par là-même des choses limitées se maintient jusqu’au bout ? Dans l’image que le christianisme se fait de Dieu lui-même, déjà, le divin n’apparaît pas simplement comme ce que l’être a d’illimité, mais très précisément comme volonté. Une volonté qui veut ceci et pas cela : qu’une chose soit (« que la lumière soit »), et qu’une autre chose, qui aurait pu être, ne soit pas. En Dieu se trouve la décision, et donc la liberté. Et par là, la créature apparaît comme choisie sans raison pour advenir à l’être, c’est-à-dire comme voulue librement par la seule volonté de Dieu. Nous pourrions tout aussi bien ne pas exister. Ainsi la créature devient en dernière instance un être obéissant envers le Seigneur. Et le Dieu d’Israël nous exerce à entrer dans cette obéissance par les manifestations de sa présence, par les paroles toujours nouvelles des prophètes et par les Écritures.
Mais dans la Nouvelle Alliance, dans l’incarnation de ce Dieu qui a une volonté, le paradoxe et le défi sont portés à leur paroxysme. Car, en fait, cette volonté de Dieu a été aussi manifestée dans le monde par un homme, un homme comme moi, mais qui révèle en même temps Dieu lui-même. C’est maintenant que se porte à son comble ce que Kant nomme l’hétéronomie, c’est-à-dire le fait que l’homme ne se suit plus lui-même, ni son génie propre, ni sa conscience, mais cet Autre qui se trouve à mes côtés sous la figure d’un homme et qui sait ce que moi j’ai à faire. Et à partir de ce point central se dressent alors frontières sur frontières dans l’existence chrétienne.
Tout d’abord se dresse la frontière de la foi en Lui, en ce fait que Dieu s’est fait homme ici, et pas ailleurs. Et puis ce qui en résulte : le lien à cette fondation de Jésus-Christ, qui se trouve être l’Église. Qu’on interprète la phrase comme on veut, et d’une manière plus ou moins large, « hors de l’Église, point de salut ». Nous ne sommes vraiment chrétiens que si nous ne relativisons pas l’Église, si nous acceptons sa structure, sa hiérarchie, ses sacrements et leur nombre de sept, parfois si agaçant. Et pourquoi pas huit, ou même cent ? Et jusqu’à la fin du monde, cette positivité, indépassable !
Et même dans le silence de notre cellule, dans la prière, dans la contemplation, même là, de nouveau, non pas simplement la rencontre de Dieu, mais celle de Sa volonté. La prière comme recherche de la volonté de Dieu sur moi, afin que je puisse répondre oui à ce qu’il veut de moi. Et négliger cela dans la prière, serait oublier justement l’essentiel. Elle deviendrait peut être une sorte d’esthétisme dans la contemplation, l’oubli du seul nécessaire qui m’appelle dans cette parole, qui est conçue juste pour moi et qui résonne pour moi.
La réaction de l’humanité devant le défi chrétien
N’est-il pas vrai que la première réaction de l’humanité que nous voyons face à cette prétention se traduit par toutes sortes d’échappatoires ?
