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De la théologie de Dieu à la théologie dans l’Église
L׳objet de cet article n’est nullement de poser, et encore moins de résoudre, tous les problèmes qui concernent le caractère scientifique de la théologie. Il présentera seulement quelques pensées qui devraient, avant l’examen de ces problèmes, se trouver dans la conscience.
I. Théologie divine
1. Dans le domaine grec, le concept « theologia » signifiait d’abord une parole de célébration adressée par l’homme à la divinité – en ce sens, les grands hymnes homériques aux dieux étaient de la « théologie ». Inversement ce concept signifie dans la Bible premièrement une parole de Dieu adressée à l’homme : Dieu est theos legōn, le Dieu qui parle : parole adressée à Abraham et aux patriarches, à Moïse dans la législation, aux prophètes depuis Samuel, Elie, parfois aux rois (David, Salomon). Tandis que le discours humain sur Dieu, du moins dans les phases tardives de la religion, souligne de plus en plus la primauté de la théologie négative (mythes de Platon, le silence des néoplatoniciens sur « l’Un »), parce que Dieu n’est rien de ce que l’on peut trouver et énoncer dans le monde, le Dieu de la Bible parle un langage parfaitement intelligible à l’homme, même quand, par le refus de révéler son dernier nom, par l’interdiction des images, par sa sainteté universelle, il manifeste son élévation au-dessus de tout ce qui est créé, mais la souligne justement par sa parole. Le « négatif » ne se trouve pas dans sa transcendance, mais dans les partenaires humains de l’alliance, qui refusent de suivre les prescriptions bien comprises de l’alliance. Si Moïse brise les tables de la Loi, ce n’est pas parce qu’elles seraient trop difficilement compréhensibles aux Israélites, mais parce qu’ils préfèrent danser autour du veau d’or. La même chose chez les prophètes : ce qu’ils disent sur l’ordre de Dieu peut parfaitement être compris, c’est seulement le peuple à la nuque raide qui ne veut pas le percevoir.
Mais il y aura aussi l’obéissance à la parole de Dieu et son acceptation et – parce que le peuple vit dans l’intimité de l’alliance avec le Dieu qui parle et se communique intelligiblement – la réponse à Dieu. Ici le grand paradoxe de toute théologie commence à se révéler : la parole de Dieu sort pour engranger la récolte de cette réponse (Is 55,10s.) ; et cette récolte, non seulement comme obéissance aux prescriptions divines, mais aussi comme juste énonciation par l’homme – par exemple dans les psaumes (mais aussi jusqu’aux cas-limites de Job et de Qohéleth) – est reconnue par Dieu comme une part de sa propre parole : les psaumes ne sont pas seulement « inspirés » (de même qu’un poète païen qui parle à un dieu peut parler d’une manière inspirée), ils sont admis dans le propre discours de Dieu, ils constituent une partie de la révélation. Le problème herméneutique posé par là dépasse le discours de Dieu toujours déjà formulé à travers la pensée et la parole humaines dans la Loi ou par un prophète, car ici le discours de Dieu revêt en lui-même le caractère d’un dialogue : n’y a-t-il pas ici l’anticipation cachée, mais la plus décisive, de ce qui deviendra manifeste en Jésus Christ : qu’en Dieu lui-même il existe un dialogue originel (trinitaire) qui est la condition préalable de toute conclusion d’alliance de Dieu avec les hommes ?
La même chose se manifeste dans le fait connu que, dans l’Ancienne Alliance, des révélations postérieures continuent de construire sur des révélations antérieures, entre temps réfléchies « théologiquement » d’une manière plus profonde par le peuple croyant. Là où, dans le livre de l’Exode, le miracle de l’élection d’Israël est célébré comme un miracle de la fidélité de Dieu (aux premiers pères), Osée et le Deutéronome en déduisent beaucoup plus tard que Dieu mérite et attend comme réponse l’amour exclusif des partenaires. Et quand, dans le Deutéro-Isaïe, Dieu annonce expressément ce qui est « nouveau », le saut dans le nouveau est pourtant toujours risqué en se reportant à ce qui est le plus ancien : à la souveraineté et à la force créatrice absolues de Yahvé. Dans cette théologie, c’est toujours Dieu lui-même qui possède l’autorité : « Moi, moi, je suis Yahvé, il n’y a pas d’autre sauveur que moi… Et personne ne délivre de ma main ; j’agis, et sans appel ! » (Is 43,11s.). Ceux qui transmettent l’ordre divin ont une part secondaire à cette autorité, mais seulement dans la mesure où Dieu se manifeste par eux ; que l’un soit un prophète ou un sage authentique, on le voit à l’efficacité de la parole qui parle par lui : « Moi, je ferai de mes paroles un feu dans ta bouche, et de ce peuple du bois que ce feu dévorera » (Jr 5,14). Il y a de faux sages, de faux prophètes, qui affirment que Dieu parle par eux ; mais ce qu’ils disent n’est nullement une théologie.
