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Vocation
Hans Urs von Balthasar
Titre original
Berufung
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Thèmes
Fiche technique
Langue :
Français
Langue d’origine :
AllemandMaison d’édition :
Saint John PublicationsTraducteur :
Julien de VulpillièresAnnée :
2022Genre :
Article
Source
« Et il appela à lui ceux qu’il voulait ». Cinq contributions à une théologie de la vocation. Freiburg-Paris: Éditions Johannes Verlag, 2014, 11–50
I.
Il est des concepts chrétiens fondamentaux qui, bien que présents depuis toujours dans la conscience de la chrétienté, sont néanmoins mis plus particulièrement en lumière à un moment donné de son histoire, en sorte qu’ils apparaissent alors comme une découverte. Dans l’Église des temps modernes, trois étapes successives ont remis en lumière le sens de la vocation chrétienne dans la révélation.
1. Dans les siècles après saint Thomas d’Aquin se développe un sens élémentaire pour la liberté de Dieu et son bon vouloir duquel dépend tout l’être créé : l’image vétérotestamentaire du Dieu Seigneur qui élit et réprouve devient, comme par contrecoup, déterminante même pour la relation du Dieu Créateur avec son monde. Mais cette image de Dieu, historiquement, apparaît encore trop fortement agrippée à la doctrine augustinienne de la prédestination (qui continue à agir surtout dans la Réforme) pour pouvoir, en soi, produire une doctrine de la vocation satisfaisante. Ceci reste en toile de fond de ce qui va suivre.
2. Ignace de Loyola – face à la « parole » (biblique) perçue dans la Réforme comme réalité de la révélation de Dieu – placera la venue salvifique de Dieu dans la chair entièrement sous le concept de l’« appel ». Pour expliciter ce qui constitue le cœur de l’Évangile, il fait précéder toutes les méditations sur la vie de Jésus d’une parabole sur l’appel (appel d’un roi à ses sujets à entrer en campagne avec lui contre les infidèles), à partir de laquelle il expose, à un degré supérieur et en reprenant des paroles centrales du Nouveau Testament, la mission du Christ :
Si nous prêtons attention à un tel appel du roi temporel à ses sujets, combien est-ce une chose plus digne d’attention que de voir le Christ notre Seigneur, Roi éternel, et devant lui le monde tout entier qu’il appelle, ainsi que chacun en particulier, disant : « Ma volonté est de soumettre le monde entier et tous les ennemis et d’entrer ainsi dans la gloire de mon Père ; par conséquent, qui voudra venir avec moi devra peiner avec moi pour que, me suivant dans la peine, il me suive aussi dans la gloire » (Ex. 95).
Ce qui frappe ici, c’est : 1) que l’Évangile est conçu comme la « proclamation » d’un acte encore à accomplir, auquel le monde et les hommes sont par avance conviés, 2) qu’il n’est pas ici question de l’Église, mais du « monde tout entier » d’un côté, et de « chacun en particulier » de l’autre, si bien que la réalité de l’appel et de la vocation vient se placer quelque part en amont de l’Église organisée, 3) que dans cette perspective, celui qui entend l’appel et y répond est invité à prendre part à l’événement même de la rédemption (en parfaite opposition avec Luther, pour qui l’écoute de la parole consiste à entendre et croire la justification déjà advenue).
3. Le troisième moment – déjà formulé implicitement chez saint Ignace, mais sans être encore relevé comme tel par la théologie de la Contre-réforme – apparaît lorsque le face à face entre le « monde tout entier » et « chacun en particulier », considéré attentivement, fait retrouver le sens fondamental de la vocation biblique. Dans la proclamation du Roi éternel, « chacun en particulier » est appelé en vue du monde tout entier, car la volonté du Roi est « de soumettre le monde entier et tous les ennemis et d’entrer ainsi » – à travers mort, descente aux enfers et résurrection – « dans la gloire de mon Père ». Pour libérer le sens de ces paroles des griffes d’acier de la théologie augustinienne-calviniste-janséniste de l’élection ou de la prédestination, il fallait la conscience universelle moderne de l’humanité et du monde, la modernité ne faisant toutefois par là que revenir à une compréhension du salut telle que la développent, au terme de la Bible, saint Paul et saint Jean, et les Pères grecs à leur suite.