La Mythisation
Il y aurait la possibilité, et cela s’est déjà produit, d’interpréter le fait de l’apparition de Dieu dans l’histoire en la personne de Jésus-Christ à travers la catégorie du mythe. Voyez comme au fond tout s’est passé facilement, lorsque l’empereur, l’apparition du divin à la tête du monde romain avec son diadème en forme de soleil sur le front, s’est transformé en une figure chrétienne. Pas besoin de retirer ce diadème solaire de la statue de Constantin. Il a suffi de l’interpréter comme le symbole du rayonnement de la mission divine de l’empereur, comme la sainteté, une sainteté objective de cette charge. Tout comme les dieux qui, demeurant tout en haut de la création et servant d’intermédiaires entre Dieu et nous, se sont transformés au ciel en anges et en hiérarchies célestes et sur terre en souverains temporels ou spirituels entourant l’empereur. Comme il y eut peu de choses à changer ! Comme on passe facilement sans rupture à Justinien, au saint empereur de Byzance, à saint Charlemagne et à ses successeurs. Comme il est facile de considérer le monde et l’Empire, le Saint Empire, comme une théophanie, comme l’apparition, sur terre, de la Jérusalem céleste, mais aussi comme la continuation des mystiques païennes ou de celles de la nature…
Si, dans un sermon, Grégoire de Nysse – les Grecs sont particulièrement enclins à cela – décrit l’ascension du Christ comme un mélange (krasis), comme le fini et l’infini qui se mêlent, comme une petite goutte de vin qui se dissout dans l’océan de l’être divin ; si dans toute l’histoire spirituelle du christianisme la résurrection de la chair joue un rôle si restreint par rapport à l’idée de l’immortalité, du retour platonicien de cette âme déchue dans le sein de l’esprit universel, dans ce panthéon des esprits ; si tout au long de l’histoire de l’Église se font continuellement jour des tentatives pour créer un christianisme ésotérique, « spirituel », en inventant une nouvelle sorte de mystique… Alors, oui, par tous ces espoirs spiritualistes, les chrétiens ont tenté d’échapper à ce qu’ont de dur et de douloureux les limites historiques.
Rébellion
Mais la dureté de cette limite existe aussi dans l’histoire elle-même, et avec elle la rébellion et la dialectique qui ne cessent de s’y enflammer. Voyez l’Ancien Testament, où Dieu s’est révélé comme le Seigneur de l’homme : comment cela s’est-il terminé, sinon par la rébellion du plus grand nombre ? Seul un tout petit reste a compris et suivi ce Dieu et a franchi le seuil qui mène à la Nouvelle Alliance. Mais la nouvelle Alliance est retombée entre les mains du grand nombre, de la masse, et la rébellion ressurgit encore et toujours. Tout d’abord contre cette volonté de l’Église qui se conduit en souveraine : c’est la conception de la liberté du chrétien, qui, au début des temps modernes, finit par ne plus pouvoir se retrouver dans un tel « absolutisme ». C’est ensuite ce caractère absolu des faits à l’intérieur même de l’histoire, qui les empêche de se dissoudre à l’intérieur d’une évolution ; c’est aussi le fait que celle-ci ait amené l’histoire du monde qui a suivi à isoler de plus en plus cette construction de l’Église catholique, qui de son côté se barricade, à l’entourer d’une sorte de cordon sanitaire : on ne peut pas parler avec les catholiques, ils sont attachés à leurs faits, à leurs dogmes à leur hiérarchie, etc.
Sécularisation de l’expérience de la limite
Même là où l’on a oublié tout ce qui est chrétien, on trouve une étrange sécularisation de cette rébellion, une pensée qui se demande si se précipiter contre la limite, cette limite indomptable des faits, ne serait pas justement le fait de l’esprit. L’homme serait peut-être en tant qu’esprit le rebelle par excellence, cette figure tragique qui se fracasse contre ses limites. C’est peut-être cela l’individuel, ce qui fortifie, ce qui fait de nous des individus, des personnes.
Dans l’Église elle-même
N’y a-t-il pas en nous aussi un peu de tout cela ? Fuite dans le mythique, dans la mystique, dans la rébellion et avant tout fuite dans la résignation ; la résignation du mouton, qui accepte une fois pour toutes que tout soit positif dans l’histoire et dans l’Église en devenant celui qui dit toujours oui. L’Église peut définir ce qu’elle veut, oui, j’y crois par avance ; l’Église promulgue des lois, oui, je suis prêt à y obéir. L’Église institue de nouvelles fêtes, j’irai le matin à l’église le jour dit, et ainsi de suite… Et les images, les représentations limitées de l’éternel, les saints, par exemple, que l’on nous abandonne ou que l’on nous concède comme succédanés, c’est à cela que beaucoup se raccrochent. Là où il y a institution, il y a aussi forcément installation. Et qui dit installation dit aussi impossibilité d’être toujours à la pointe des décisions à prendre et de rester vigilant face à la situation. C’est ainsi qu’on en vient à ces prises de retard fatales où l’Église maintenant installée remarque enfin au bout de cinquante ans, voire cent ans, ce qu’elle aurait dû voir à ce moment là. C’est bien qu’il y ait maintenant des prêtres ouvriers et des choses de ce genre, mais n’aurait-on pas pu comprendre bien avant, dès 1830, que c’était cela qu’il fallait faire ?