Que la théologie de Dieu soit consignée au cours du temps, cela n’appartient pas à son essence ; sa mise par écrit n’est qu’un moyen de la garder constamment fraîche et actuelle. En face de la théologie du Dieu qui parle, la réflexion théologique originale du judaïsme signifie peu de chose : mischna, halacha, haggada, le Talmud, ne sont au fond que des arabesques autour de l’unique texte important ; à vrai dire, dans le développement de la littérature de sagesse, à la parole scripturaire vient se mélanger une philosophie qui est souvent d’une espèce gnostique (Maimonide, encore plus la Cabbale), mais la théologie authentiquement juive reste toujours méditation, paraphrase de la théologie de Dieu (M. Buber, A. Heschel…), « aggiornamento » dans le sens d’une réinterprétation à partir de l’origine comprise d’une manière plus profonde et plus vivante.
2. « Et le Verbe s’est fait chair » : la parole et la théologie de Yahvé à Israël, en tant que « discours multiforme » (He 1,1), s’achèvent et s’unifient dans l’homme Jésus, qui devient par là la quintessence de la théologie divine, mais pareillement (dans l’achèvement de l’obéissance de foi et de la réponse célébrante d’Israël à Dieu) la quintessence de la correspondance du discours humain par la parole, l’action et l’existence (« chair ») à la parole divine. Maintenant le dialogue parfait entre Dieu « le Père » et Jésus « le Fils » devient la manifestation terrestre (dans l’économie du salut) du « dialogue » intradivin. C’est pourquoi Jésus peut pour la première fois parler avec l’autorité de Dieu lui-même (« mais je vous dis »), il peut être le chemin (exclusif) vers Dieu, la médiation de la vie éternelle divine : cela finalement par le don de sa chair et de son sang, dans lequel toute la parole de Dieu est là pour nous et devient concrètement humaine. Toute l’existence de Jésus dans toutes ses modalités est théologie, c’est-à-dire énoncé révélateur sur Dieu le Père : celui-ci parle et ouvre son cœur dans le Fils, mais le Fils est tout entier (aussi dans la passion et dans l’eucharistie) la théologie énoncée par le Père. Mais parce que Jésus est la Parole de Dieu finale et concluante, unique et une, cette parole ne peut aussi être comprise que dans son unité, comme incarnation, vie, mort sur la croix, résurrection : quatre syllabes d’une seule parole. C’est pourquoi les disciples ne pouvaient avant Pâques comprendre que très fragmentairement la théologie qui est Jésus : seule la résurrection éclaire le sens de la croix et, derrière elle, de la « vie de Jésus » ; maintenant seulement ils comprennent dans « l’esprit » de Jésus ce que Dieu voulait dire par lui. Une « théologie » du Jésus prépascal est, si on la cherche comme un tout achevé, introuvable, parce qu’elle est théologiquement absurde.
De nouveau, Dieu par Jésus ne parle pas d’une manière cachée, mais d’une manière intelligible à tous, surtout pour les « pauvres », les « simples », dont l’esprit est sans dissimulation. Et en tant qu’il assume sur la croix le péché du monde qui dissimule, qui empêche la compréhension de la théologie, il achève dans son être l’alliance dialogale entre Dieu et l’humanité ; et puisque la parole de Dieu n’est plus adressée du Sinaï à un peuple particulier, mais en tant qu’incarnée doit foncièrement être intelligible à tous les hommes, c’est aussi, grâce à Jésus qui porte le péché de tous, toute l’humanité qui est devenue le partenaire de la Nouvelle Alliance, tous sont foncièrement admis à la théologie de Dieu, dans laquelle tous doivent donner leur parole de réponse.