II.
Maintenant que le plan universel de Dieu sur le monde, de création comme de rédemption, fait définitivement partie du paysage, il n’est plus possible d’interpréter la doctrine de l’élection de l’Ancienne et Nouvelle Alliance, avec sa claire préférence des uns par rapport aux autres, autrement que comme un moment à l’intérieur de ce plan universel. C’est bien ainsi que l’a compris saint Paul lui-même, pour qui l’élection individuelle (Rm 9,) n’est qu’une version typique de l’élection d’Israël d’entre les peuples, et cette dernière, dans la dialectique de Rm 11, fonction à son tour pour l’ensemble des peuples. Israël est appelé en faveur des païens, et cet appel d’Israël devient le modèle pour un appel de l’Église (un « appel à sortir », ek-klêsia), appelée en faveur du monde, et modèle encore pour toute vocation personnelle à l’intérieur de l’Église, présentant invariablement la même configuration ecclésiale : la vocation est appel en faveur des provisoirement non-appelés. Cette compréhension biblique et patristique, à nouveau présente dans la modernité, rend définitivement caduque toute théologie de la prédestination individuelle (avec sa forme la plus conséquente, la doctrine de la double prédestination), pour laquelle l’élu est d’abord choisi pour lui-même, tant et si bien qu’il lui faut rester pétrifié et tremblant devant le mystère de la non-élection (voire de la réprobation) des autres – que ces autres soient d’ailleurs nombreux ou pas.
On peut et on doit dire très simplement : tout appelé au sens biblique est appelé pour les non-appelés. C’est vrai foncièrement de Jésus-Christ, destiné d’avance par Dieu, et donc appelé (Rm 1,4), à mourir et ressusciter en substitution pour tous les réprouvés. Et il est en même temps visible en lui que le Père l’aime d’un amour de prédilection précisément parce qu’il s’est fait fonction de la volonté paternelle de salut universel. Ce n’est pas la philosophie moderne, mais bien la révélation chrétienne au fond qui nous a appris la première à ne plus opposer personne et fonction. La vocation biblique, telle que le modèle du Christ nous la donne à voir, est expropriation d’une existence privée pour devenir fonction du salut universel : se remettre entièrement à Dieu pour être donné par lui au monde à sauver, utilisé et consumé dans l’événement du salut.
Mais voici directement l’élément décisif : de même que le Christ est une personne pour devenir une fonction, de même toute vocation biblique est en premier lieu personnelle, pour pouvoir ensuite – à partir d’un oui personnel à Dieu – être utilisée de manière fonctionnelle. Dans l’espace de la révélation, tout ce qui est « abstrait » ou « institutionnel » n’est jamais que second, et il faut même aller jusqu’à dire que tout ce qui est institutionnel ne peut se déployer que dans l’espace généré d’abord par la fonctionnalisation d’une personne appelée. L’Église est le Christ livré eucharistiquement construisant son corps mystique. Israël s’établit dans l’espace de la foi d’Abraham. Le ministère ecclésial est bâti sur le roc de la foi de Pierre. Paul est mère et nourrice de ses communautés. Le oui illimité de Marie est la réalité personnelle de laquelle s’élève la réalité sociale de l’Église, épouse du Seigneur. Sur le fondement des apôtres et des prophètes grandit l’édifice constitué par les croyants. Les appelés sont « colonnes de l’Église », « colonnes dans le temple de mon Dieu » (Ap 3,12).
Il est par conséquent faux, bibliquement parlant, de laisser en arrière comme un stade préliminaire la vocation des individus porteurs pour, une fois atteinte la figure de l’Église, considérer la vocation de l’Église comme un concept premier, vis-à-vis duquel les vocations individuelles ne seraient plus que des « cas particuliers » associés à des fonctions, ministères, rôles ou états de vie spécifiques. S’il est vrai que les prophètes sont appelés en faveur d’Israël, il n’en reste pas moins que la vocation d’Israël repose sur celle d’Abraham et de l’homme dont Israël est d’abord le nom propre ; et que l’application du concept de vocation au peuple d’Israël est secondaire et tardive par rapport à la mission des prophètes (elle n’apparaît qu’avec le deutéro-Isaïe). Et c’est au moins tout aussi vrai dans le Nouveau Testament : l’événement originel de la vocation – cette rencontre que la proclamation ignatienne traduisit en paroles – a lieu là où l’Église n’est encore qu’en train de naître du Christ, et de naître non comme institution fermée, mais comme fonction ouverte de la rédemption « du monde tout entier ».