Voyez-vous, tout ce que je viens de dire, c’est l’image illusoire que je vous promettais au début. Qu’est-ce donc que tout cela ? Est-ce le fiasco de la religion naturelle ? Ou pouvons-nous dire que ce que nous avons dessiné est l’ombre d’une lumière extraordinaire ? Mais dans ce cas, nous devons alors répondre de cette lumière, spirituellement et existentiellement !
L’exigence de la figure du Christ ne peut que séparer cette humanité en deux parties : ceux qui diront oui et ceux qui diront non. Nous acceptons cette exigence et nous essaierons d’en venir à bout en faisant trois remarques de fond.
Dieu est esprit et liberté
Le divin, qu’il nous faut dorénavant nommer Dieu, est Esprit, Vie, Amour et Liberté. Pas uniquement tout ce qui reste, lorsque nous avons surpassé toutes les limites. On peut toujours soupçonner ce reste d’être le néant, le nirvana, le vide, l’aspect purement négatif de la limite. Le Dieu qui apparaît dans la foi chrétienne est le Dieu qui se possède lui-même, et ceci du plus profond jusqu’à l’extrême limite de sa plénitude. Il n’est pas jeté sur soi-même et, en ce sens, nécessaire. Cette nécessité n’est pas quelque chose en lui dont il devrait tirer le meilleur parti en étant soi-même. Il ne se répand pas non plus dans toutes les profondeurs et tous les abîmes, mais Il se possède Lui-même. Il n’est pas, comme nous, nature avant d’être esprit. Il n’a pas à s’accepter comme ce qu’Il est bien obligé d’être. Il se détermine Lui-même, car son être coïncide avec Sa liberté et Sa puissance. Et c’est justement pour cela qu’il est l’infini, parce que, en Dieu, rien n’est choisi à l’exclusion d’autre chose, mais ce que Dieu choisit, c’est Dieu lui-même, cette bonté qui ne connaît pas de terme, ce toujours plus, ce toujours davantage depuis toujours, qui dépasse toute limite. Dans l’Ancien Testament se fait jour l’idée que Dieu est le maître de l’être, celui qui choisit et élit à partir de soi et d’après son essence propre. Et parce qu’il élit, il doit aussi pouvoir rejeter.
Dans le Nouveau Testament s’ajoute que nous ne pouvons plus voir Dieu uniquement comme le Seigneur qui nous fait face. Bien plus, nous ne pouvons plus parler de Lui autrement qu’en contemplant le mystère de sa trinité interne : Dieu comme béatitude qui consiste à se dépasser soi-même en se donnant à l’autre. Mais ces personnes en Dieu ne sont bien évidemment pas des êtres finis. En Dieu, la limite n’existe pas, mais ce qui exprime et rend possible la véritable non-finitude de Dieu est lui-même personne. Ici notre cœur ne peut que devenir tout brûlant ! Dieu comme amour éternel est personnel, mais à cause de cela il n’est pas contenu dans une limite ; et cependant les personnes en Dieu ne sont pas simplement des façons de voir, des modes de l’éternel, mais elles sont les dimensions objectives de l’amour divin lui-même. Le Père n’est pas le Fils, mais le Fils n’est en rien différent du Père. C’est pourquoi Nicolas de Cues peut donner à Dieu un nom qui doit nous effrayer : Dieu est le « non-autre » (non-aliud), Il n’est pas l’autre et encore moins le Tout autre. Il n’est pas l’autre de la créature, même si la créature doit être l’autre de Dieu.
L’homme ne devient vraiment lui-même que dans l’être de Dieu
L’homme, la créature de ce Dieu, ne peut devenir vraiment ce qu’il est que dans l’être du Dieu libre et illimité.