3. En Israël, il y avait dans le rapport théologique d’alliance ceux qui avaient, d’abord par l’élection, à transmettre au peuple la parole de Dieu dans le langage humain, et ceux qui avaient, d’abord comme des croyants dans le peuple, à rendre la parole à Dieu par la réponse humaine. Alors les premiers pouvaient aussi être au nombre des seconds, mais (l’élection étant personnelle) non inversement. Beaucoup dans le peuple n’acceptaient pas la parole de Dieu, mais projetaient par eux-mêmes leurs propres images de Dieu, comme prolongements de leurs convoitises. C’était l’idolâtrie, plus matérielle ou plus spirituelle, et l’Écriture souligne que les idoles ne peuvent ni parler ni entendre, donc ne sont capables d’aucune théologie. Le discours sur elles est purement anthropologique.
La théologie de Dieu en Jésus est rejetée par la majorité du peuple élu, aucun prophète ne peut mourir en dehors de Jérusalem. Le « reste d’Israël » qui le reçoit par la foi, « l’Israël de Dieu » (Ga 6,16), qui s’appellera plus tard l’Église du Christ, est ouvert à toute l’humanité et, en tant qu’envoyé par Jésus, exhorte celle-ci à comprendre avec lui la théologie finale de Dieu : « afin que vous receviez la force de comprendre… vous connaîtrez l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la Plénitude de Dieu » (Ep 3,18-19).
Jésus aussi se sert d’hommes élus, pour transmettre sa théologie à Israël ; parce qu’il ne peut être homme que comme homme avec les autres, il se choisit les Douze dès le début de sa vie publique et leur confère son pouvoir souverain (exousia) pour prêcher et repousser le domaine des esprits contraires à Dieu (cf. Mc 3,14s.). De nouveau il y a, à côté des prédicateurs, ceux qui méditent en croyant, et qui maintenant, parce que l’Esprit de Dieu « est répandu sur toute chair » et que tous participent à l’intelligence « prophétique » de la théologie de Dieu (Ac 2,17), peuvent plus profondément que dans l’Ancienne Alliance « théologiser » dans leur réponse à Dieu. Cela s’applique en principe à tous, et plus ils sont saints, plus ils sont ouverts à Dieu, mieux ils peuvent « théologiser ». Dans l’Église, la théologie vécue et en partie aussi parlée par les saints (canonisés ou non), possède la primauté sur toute théologie postérieurement technicisée. De nouveau, il est vrai en principe que les médiateurs peuvent (comme dans l’Ancienne Alliance) être en même temps ceux qui méditent, et cela est vrai dans une mesure plus haute, parce que l’esprit de l’intelligence intérieure, approfondie, de la théologie divine peut aussi et justement être conféré aux médiateurs élus, et même – en faveur de la médiation adéquate – doit l’être.
Puisque la théologie de Dieu n’est devenue pleinement intelligible qu’avec la mort et la résurrection de Jésus et avec le don de l’Esprit, elle peut maintenant être présentée par les « témoins choisis d’avance » (Ac 10,41) comme kérygme authentique. Ce qu’ils prêchent, ce n’est pas « eux-mêmes », pas non plus une théologie déduite de leurs « expériences » : avec Jésus ou avec l’Église, ils sont les prédicateurs de la théologie de Dieu, achevée dans le Christ (cf. 2 Co 4,5s.).
À ce sujet deux remarques complémentaires :
a) Parmi les autres attributs de Yahvé, Jésus a aussi assumé celui d’être le vrai pasteur d’Israël, comme accomplissement de la prophétie sur un guide du peuple, eschatologiquement envoyé par Dieu et issu de la maison de David. Ainsi Jésus ne pouvait-il pas donner aux « témoins choisis d’avance » une part de son pouvoir propre, s’ils ne recevaient pas, du moins après sa résurrection, une part de sa fonction de pasteur. Le « pais mes brebis » ne vaut pas pour Pierre seul, comme le montre l’emploi extensif de l’image du pasteur dans le Nouveau Testament (Ac 20,28 ; 1 P 5,2s.). Il est donc impossible de séparer la fonction du prédicateur de la théologie divine de celle du pasteur, encore moins d’opposer les deux fonctions.