III.
Ceci vaut de toute vocation, même de celles qui sont spécifiquement intra-ecclésiales (comme la vocation sacerdotale pour l’assistance spirituelle aux croyants). Avant donc de considérer analogies et différenciations, qui concernent le contenu (le but) et le mode de la vocation, il s’agit d’assurer la structure de base commune. La vocation, qu’elle soit vétéro- ou néotestamentaire, exige en premier lieu une disponibilité sans condition ni restriction à tout ce à quoi Dieu pourrait et voudrait utiliser et envoyer celui qu’il appelle (Gn 12,1 ; 1 Sam 3,9 ; Is 6,8 ; Ac 9,6). La vocation, dès lors qu’elle doit devenir réalité, exclut donc une disponibilité limitée d’emblée par l’homme : « Je veux suivre l’appel de Dieu et le servir si je peux faire ceci ou cela, être utilisé ici ou là. » Le oui au Dieu qui appelle est bien trop près de l’acte de foi au Dieu qui se révèle pour autoriser de telles limitations, cet acte de foi devant en effet porter de manière tout aussi illimitée sur la totalité de la vérité de Dieu, que l’homme la comprenne ou pas, qu’elle lui soit agréable ou pénible. En vérité, la spécification, venue de Dieu, de « ce à quoi » l’homme est appelé ne peut venir remplir que le oui d’une disponibilité inconditionnée. Seule Marie semble faire ici exception, elle à qui, dans son dialogue avec l’ange, fut montrée d’avance dans un futur apodictique (« tu concevras un fils… ») sa fonction précise dans le plan de la rédemption, avant même qu’elle ne donne son accord ; mais cette exception apparente est uniquement la preuve qu’ici, contrairement à tous les pécheurs qui voudraient sans cesse poser des conditions (cf. Moïse, Jonas), Dieu peut compter sur un oui a priori à toute l’étendue du pensable et de l’impensable.
Si le Fils est bien envoyé pour sauver « le monde tout entier », alors à cet objectif illimité correspond de son côté non pas une forme de oui limitée, mais uniquement sa disponibilité à se laisser envoyer et conduire par le Père, bien au-delà de sa volonté humaine, dans les ultimes ténèbres du péché, de la déréliction et de l’enfer. C’est à cette absence de limites à son obéissance que tenait toute la fécondité de son action et de sa passion. Et par voie de conséquence, celui qui est appelé par Jésus n’a de chance d’être fécond au service du Royaume de Dieu qu’à la condition que toutes ses actions et souffrances finies découlent d’une disponibilité d’engagement illimitée. Ceci vaut tout autant pour les vocations aux ordres actifs ou contemplatifs, que pour les vocations sacerdotales ou aux instituts séculiers1. Ceux qui, par exemple, poseraient à leur évêque, que ce soit à leur entrée au séminaire ou plus tard, des conditions quant à leur mission (les propositions sont autre chose), ou qui, au moment d’entrer dans un institut séculier, exigeraient, condition sine qua non de leur appartenance, de pouvoir poursuivre tel ou tel métier qu’ils exerçaient peut-être déjà, ceux-là n’auraient rien compris au fondement théologique élémentaire et inaliénable de la vocation en général – par-delà toutes les analogies.