À partir de la création
La créature est un don du Dieu libre. Qu’aucune créature n’existe nécessairement, voilà ce qui semble nous distinguer de Dieu comme autre que Lui. Il n’est pas nécessaire que nous existions, et nous disons que Lui existe nécessairement. Nous pourrions tout aussi bien ne pas exister, ce que l’on ne peut pas dire de Lui. Mais que la créature ne soit pas nécessaire, c’est justement cela qui la relie à Dieu ; Lui qui n’est pas non plus obligé d’exister, mais qui possède son être propre dans Sa liberté. Son être est un être victorieux, parce qu’il est englobé jusqu’au fond par Sa liberté. Et notre existence de créature reçoit au moins un reflet de Celui qui plane victorieux au-dessus du néant. Rien n’oblige Dieu à nous faire être.
De quoi est faite la créature ? On peut la considérer sous deux aspects : son essence, ce que nous sommes : homme, animal, Allemand, la rose… et son existence : nous pourrions exister, et maintenant nous sommes (effectivement). Essence et existence…
D’où proviennent ces essences ? D’où émerge quelque chose comme une possibilité sinon d’une imagination originairement libre et créatrice, l’imagination divine, imagination créative, qui projette des images d’elle-même dans une liberté que nous ne pouvons pas nous représenter. Ce serait du dernier petit-bourgeois que de considérer les essences comme la non-contradiction de possibilités compatibles entre elles.
L’homme ne comprend pas qu’il n’y a des essences en Dieu et sous le regard de Dieu, qu’après que Dieu ait voulu, de toute éternité, Lui, l’être libre par excellence, s’exprimer dans de telles images d’essence. La rose est toujours sans raison, disait Goethe. Même s’il nous était possible de classer toutes les formes du monde en une chaîne de l’évolution qui aurait pour but l’homme, une chaîne qui serait comme un moyen pour arriver à lui, on ne pourrait nullement concevoir les formes qui en ressortiraient comme de simples moyens. Ces formes sont le jeu d’une imagination infinie et portent en elle la marque de cette gratuité. Et c’est seulement ainsi qu’elles ont part au tout, qu’elles deviennent compréhensibles à l’intérieur d’un tout, qu’elles peuvent dépasser leurs propres formes et nous renvoyer au tout, à l’Être.
Mais nous vivons fondamentalement l’existence comme l’expérience de la limite et de la facticité par excellence. L’indissoluble, c’est ce que je suis. C’est déjà ce par quoi nous nous distinguons de Dieu. Lui se tient Lui-même dans l’être ; et nous, nous sommes maintenus dans l’être. Il tient à Lui d’être comme Il est. Nous, nous n’y pouvons rien ; nous sommes posés comme cela. Nous ne sommes pas Dieu, bien sûr, mais même comme existants, nous avons Dieu et l’être de Dieu comme fondement, comme cause et comme personne originelle, car Dieu n’est pas une chose. Et la raison pour laquelle Il nous pose dans l’être est la même que celle pour laquelle Il se pose Lui-même en tant qu’être éternel. Car Il est bon sans limite, et c’est un bien sans limite que d’être avec Dieu. Si nous ne comprenons pas cela, nous ne comprenons pas ce que c’est que d’exister, que d’être là. Il n’y a pas de « là » neutre ou indifférent, mais notre « là » sort de celui de Dieu et il est une manifestation dans la liberté de sa bonté infinie. De la sorte, la créature n’est explicable d’un côté comme de l’autre que comme ce qui est destiné à dépasser ses limites, et ce dès la création.
À partir de Jésus Christ
Ce que Dieu fait en Jésus-Christ n’est pas dans nos possibilités, mais est pure grâce. Le désir de dépasser nos limites est déjà en nous. Mais nous ne pouvons le faire par nous-mêmes qu’en renonçant à nous-mêmes en tant qu’être et qu’existant et en nous détruisant. Au contraire, la grâce nous permet de nous oublier en entrant dans l’amour de Dieu.