b) Naturellement, avec la croissance de l’Église, les fonctions de médiation, de surveillance et d’administration doivent se différencier, des diacres sont désignés comme auxiliaires (Ac 6), des « apôtres, des prophètes, des docteurs » (1 Co 12,28) sont distingués, à quoi s’ajoutent plus tard « des évangélistes et des pasteurs » (Ep 4,11), mais Paul n’a en vue par là que les traits dominants, non des ministères nettement délimités. Le concept « d’apôtre » lui-même n’a pas chez lui un sens uniforme : il peut signifier une fois des témoins oculaires directs de Jésus, une autre fois leurs aides. Les « évangélistes » ont reçu (oralement) l’Évangile des apôtres et des prophètes, et le transmettent en le prêchant dans les communautés ; les « docteurs » introduisent catéchétiquement d’une manière phis profonde dans l’intelligence du kérygme. « Avec le temps vous devriez être devenus des maîtres » dit l’Épître aux Hébreux à ses destinataires (5,12), tandis que, de l’autre côté, l’Épître de Jacques met en garde contre la tentation de se présenter comme celui qui « en sait plus que les autres » dans les communautés : « Ne soyez pas nombreux, mes frères, à devenir docteurs. Vous le savez, nous n’en recevrons qu’un jugement plus sévère » (3,1). Les docteurs (ou plus tard les « théologiens ») se tiennent – comme H. Schürmann1 l’a montré – tantôt plus près des prophètes et des charismatiques, qui expliquent d’une manière vivante dans le Saint-Esprit la théologie primitive transmise, tantôt plus près des pasteurs apostoliques, qui ont à garder intacte cette tradition (voir les épîtres pastorales). Pour parler dans les catégories actuelles, le théologien exerce correctement sa fonction spéciale dans l’Église, quand il garde d’un côté le contact avec la tradition théologique représentée par le magistère, et de l’autre côté n’abandonne pas le contact avec la théologie divine expliquée pour aujourd’hui par les saints inspirés.
II. Théologie apostolique
Nous n’aborderons pas ici le problème le plus discuté aujourd’hui, celui de savoir dans quelle mesure la transmission de la théologie divine par des concepts et des mots humains (historiquement conditionnés) la relativise : pour le croyant, pour celui qui reçoit l’Évangile comme parole de Dieu, son contenu de sens valable d’une manière supratemporelle se révèle sans grande difficulté : il comprend combien Jésus Christ, résumant et dépassant la parole de l’Ancienne Alliance, est « la manifestation de Dieu » (Jn 1,18).
Ici c’est autre chose qui doit nous occuper : à savoir comment la théologie des « témoins choisis d’avance » a passé à l’Église postérieure. Paul est pour cela une figure paradigmatique. Trois points de vue s’imposent : 1. Il comprend toute son existence apostolique comme un service destiné à traduire en paroles et à faire comprendre la théologie divine parvenue dans le Christ à son sommet. 2. Il fait participer ses collaborateurs à son service. 3. Il engage toute sa force pour établir l’unité souvent troublée entre le ministère apostolique et les communautés.
1. Il fait dériver son autorité apostolique absolue (comme les prophètes) de la mission divine directe, mais en même temps de son accord avec les « Douze » choisis par le Christ. Sa mission est l’énonciation de l’unique Parole de Dieu achevée par la mort et la résurrection, et alors il ne construit pas à sa guise, mais il approfondit par la méditation et il élabore le donné traditionnel (1 Co 15,3-5 : mort expiatrice, mise au tombeau et résurrection du Christ ; 1 Co 11,23 : récit de la cène), déjà fixé en des formes liturgiques (le principe fondamental du « pour nous » de la croix, préexistence, médiation de la création, kénose et exaltation du Christ). 1 et 2 Co peuvent servir de fil conducteur : la mort du Christ, célébrée eucharistiquement, était un « sacrifice » (1 Co 10) qui nous insère comme membres dans son corps et ainsi régit également notre sexualité (1 Co 6) ; c’est pourquoi tout désordre prétendument charismatique dans la communauté est corrigé par le renvoi à la qualité de membre dans le corps du Christ et à l’amour réciproque qui en résulte (1 Co 12-14) ; alors une autorité simplement charismatique doit se soumettre strictement à l’autorité apostolique : « Si quelqu’un se croit prophète ou inspiré par l’Esprit, qu’il reconnaisse en ce que je vous écris un commandement du Seigneur. S’il l’ignore, c’est qu’il est ignoré » (1 Co 14,37s.).