Le seul acte par lequel un homme peut correspondre au Dieu de la révélation consiste à se rendre disponible sans limites. C’est l’unité de foi, d’espérance et de charité. Mais c’est aussi le oui que Dieu exige quand il veut se servir d’un croyant pour ses plans divins. Il n’y a que dans ce sein (féminin-marial-ecclésial) de disponibilité absolue que Dieu plante la semence aussi bien de sa parole que de sa mission (qui est en définitive la même semence). Seul ce oui de disponibilité illimitée est l’argile de laquelle Dieu peut former quelque chose, seule cette disponibilité-là a une force rédemptrice, corédemptrice dans la grâce du Christ. On sait encore combien furent mises à l’épreuve totale et aussi ecclésiale de l’obéissance toutes ces (rares) missions particulières qui, provenant directement de Dieu et exigeant obéissance absolue à Dieu, eurent à faire leurs preuves – principalement à travers la souffrance – dans l’espace de l’Église. De nouvelles conceptions de l’Église, de son apostolat, etc., correspondant à une époque nouvelle, ne peuvent donc montrer leur validité dans l’Église qu’en faisant preuve d’une obéissance ni fanatique ni hérétique2, mais ouverte au contraire à toutes les possibilités de Dieu, qui dépassent toujours les personnes particulières.
Voilà pourquoi les exigences de Jésus sont si inflexibles à l’admission des disciples appelés : il faut « tout quitter », être prêt fondamentalement à couper même les liens naturels de la famille et de la piété (« enterrer son père »), jusqu’à ne plus avoir où poser la tête, tout miser sur l’unique carte de l’appel et de Celui qui appelle. Car Jésus est la synthèse, faite par le Père, de nature et surnaturel, du monde et de l’Église ; il n’est en aucune manière l’un des éléments d’une synthèse que le chrétien aurait à réaliser, par exemple entre ce qu’exige la réalité de la création et ce qu’exige la réalité de la rédemption, entre ses devoirs envers le monde, ses lois et évolution internes d’un côté, et ses devoirs envers l’Église et ses exigences de l’autre. Ce point de vue parfaitement infondé, et donc biaisé, fausse toute perception de la vérité originelle de l’Évangile. S’il était juste, il reviendrait au final à faire de l’homme, et non plus du Christ et de Dieu, le siège exclusif du jugement sur l’intégration de la création dans le Christ. Là donc où l’Église, aujourd’hui, en viendrait jamais à s’arroger cette synthèse, pour en faire dépendre la nature et l’étendue de sa propre vocation, là on serait définitivement passé à côté de la vocation au sens originel selon la révélation. Il faut insister d’autant plus vigoureusement sur ce point qu’aujourd’hui les oui restreints, aux clauses multiples, telle une moisissure, paralysent partout les vocations. Ou bien on ne veut plus s’engager qu’à durée déterminée (ôtant ainsi à Dieu la possibilité de disposer de tout l’homme), ou encore uniquement pour un travail précis qu’on a en tête, qui nous plaît ou nous semble d’actualité (liant ainsi les mains au supérieur ecclésial empêché de disposer de ses subordonnés), ou bien on élabore dès le départ les statuts du groupe – cas fréquent dans les instituts séculiers – de sorte qu’ils acceptent des moitiés ou des quarts de disponibilité et s’en contentent. Partout où chose semblable se produit, on se contente de demander encore, superficiellement, de quoi « l’Église » a besoin, voire de quoi « notre monde moderne » a besoin, ou pire encore, de quoi le prêtre, le religieux « a besoin » pour épanouir harmonieusement sa personnalité, et non plus de quoi Dieu a besoin. N’est utilisable par Dieu pour son Royaume qu’une donation totale et inconditionnée.
IV.
Si cette donation totale de la personne pour la fonction que Dieu doit déterminer est le fondement inaliénable et commun à toutes les vocations, alors, en regard, toutes les différences – même d’importance – dans le comment et le pour quoi de la vocation sont secondaires. Rappelons encore une fois le motif essentiel : le terrain des vocations originelles et fondatrices est un terreau primordial, où l’Église a ses racines et à partir duquel elle se constitue avant tout, comme communauté et comme institution (de même que le peuple d’Israël se constitue avant tout à partir d’Abraham et d’Israël, de même que l’Église se constitue avant tout à partir de Jésus, Marie et les apôtres). Et si Paul s’adressant à tous les croyants fait d’emblée appel à leur vocation (klêsis), il n’oublie d’une part jamais qu’étant lui-même directement appelé, il occupe une position particulière vis-à-vis de la communauté, et il présente d’autre part le sens sacramentel du baptême selon le schéma du renoncement au monde, total et personnel, de l’appelé avec le Christ (Rm 6,3-11).