« L’homme nouveau comme créature du Christ »
L’élection chrétienne signifie que notre être est repris dans un tel commencement, dans une telle origine de Dieu que nous sommes plongés dans les abîmes, dans le lieu même où, dans une liberté et une nécessité éternelles, le Fils jaillit du Père. Nous ne serons pas Dieu, nous ne serons pas le Fils, mais le Père veut, par cet acte d’engendrement, nous fonder comme ses créatures. Ainsi, ce qui semble être l’imposition d’une limite, à savoir l’élection (J’ai choisi Jacob, non pas Ésaü, j’ai choisi cette Église, mais pas de la même manière que le monde) est justement, dans ce point originel, ce qui nous destine à la totalité. Car comme le Fils est le seul qui soit né du Père, qui Lui-même donne tout à son Fils, dans le Fils coïncident purement et simplement la singularité et la totalité. Et nous avons part à cela ; c’est à cela que l’élu obtient d’avoir part. Il n’y a que le péché qui trace des limites, qui fasse de Dieu un autre, c’est lui qui se replie sur lui-même. Et Jésus Christ est celui qui est venu pour supprimer cette aliénation du péché qui nous privait de la totalité de Dieu. Sur la croix, il s’est chargé de cette aliénation, conséquence du péché, et il nous a redonné l’unité avec Dieu. Mais la limite est déjà franchie quand Il apparaît comme Dieu et homme. « Qui me voit, voit le Père ». Celui qui le voit, voit cette créature qui n’est qu’unité avec le Père, la révélation du Père : Le Père et moi sommes un. Nous ne pensons pas jusqu’au bout ce que peut signifier que limite et finitude, espace et temps, c’est-à-dire justement ce qui n’est pas Dieu et ne se trouve pas en Dieu, puissent devenir le langage véritable de l’illimité, le véritable réceptacle saint de la vie éternelle qui s’y exprime. C’est à tel point que nous pensons pouvoir dire que c’est justement dans ce langage de la finitude que devaient être dites les choses ultimes de Dieu ; que c’est dans cette obéissance jusqu’à la mort que pouvaient se présenter la vie et la liberté éternelle de Dieu. Dans le Christ, Dieu n’est plus ce qu’il paraissait être, c’est-à-dire l’Autre. Et pour le Christ la volonté du Père n’est en aucun cas l’hétéronomie, mais en aimant cette volonté, il accomplit sa propre volonté la plus profonde.
C’est ainsi seulement qu’il est le Fils et de cette manière uniquement, il atteint tout son être éternel de Fils. Ce qu’il est comme Fils dans l’éternité, il l’a atteint ici en tant qu’homme. Nous avons le droit de dire qu’à ce moment – Il l’exprime au Mont des Oliviers. Il l’accomplit jusqu’à la mort – qu’à ce moment précis de l’obéissance la plus extrême, la liberté de Dieu s’est levée dans le monde et qu’à ce moment là seulement, elle est véritablement devenue notre liberté. Jésus a cette conscience, cette conscience véritablement incroyable de la liberté de Dieu sous la figure d’un homme : « Tout pouvoir m’a été donné ». Non seulement sur l’existence du monde mais aussi sur le cœur du Père uni à moi par le seul et même Saint-Esprit. Et je suis si libre, que je peux faire du contraire de la liberté, de son contraire le plus absolu, devoir mourir, l’expression de ma liberté. Dans cette manière d’être jeté vers la mort, c’est là que je me trouve le plus libre parce que je peux intégrer par l’amour ce caractère contraignant de la mort. « J’ai le pouvoir de livrer mon âme ». Ainsi le Christ peut-il véritablement choisir, comme Dieu choisit. Et lorsqu’il choisit en tant qu’homme, il choisit avec une liberté qui ne fait vraiment qu’un avec la liberté même de ce Dieu qui crée et donne sa grâce. Et de même que nous naissons de l’imagination du Dieu créateur, nous naissons à nouveau, nous pouvons le dire, par l’imagination de Dieu souffrant et mourant sur la croix.