La théologie de Paul est aussi peu discutable que celle de Jésus, puisqu’elle n’est que l’énonciation de la parole commencée par Jésus, terminée d’une manière décisive dans la mort et la résurrection, et, comme on l’a dit, puisqu’elle est proclamée en vertu de l’élection et de la mission garanties par l’autorité de Jésus. Ainsi, pour les générations suivantes, la théologie apostolique est-elle archétypique. Cela est vrai du Nouveau Testament dans son ensemble, comme théologie convergente, ayant de multiples perspectives, mais nettement concentrée sur une affirmation centrale, et dans laquelle le Saint Esprit confère à la Parole incarnée, morte et ressuscitée, une figure saisissable pour la foi et la marche à la suite du Christ ; et cette opération est complètement inséparable du service apostolique. Quand Paul dit que Dieu a réconcilié le monde avec lui dans le Christ, il dit tout d’une haleine : « Il nous a confié le ministère de la réconciliation – mettant sur nos lèvres la parole de la réconciliation… Nous sommes en ambassade pour le Christ » (2 Co 5,18-20). La totale désappropriation de l’Apôtre dans son service pour la réconciliation du monde fait que son cœur est « ouvert », « transparent » pour la « vérité », si bien que dans ce cœur peut « resplendir la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ » (2 Co 4,2.6). La théologie apostolique se comporte à l’égard de la théologie divine comme le rayon à l’égard du soleil. Cette inséparabilité confère à la théologie apostolique son pouvoir (exousia : 2 Co 10,8 ; 13,10) et place l’Apôtre en face de la communauté, si étroits que les liens puissent être entre eux. Il ne réclame l’obéissance que comme « serviteur du Christ », qu’il est avec les autres, avec « Céphas, Apollos… », en faveur de la communauté (1 Co 3,21s.). D’où la belle déclaration : « Ce n’est pas que nous entendions régenter votre foi. Non, nous contribuons à votre joie ; car, pour la foi, vous tenez bon » (2 Co 1,24).
2. Presque toujours Paul parle au pluriel. Le « nous » – ce qui signifie : nous, apôtres – inclut, chaque fois, non pas seulement les « anciens apôtres » de Jérusalem, mais aussi et avant tout les collaborateurs de Paul. Les adresses des épîtres l’attestent : « Paul et Sosthène » (1 Co), « Paul et Timothée » (2 Co, Ph, Col, Phm), « Paul, Silvain et Timothée » (1 et 2 Th). L’œuvre de la mission se réalise en commun : « Silvain, Timothée et moi, nous vous avons annoncé le Fils de Dieu », « il n’y a eu que oui en lui » (2 Co 1,19). « Moi, j’ai planté, Apollos a arrosé », et les deux « ne font qu’un » en tant que « coopérateurs de Dieu » (1 Co 3,6s.). Que Paul œuvre directement ou par l’un de ses messagers, Tite ou Timothée, à Corinthe, c’est équivalent pour lui. Les messagers doivent être reçus et traités avec le même respect, la même obéissance que lui-même (1 Co 16,10). Lorsque Tite revient de Corinthe avec de bonnes nouvelles, Paul écrit : « Et son affection pour vous redouble, quand il se rappelle votre obéissance à tous, comment vous l’avez reçu avec crainte et tremblement » (2 Co 7,15). Ces textes (et d’autres) montrent que, entre 40 et 60, le ministère ecclésial était une réalité puissante, omniprésente. Avec raison, on a dit : « Qui parle d’un caractère purement charismatique des communautés pauliniennes, méconnaît la position de l’Apôtre2 ». Certes : dans les communautés, il existe seulement des jalons, bien que clairs, vers une organisation des ministères. Mais provisoirement la hiérarchie est incarnée par Paul et ses envoyés, si mobiles soient-ils. Les épîtres pastorales, qui veulent continuer la ligne paulinienne, ne peuvent pas avoir inventé du nouveau, quand elles parlent de la transmission du ministère par Paul à ses représentants et à leurs successeurs postérieurs, qui de leur côté sont invités « à établir des presbytres dans chaque ville » (Tt 1,5). Tant que Paul a l’autorité supérieure, il ne peut pas avoir existé de communautés purement charismatiques ou purement démocratiques. Rien ne nous permet de parler de structures de communautés essentiellement différentes.