Les évangiles synoptiques reflètent le même état de fait lorsque les paroles du Seigneur, partant de l’attitude de fondamentale disposition des premiers appelés, s’y prolongent en une attitude de tous les croyants. Si chez Matthieu, ce sont les apôtres qui doivent littéralement et archétypiquement « tout quitter » (Mt 19,27), le même geste est exigé des « grandes foules » chez Luc, et aussi que chaque disciple « haïsse son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie », dans le sens où l’amour pour le Seigneur devient la norme de toutes ces relations d’amour naturelles (Lc 14,25 s.). On devra dire à partir de là que les « conseils évangéliques » sont les modes sotériologiques concrets de la disponibilité à suivre de l’appelé au sens originel, et que l’élargissement de ces modes en une modalité ecclésiale générale, tel que Paul l’entreprend en 1 Co 7, (parallèlement à Lc 14,), reflète clairement la continuité entre le domaine de la vocation originelle fondamentale, et celui de l’Église qui en émane. Le mot « conseil » (1 Co 7,25) prête quelque peu à confusion dans la mesure où il vient d’un appelé au sens originel, qui s’adresse à la communauté. Il n’en reste pas moins que déjà l’existence d’Israël comme peuple de Dieu est édifiée sur une obéissance stricte à la suite du Dieu libre et de son bon vouloir : chez Abraham, pendant la traversée du désert, dans les instructions des prophètes pour la conduite historico-religieuse à tenir ; et édifiée tout autant sur la pauvreté, qui apparaît toujours plus clairement comme la marque distinctive de la vraie foi et de la véritable appartenance au Dieu vivant ; deux exigences avec lesquelles renoue le sermon de Jésus sur la montagne. Le fait qu’Israël doive être un peuple charnel de génération en génération en vue du Messie exclut la virginité, mais le signe distinctif de la circoncision signifie théologiquement (peu importe son origine ethnologique) que la sphère sexuelle est réquisitionnée par Dieu en vue du salut à venir (sous le signe de la neutralisation du plaisir tourné vers soi en une fonction de service), et qu’avec la venue du Messie cette sphère n’a plus, théologiquement, d’importance fondamentale parce que le « second Adam du ciel », en se répandant eucharistiquement pour toute l’humanité, a pris désormais la place de la procréation terrestre dans le cadre restreint de la famille. C’est pourquoi la vierge-épouse Sion ou Jérusalem se transforme dans la Nouvelle Alliance (par la médiation de Marie, vierge et mère) en l’Ecclesia virginale et féconde, fiancée (2 Co 11,2) et, eschatologiquement, épouse de l’Agneau ; et le mariage n’a désormais de signification théologique que dans la mesure où il reflète, dans l’ancienne relation entre les sexes, ce mystère certes charnel, mais virginal, entre le Christ et l’Église (Ep 5,32). Tout cela montre clairement que les modalités de l’amour chrétien de renoncement, que l’on a coutume de résumer sous le nom de « conseils évangéliques », ne sont pas une sorte de statut d’exception pour quelques sporadiques âmes supérieures dans l’Église, mais bien la réalité fondamentale de Jésus-Christ lui-même – préparée en profondeur dans la réalité fondamentale d’Israël –, laquelle se communique à ces « appelés », qui posent avec lui les bases de la réalité de l’Église.
Il n’est donc plus nécessaire de préciser que les trois aspects de la « vie des conseils » n’expriment fondamentalement rien d’autre qu’une disponibilité pleine et entière à l’appel de Dieu et du Christ – et que cette vie n’est pas, comme Luther le lui reproche, une religion d’auto-rédemption par des œuvres méritoires. Cette disponibilité à tout ce que Dieu veut faire de moi n’est à son tour rien d’autre que la condition de fécondité sotériologique d’une vie d’appelé, quels que soient maintenant son « état de vie » dans l’Église et son mode concret d’existence – ces aspects-ci sont secondaires. Cette vie consiste dans tous les cas à se remettre entièrement à Dieu pour les frères, pour le monde, que cette existence « répandue en libation pour vous » (Ph 2,17) soit maintenant cachée dans la contemplation d’un carmel ou d’un Charles de Foucauld, ou dans l’action d’une vie sacerdotale ou religieuse, ou encore dans la présence silencieuse au monde d’un institut séculier.