L’existence chrétienne comme donation et prière
L’image de nous qui, en dernière analyse, compte devant Dieu et pour l’éternité, cette image est esquissée ici. Nous ne la trouvons pas grâce à la réflexion, mais nous la trouvons finalement dans le questionnement sur celui qui est le maître de cette image. Et c’est uniquement en lui que cette image surpasse définitivement ses limites involontaires pour devenir véritablement une image de Dieu, une image créée à partir de la plénitude et esquissée en vue de son accomplissement. Si nous n’atteignons pas ce point, le christianisme que nous vivons n’est pas crédible et toutes les objections contre le caractère positif du christianisme continuent légitimement d’exister. Seul le saint réalise vraiment cette image, c’est-à-dire celui qui a fait de l’amour du Christ le sens et le fondement de sa vie. Oui, il est clair qu’une telle personne devient elle-même l’apologétique du christianisme, qui est fondamentalement la seule à être évidente pour le monde et la seule à légitimer vraiment, et d’une manière objective, ce qui est chrétien dans l’humanité. Les structures institutionnelles sont pour nos contemporains plutôt une difficulté qu’une aide. C’est seulement là où l’on réussit à faire que dans l’institution elle-même transparaisse l’amour, que tout cela devient compréhensible. Là où le Seigneur remet les clefs à Pierre, il lui demande de Le suivre jusqu’à la croix. « Il dit cela car Il faisait allusion à la mort dont il allait mourir ». Et Reinhold Schneider a raison lorsqu’il dit qu’avec l’image de Pierre crucifié la tête en bas, la papauté a trouvé sa hauteur indépassable.
Ne pas tirer des faits des nécessités générales : c’est ce que font les Lumières. Elles font se volatiliser les faits au profit de ce qui a valeur universelle. Mais le saint peut rendre crédible le fait à partir la nécessité et de la liberté de Dieu et de son amour. C’est ainsi que nous pouvons nous comprendre : comme ceux qui sont appelés par le Christ et à qui est proposée une image venant de la profondeur de l’amour de Dieu avec cette question : veux-tu être cela ? Cette image est unique pour chacun. Ce serait vraiment horrible, si nous étions tous la même image ! Et comment pourrions nous l’être, si le Christ est le seul et l’unique ? Dans l’imitation du Christ cependant, il nous faut être chacun un seul et unique, pour le refléter. La différence de niveau désespérante entre mon indétermination première et cette détermination dans le Christ est surmontée par la force créatrice de la grâce du Christ. C’est là que la psychologie trouve sa limite. Car ce saut d’un niveau à l’autre ne peut pas par définition être représenté à l’intérieur des catégories de la nature humaine, qui seules peuvent être l’objet de la psychologie. Notre seule réponse possible est la suivante : l’existence comme donation et prière. Prière qu’il me faut bien sûr formuler, mais qui n’a pas toujours besoin de parler pour exister, qui, en tant qu’elle est là, est déjà un dialogue.
Notre être est fondé par Dieu dans le Verbe de Dieu ; il parle avec Dieu, Dieu parle avec lui, et nous n’avons besoin que d’être vraiment, d’être dans l’être du Christ, pour ne jamais interrompre ce dialogue. Et dans ce dialogue, Dieu n’est pas l’autre, mais comme Il est Dieu, Il est en même temps notre fondement le plus propre et le plus profond, plus profond même que je ne peux l’être à moi-même. Ainsi se trouvent fondamentalement dépassées aussi toute mystique et toute philosophie de l’identité de la religion naturelle, sans que l’on doive pour autant la supprimer ou la détruire en aucune manière comme quelque chose de faux. Tout cela est, comme tout ce qui est humain, un point de départ, un inchoatif qui doit trouver son accomplissement dans l’image divine de Jésus-Christ.