3. Paul, en tant que le ministère personnifié, est impliqué dans de durs combats autour de ce ministère et par là autour de la théologie apostolique. Le Jésus historique est-il dépassé par la résurrection, et peut-être aussi par sa croix ? Inversement la Loi est-elle encore en vigueur avec ses prescriptions ? À côté du Christ, ne faut-il pas vénérer d’autres puissances cosmiques ? Il y a non seulement des querelles entre des personnes (à Philippes), mais aussi des différences d’opinion dans les questions théologiques centrales : Paul doit, comme « docteur des païens, dans la foi et la vérité » (1 Tm 2,7) créer l’ordre, combattre pour la théologie divine et apostolique. D’abord il se forme simplement des partis (le parti de Pierre, d’Apollon, de Paul, du Christ) : Paul montre l’unité plus haute que tous les ministères dans le Christ (1 Co 1,10-13 ; 4-9). Ensuite ce sont des docteurs qui interviennent du dehors (« de l’entourage de Jacques ») et « troublent » les communautés. Paul les maudit dans la mesure où ils faussent le véritable Évangile, prêché par lui (Ga 8s.) ; ne s’est-il pas entendu précédemment à Jérusalem avec « Jacques, Céphas, Jean » (ibid. 2,9) ? Sans doute certains accents de la prédication peuvent être posés différemment, mais il n’existe pas dans le Nouveau Testament un pluralisme de théologies inconciliables. Troisièmement, les conflits avec les charismatiques et leurs prétentions au sein de la communauté. Certes l’un peut dire « une parole de sagesse » (logos sophias), un autre « une parole de science » (logos gnōseōs : 1 Co 12,8), et dans l’assemblée communautaire un autre peut avoir « à donner un enseignement » (didachēn echei : ibid. 14,16). L’Apôtre se réjouit de ces dons de l’Esprit. Mais il se réserve le discernement des esprits, il donne des ordres stricts, et réclame, comme on l’a montré plus haut, une obéissance exacte (ch. 14).
Le quatrième cas est plus grave : il y a des « théologiens » dans la communauté, qui ne reconnaissent pas le ministère de l’Apôtre ou du moins le contestent. Ce qui nous intéresse pour le moment, c’est seulement la tactique de Paul. Il a envoyé Tite à Corinthe pour reconquérir la partie principale de la communauté, et celui-ci a eu du succès. En 2 Co 7, se produit la réconciliation émouvante avec la communauté, ce qui isole les adversaires. Contre ces derniers, Paul se défend dans les ch. 10-13. Les images de la conduite de la guerre s’accumulent : « Nous renversons les forteresses. Nous détruisons les sophismes et toute puissance altière qui se dresse contre la connaissance de Dieu, et nous faisons toute pensée captive pour l’amener à obéir au Christ. Et nous sommes prêts à châtier toute désobéissance, dès que votre obéissance à vous sera parfaite » (2 Co 10,4-6). La scène finale est dramatique : on reproche à l’Apôtre de l’indécision dans la conduite de son ministère ; sa parole ne montre pas la force du Christ. Il réplique de deux manières. D’abord : le Crucifié était faible, le Ressuscité est fort. C’est ainsi qu’est également son représentant ministériel : faible, quand on le considère avec des yeux de chair, mais fort, justement dans cette faiblesse humaine ; Paul prouvera cela lors de sa venue. Ensuite : le ministère ne peut accomplir quelque chose que si « le Christ est puissant parmi vous » (2 Co 13,3). C’est pourquoi : « Éprouvez-vous vous-mêmes. Ne reconnaissez-vous pas que Jésus Christ est en vous ? » (13,5). Celui qui ne vit pas dans l’esprit du Christ, dans l’esprit de la croix et de la résurrection, ne peut présenter aucune exigence au ministère ; il ne le peut que s’il vit avec lui dans l’unité de l’amour du Christ. Un ministère non aimé ne peut rien accomplir dans l’Église. Ce n’est que dans l’amour que des différences disciplinaires et théologiques peuvent être aplanies. D’où la grandiose phrase finale : « Nous prions Dieu que vous ne fassiez aucun mal ; notre désir n’est pas de paraître l’emporter dans l’épreuve, mais de vous voir faire le bien, et de succomber ainsi dans l’épreuve » (13,7).
De là, comme de nombreux autres passages, il apparaît clairement que Paul prêche avec toute son existence qui a « la forme du Christ ». Il fait même de là un argument décisif pour la vérité de son ministère. Or cela est caractéristique non seulement pour lui, mais aussi pour toute la théologie apostolique archétypique. Dans le chapitre final de l’Évangile de Jean, Jésus réclame de Pierre le « plus grand amour » et il lui promet le témoignage du sang. Johannique est en tout cas ce témoignage d’amour qui consiste à aimer non « de mots ni de langue, mais en actes, véritablement » (1 Jn 3,18) ; et il n’est pas moins jacobéen (Jc 1,22s.), si bien que les principaux représentants de la théologie apostolique exigent tous de la même manière le témoignage de la vie. Pierre exige ce témoignage surtout pour son clergé (1 P 5,1s.).