V.
Il doit suffire ici d’avoir présenté la pleine disponibilité comme la racine de la vie des conseils. Car en regard, les détails du déploiement et de la formulation de la vie selon les conseils (en une « règle » par exemple) sont largement secondaires et dépendants de la tâche concrète dans l’édifice de l’Église. Un prêtre diocésain n’ayant pas fait vœu de pauvreté, mais qui se tient à la disposition de ses paroissiens avec tous ses biens et toute sa personne, le cœur et la porte grands ouverts, est certainement bien plus proche de cette disponibilité qu’un religieux ayant fait, lui, vœu de pauvreté, sans se défaire pourtant de l’esprit bourgeois de possession.
Un point doit toutefois rester fermement établi, et c’est que la vocation exige toute la vie de l’homme et demande en conséquence une réponse totale, et que le caractère définitif, « une fois pour toutes », de la donation fait partie de la forme fondamentale de toute vie d’appelé. Si déjà le mariage chrétien doit être indissoluble, combien plus la forme de vie de donation ! Noviciats, séminaires, temps de probation encore plus longs dans les instituts séculiers sont nécessaires, mais toujours en vue de se donner une fois pour toutes. La perpétuation de « vœux temporaires » est un contresens théologique qui empêche à jamais l’acte d’abandon définitif de se faire. Il ne peut en être autrement, pour que cette forme de vie puisse exprimer la fidélité à l’alliance exigée d’Israël – pour ne rien dire de celle exigée de l’Église.
L’obéissance, pour être pertinente théologiquement, est toujours obéissance au « Tout Autre », à Dieu qui dispose en toute liberté sans être jamais mis à ma disposition (à travers une loi ou une règle par exemple). La mesure, pour les chrétiens, est ici l’obéissance humaine des disciples de Jésus à leur maître, en qui ils voient un homme – sa divinité, pour les apôtres, reste jusqu’à la résurrection une sorte de concept limite. C’est lui, le maître, qu’ils suivent ; il est leur règle, il ordonne, dispose, décrète, envoie en mission avec un programme qu’il établit ; il reçoit et valide les comptes rendus le soir à leur retour. Il est pour eux l’Autre vivant et libre, et en tant que tel leur supérieur, ce qui lui permet précisément d’incarner la liberté d’action et de parole du Dieu d’Israël. Cette relation ne peut perdre son actualité, et seule la relation d’obéissance sanctionnée et ecclésiale, du croyant envers un supérieur qui lui représente concrètement le Christ, est en mesure de la rendre (quasi-sacramentellement) présente. Naturellement, ce supérieur est en quelque sorte donné, pour le chrétien de paroisse, dans le pape et l’évêque, mais le don total des apôtres au Seigneur – pour qu’il façonne leur vie – se fait inéluctablement concret dans la relation de l’évêque disposant de son prêtre, ou du supérieur religieux disposant de son subordonné.
La virginité est indivisible, et ce dans sa dimension physique autant que spirituelle. En d’autres termes, l’éthique de l’appelé en ce qui concerne la sphère sexuelle est entièrement déterminée par la relation corporelle virginale entre le Christ et l’Église : son exclusivisme n’a rien à voir avec la pruderie ou un ascétisme exagéré, c’est l’exclusivisme du corps du Christ donné eucharistiquement jusqu’au bout et – en réponse de la part de l’appelé – l’exclusivisme du corps du chrétien remis au Christ, de la fécondité pleine de grâce duquel le Seigneur peut tirer ce qu’il veut pour le salut du monde. La teneur d’une telle éthique est perceptible en 1 Co 6,12-20.