La foi : être fidèle et marcher à sa suite
Voyez vous, c’est sur ce point que nous pouvons rendre crédible aux non catholiques le fait qu’avoir la foi ne signifie pas être attaché à des faits historiques quelconques, mais que ce n’est d’abord rien d’autre que la réponse de notre vie à l’apparition de ce Dieu totalement amour : le « Oui » de Marie. C’est une foi qui, tout simplement, libère tout pour le faire entrer dans la liberté de Dieu : « Qu’il me soit fait selon Ta parole », que s’accomplisse en moi la liberté absolue. En exerçant ma liberté, je ne veux pas imposer de borne à la liberté absolue. Et ce qui dans l’Église et le dogme nous apparaît comme une finitude, qu’est-ce donc ? Nous ne croyons quand même pas à des phrases. Nous croyons en Dieu. Nous croyons au Dieu qui nous a fait don de son Fils pour que nous comprenions ce qu’est l’amour, puisque nous croyons en lui. C’est pourquoi nous laissons l’Église nous donner ces paroles, ces images, ces indications en guise de protection, on peut même dire pour nous contraindre à garder cette foi, là où nous dérapons.
Oui, c’est en cela que consiste la dogmatique. Dire cela, ce n’est ni faire du modernisme, ni la diluer, mais c’est montrer la place de ce que fait l’Église. Jamais l’Église n’a élevé sa parole au niveau de la parole de Dieu. Jamais l’infaillibilité de l’Église n’a été en aucune façon identifiée à l’infaillibilité essentielle de Jésus et de l’Esprit Saint, même pas avec ce que nous nommons infaillibilité de la Sainte Écriture, qui est remplie de la plénitude positive de l’Esprit divin. Alors qu’il est donné à saint Pierre et à ses successeurs une infaillibilité négative : il ne doit pas se tromper là où il lui faut indiquer ce qui est essentiel. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il ne soit pas fait à l’Église quand elle prie, et au-delà de ce qu’elle demande, l’Esprit Saint, un don inconcevable. Et pourtant, même à la Pentecôte, nous prions : « viens, Esprit Saint ».
Dieu n’est pas sans le monde
Voyez-vous, s’il en était vraiment ainsi, nous ne devrions jamais penser Dieu séparé du projet qu’il a sur le monde et de sa réalité à lui dans le monde. Il ne serait pas nécessaire, pour penser la liberté de Dieu, de nous représenter comment Dieu serait s’il n’avait pas créé le monde, s’il ne l’avait pas voulu. Combien peu nous saisissons de notre Dieu en pensant ainsi ! Et pourtant, Il a voulu, dans son action la plus divine, à savoir dans la naissance du Fils à partir du Père, nous projeter depuis toujours et garder devant lui, de toute éternité, notre propre image. Ce pourquoi, à un moment du temps, il s’est dépassé lui-même d’une manière que Lui seulement peut comprendre, pour entrer dans ce monde qui est à lui. Il est pour ainsi dire sorti lui-même de sa béatitude pour descendre à l’intérieur de nos limites et au-delà jusqu’à la mort, l’Hadès, le néant, pour accomplir ainsi cela, pour atteindre l’ultime possibilité. Et l’on n’a pas besoin de Dieu sait quelles autres planètes, de je ne sais quelle multiplication quantitative. Il n’est besoin que de l’unique acte du Christ pour que la plus grande pauvreté et la plus grande humilité de Dieu soient manifestées pour toute l’éternité.
S’il en est vraiment ainsi, nous avons alors dépassé ce qu’était la religion, mais sans la détruire. Et ce qui était jadis possible ne l’est assurément plus depuis que l’image de Dieu fournie par la Bible est entrée dans le monde. Voir Dieu comme la plénitude de l’Être, l’Abîme, le Mythe, le Silence ou le Nirvana ? Non, ce n’est maintenant plus possible. Cette neutralité entre le Dieu de l’amour et le Néant n’existe plus. Nous pouvons donc espérer que le choix auquel Jésus-Christ a acculé l’humanité, est le signe qu’il a vaincu le monde et que justement ce dernier dualisme qui va jusqu’au jugement qu’il prononce sur le monde, est le signe qu’il ramènera tout en lui au Père.
Hans Urs von Balthasar
Titre original
Die Freiheit Christi und wir
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Fiche technique
Langue :
Français
Langue d’origine :
AllemandMaison d’édition :
Saint John PublicationsTraducteurs :
Françoise Brague, Rudolf StaubAnnée :
2023Genre :
Article
Source
Revue catholique internationale Communio 33/4 (Paris, 2008), 81–93