III. Théologie ecclésiale
Revenons encore une fois à la révélation vétérotestamentaire. L’alliance entre Dieu et Israël se conclut par deux facteurs qui se rencontrent : la parole de Dieu, transmise par les « prophètes » (le premier et le plus grand d’entre eux est Moïse), va de Dieu au peuple. Cette parole crée pour elle-même la réponse (libre) du peuple (plus largement exprimée dans les psaumes et les livres de « sagesse ») adressée à Dieu. Dans la Nouvelle Alliance, cette structure doit s’achever. Dans le Christ, la parole de Dieu devient homme, mais même si cet homme est inclusivement la réponse parfaite de l’humanité à Dieu, il reste premièrement la parole prononcée par Dieu ; afin qu’elle puisse tout simplement devenir homme, elle doit créer pour elle-même à partir du monde une réponse parfaite (libre) : la foi d’Israël s’achève (d’une manière surabondante) en Marie qui devient par là l’archétype de l’Église croyante et le « siège de la sagesse3 ». Cette sagesse de l’Église mariale consiste à accorder d’avance à la parole de Dieu une place en elle par le « oui », à la laisser mûrir en la « méditant dans son cœur » (Lc 2,18 ; 2,51), à la mettre au monde sous forme humaine et à la remettre à toute l’humanité Par là, Marie est aussi l’archétype de toute théologie ecclésiale et elle fut honorée par les Pères du titre de theologos.
D’ici se dégage une caractéristique principale de toute théologie ecclésiale : elle ne peut se mouvoir que dans le cercle de la parole et de la sagesse qui répond, de la révélation et de la foi ecclésiale, un cercle si vaste qu’il comprend toute vérité, parce que dans le Logos de Dieu est fondé aussi le logos de toute connaissance purement humaine, de toute science terrestre. Il peut arriver que des choses qui, dans ce cercle englobant tout, sont montrées, crues et méditées comme la vérité finale, apparaissent aux cercles intramondains comme « scandale et folie », mais « la folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes » (1 Co 1,25), puisque le Christ a porté sur la croix et par là rendue vaine toute la folie des hommes. La théologie ecclésiale (il n’y en a pas d’autre) est ainsi une réponse à la parole, une sagesse qui médite à partir du oui de la foi. On le voit clairement aussi grâce à ce qu’on a dit sur Paul qui se comprend comme un simple « esclave » de la parole de Dieu, laquelle se sert de sa médiation « prophétique » et, à travers lui, est connue et reconnue « comme ce qu’elle est réellement, la parole de Dieu » (1 Th 2,13).
De là il suit en outre que toute théologie ecclésiale, pour autant qu’elle est une réponse à la parole infiniment libre et gratuite de Dieu, doit être adoration, action de grâces, bref, doxologie. Puisqu’elle se meut dans le cercle dialogal de l’interpellation divine et de la réponse humaine, elle ne peut jamais faire abstraction du fait que le sujet humain est interpellé personnellement par la Parole, elle ne peut jamais transformer le sujet infini parlant en un objet neutre, pas même sous le prétexte d’abstraire le contenu énoncé du sujet parlant qui est Dieu. Car tout ce que Dieu dit de lui est lui-même divin. Il va donc sans dire que toute théologie doit aussi formellement présenter le caractère de dialogue et de prière – comme c’est le cas pour la plus grande partie chez les Pères de l’Église, et très clairement chez les grands théologiens du XIIe siècle, à commencer par Anselme. Il suffit que l’on puisse dégager de leurs contenus qu’elle est la méditation croyante de la foi ecclésiale, ce qui lui assure (d’après Thomas d’Aquin) son caractère de « science », sans doute un caractère propre et original. Pour apprécier la scientificité d’une science, on doit examiner si et dans quelle mesure sa méthode est adaptée à son objet. Or les sciences profanes ont des « objets » (Objekte) pour sujet d’étude ; même les sciences humaines, qui s’occupent de sujets humains, transforment ceux –ci en objets, dans la mesure où elles étudient les modes généraux de comportement des individus comme des groupes et des sociétés. Dieu, en tant que le Sujet absolu, unique, donc non objectivable, ne peut pas être nivelé en un objet à contempler d’une manière neutre, si bien que l’entendement fini pourrait réfléchir « sur » Dieu et par là se placer « au-dessus » de lui et s’emparer de lui. Plus la science profane actuelle se comprend comme méthode de maîtrise des choses, même de l’homme, plus la théologie doit se détacher profondément d’elle. D’après son essence la plus intime, elle reste ce qu’elle était à l’origine, dans les hymnes homériques : célébration de la divinité, avec la différence que la « louange de la gloire de sa grâce » (Ep 1,6) est toujours déjà une réponse à l’éternelle antériorité de la parole de Dieu qui nous est adressée.