La pauvreté de l’appelé doit avant tout faire apparaître de manière convaincante la pauvreté du peuple de Dieu dans le monde, qui est pour lui un « pays étranger » et un « désert ». Une pauvreté qui dans l’Ancienne Alliance fait un avec la foi (qui n’a rien d’autre que Dieu), et dans la Nouvelle Alliance un avec l’amour (qui a tout donné dans l’Esprit de Dieu). Les règles canoniques sont importantes dans la mesure où elles aident à protéger cet esprit et non à l’obscurcir ou à affaiblir son témoignage de foi.
VI.
S’il faut parler des formes analogues de vie consacrée dans l’Église, il est bien plus important de constater l’enracinement commun dans une même réalité que les différences, qu’on exagère facilement pour pouvoir mieux faire ressortir toutes sortes de « spiritualités » des divers états de vie. Pour ne pas tout embrouiller et niveler par des constructions et ajouts sans fondement, il faudra toujours s’orienter d’après l’image biblique et son relief. Ce qui en ressort, c’est la première analogie déjà mentionnée à plusieurs reprises : l’individu comme tel, appelé en faveur de l’Église et du monde, duquel est exigée une disponibilité totale, et donc le renoncement à tout lien restrictif. Puis l’individu comme membre de l’Église qui, en tant que corps et épouse du Christ, vit (de façon mariale) de la même disponibilité tournée vers le Christ, et communique son esprit à tous ceux qui vivent en elle, dans le contenu de grâce des sacrements (y compris celui du mariage), de la parole de Dieu dans l’Écriture et dans l’annonce de toute la vitalité de l’agapè dans l’Église.
L’esprit de vie ecclésial communiqué ici aux chrétiens ne l’est pas dans des « vocations » au sens originel, mais à travers des « charismes » : ce mot désigne des attributions de grâce qui mettent pareillement l’individu au service de la communauté et lui « mesurent3 » un service particulier, dans des « dispositions » venues de la Tête4, qui, quoique largement fixées (Rm 12,3-8), laissent néanmoins libre d’« aspirer aux charismes les meilleurs ». La communication des charismes concerne avant tout, partout où Paul en parle, l’organisme vivant de l’Église ; et à chaque fois apparaît une sorte de transition fluide entre les ministères hiérarchique et charismatique ; il suffit de dire ici, pour ce qui nous concerne, que le ministère hiérarchique a certainement un aspect charismatique : comme fonction intra-ecclésiale (certes d’un type particulier) pour laquelle est également communiquée (par l’imposition des mains) une grâce ministérielle particulière. Le sacerdoce apparaît de ce fait sous un double éclairage : il peut, en tant que « vocation personnelle », rejoindre cet espace des vocations originelles qui est au fondement de l’Église ; mais il peut aussi avoir son centre de gravité dans l’espace intra-ecclésial, général et charismatique, comme ministère doté d’une place particulière. Passe ici une ligne de partage difficile à déterminer, qui décide jusqu’à quel point le ministère sacerdotal appartient à la vie consacrée originelle (et implique donc, à côté de l’obéissance, également la pauvreté, et la virginité), et jusqu’où, en tant que charisme intra-ecclésial, il peut être compatible avec la vie matrimoniale. La pratique actuelle (obéissance stricte, célibat indivis, pauvreté moins accentuée) n’est pas pleinement satisfaisante à cet égard, et il serait tout à fait défendable, d’un point de vue biblique, de penser par exemple le sacerdoce de demain en deux formes de vie plus distinctes : d’un côté une vie dans l’indivisibilité des conseils, issue de l’appel originel du Christ, et de l’autre une vie dans l’Église, normalement associée au mariage, à laquelle serait assignée une fonction essentiellement ecclésiale, moyennant bien sûr la présence des qualités charismatiques appropriées.
La frontière entre « vocation » et « charisme », du point de vue du sujet, passe clairement là où l’on peut faire la différence entre l’inutilité terrestre (dans l’Église et le monde) et une utilité terrestre que l’homme peut apprécier et mesurer. Inutilité veut dire don de toute l’existence à la libre disposition de Dieu, où celui qui se donne ne veut même pas savoir à quelle fin son don sera utilisé. Qui, dans l’Église et le monde, se convertit grâce à la contemplation et la pénitence d’une carmélite ? Elle ne le sait pas et ne désire de Dieu aucun compte. Où seront envoyés un jésuite ou un dominicain ? Ils ne le savent pas et cela leur est finalement égal. Ils sont à disposition. Là où on trouve une telle attitude, là il peut y avoir vocation. Mais là où un chrétien veut rendre tel service précis dont l’importance lui est apparue, et pas un autre, là il peut y avoir charisme.