Ce caractère fondamental de toute théologie au sein de la Nouvelle et éternelle Alliance doit se maintenir à travers toute modalité qu’elle peut revêtir. Elle peut être (et sera avant tout) la foi de la théologie qui médite, puisque dans la parole de Dieu « se trouvent cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » ; c’est pourquoi dans cette parole se trouve prête pour l’homme « toute sagesse et intelligence spirituelle » (Col 2,3 ; 1,9). Cultiver cette théologie, à la suite de Marie, ne peut pas être le privilège des « saints » (dont on écarte la théologie comme une « spiritualité » sans valeur sérieuse), mais doit former l’acte fondamental de tout théologien (qu’il soit laïc ou « spécialiste »). La théologie peut en second lieu, surtout en enseignant, être catéchétique, et alors le contenu méditatif s’associe au caractère pédagogique, à la considération de la capacité de saisie de l’initié (katēchoúmenos). Toute initiation à la foi est, d’après le langage des Pères, « mystagogie », initiation au mystère. Finalement, en troisième lieu, il y a une théologie qui lutte, se justifie, garde son intégrité, elle est pratiquée aussi bien par toute l’Église (conciles, définitions, condamnations) que par des théologiens particuliers. Cette théologie est pleinement justifiée en vertu des instructions de Jésus et de la pratique des apôtres ; elle prolonge dans l’Église les « discours polémiques » de Jésus avec ses adversaires, et encore auparavant la parole combattante de révélation de Yahvé, qui « brûle comme un feu, qui pilonne le roc comme un marteau » (Jr 23,29). Cet aspect militant est inévitable, parce que la parole divine dit de tout temps et exige des choses dont les hommes ne veulent rien entendre et auxquelles ils s’opposent jusqu’à vouloir les anéantir.
Cependant cette théologie militante elle-même ne doit pas oublier qu’elle doit être menée au nom et dans l’esprit de l’Église, et avec la dignité correspondante, si bien qu’elle ne doit jamais s’abaisser au niveau de la dispute profane. Au contraire le ton doxologique doit toujours rester aussi audible en elle.
Au sein de la théologie ecclésiale, il peut et il doit y avoir une spécialisation, mais constamment de telle sorte que l’objet théologique total – résumé dans la « formule brève » du Credo apostolique ou de Nicée-Constantinople – ne soit pas perdu de vue et encore moins dissous en secret. On ne peut remonter en arrière de la « synthèse » néo-testamentaire (qui n’est pas un « système »), puisqu’ici la réponse de l’Église à la parole de Dieu dans le Christ est donnée d’une manière totalement responsable. Cette réponse, on ne peut la rendre plus facile, par exemple en faisant apparaître la parole de Dieu elle-même moins onéreuse, plus anodine, plus « humaine ». Aucune des articulations du Credo ne peut être supprimée, si son organisme doit rester intact. Une autre question est celle de savoir comment la totalité de la parole de Dieu qui culmine dans la vie, la mort et la résurrection du Christ, peut être rendue proche de l’homme actuel : de nouveau c’est une question qui concerne le côté pédagogique de la mystagogie. Mais toujours de nouveaux accès s’ouvrent à travers les temps, et ils manquent aujourd’hui moins que jamais. Où les fragments significatifs du savoir profane risquent, justement par leur accumulation, de déboucher dans une absurdité totale et universelle, la véritable théologie ecclésiale ouvre ce cercle le plus vaste dans lequel la souffrance et la mort elles-mêmes reçoivent un sens imprévu, et deviennent même la révélation la plus profonde de l’amour divin.
- « …und Lehrer », dans Orientierungen am Neuen Testament (Exegetische Aufsätze III), Düsseldorf, 1978, p. 116-156.↩
- H. Merklein, Das kirchliche Amt nach dem Epheserbrief. Studien zum Alten und Neuen Testament 23, Munich, 1973, p. 379.↩
- Cf. sur ce point surtout Teilhard de Chardin, L’Éternel féminin, avec un commentaire de Henri de Lubac, Paris, 1968.↩
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Hans Urs von Balthasar
Titre original
Von der Theologie Gottes zur kirchlichen Theologie
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Français
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AllemandMaison d’édition :
Saint John PublicationsTraducteur :
Robert GivordAnnée :
2024Genre :
Article
Source
Revue catholique internationale Communio 6/5 (Paris, 1981), 8–19
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