Il peut bien sûr y avoir des charismes aussi dans le domaine des vocations, mais ils n’ont pas la même urgence que la vocation elle-même. La vocation est un acte entre Dieu dans le Christ et l’homme qui donne toute son existence. Que celui-ci devienne maintenant plutôt bénédictin que chartreux, ou prêtre séculier, c’est une question beaucoup moins importante. Les grands ordres religieux, enracinés dans la vocation fondamentale d’un fondateur, sont dans l’espace de l’Église comme des espaces charismatiques à disposition ; peut-être le Seigneur qui appelle en indique-t-il un en particulier, peut-être laisse-t-il l’appelé largement libre de choisir. Peuvent jouer ici chez ce dernier une attirance naturelle-surnaturelle, une préférence, la conscience de convenir ou pas. La vie de contemplation pure est celle où l’exigence d’une forme spécifique d’appel sera la plus forte ; et même là, une telle exigence reste relative.
La même chose doit valoir pour les vocations aux nouveaux instituts séculiers, qui conjuguent vie dans une profession séculière et vie de totale disponibilité à Dieu selon les « conseils » du Seigneur. Au regard du fondement théologique, ces vocations ne se distinguent en rien d’autres vocations authentiques. Elles sont tout aussi radicales et entières que celles par exemple des moines, et renoncent en outre à bien des allègements offerts par la vie en monastère (vie communautaire réglée, danger moindre pour la virginité, conditions plus faciles pour l’obéissance que dans la vie professionnelle, etc.). Et s’il arrive que dans certains instituts séculiers, un but humain particulier semble rattaché à la fondation (comme c’est aussi le cas dans certaines congrégations religieuses), il faut rappeler une fois de plus que s’il n’y a pas, plus en profondeur, un don total et gratuit des membres à Dieu, de telles fondations ne porteront que peu de fruit. Il est impératif de maintenir ce point avec la dernière énergie vis-à-vis des jeunes générations qui, pensée technique oblige, voudraient mesurer le sens chrétien des choses à l’aune de l’utilité humaine. En quoi est-ce donc « utile » que Marie (qui a choisi la meilleure part) passe la journée assise aux pieds de Jésus à l’écouter ? C’est la raison pour laquelle les instituts séculiers les plus clairvoyants ne comptent aucunement sur des succès mesurables. Ils mettent leurs membres au beau milieu du monde non chrétien comme des personnes « consacrées » à la disposition de Dieu, sans même leur proposer un apostolat particulier organisé au sens de l’Action Catholique : ils sont, par le don total d’eux-mêmes, invisiblement – ici et là visiblement peut-être – le levain dans la pâte, d’une façon qui n’est sans doute pas loin du tout de l’« apostolat » d’un monastère contemplatif.
Dans ces conditions, la vocation à un institut séculier est tout aussi proche de la source de toutes les vocations authentiques que la vocation à un ordre religieux quel qu’il soit. Elle a sa place là où retentit la proclamation de Jésus au « monde tout entier », ainsi qu’à « chacun en particulier », ayant pour contenu qu’il veut ramener « le monde entier » au Père. Il n’est pas du tout question de l’Église ici : celui qui se décide à « offrir toute sa personne à la peine » du salut (Ex. 95 s.) est le représentant de l’Église à côté du Seigneur, et l’Église au sens sotériologique pur est l’ensemble de ceux qui offrent toute leur personne au Seigneur en faveur du monde tout entier. L’Église vue sous cet angle est moins la clôture statique et l’enclos des brebis que le rayonnement dynamique de la lumière du Christ dans l’obscurité du monde, un concept intermédiaire entre l’homme-Dieu et le « monde tout entier ». Le monastère est la « ville sur la montagne », sa forme extérieure reflète un modèle d’Église statique. L’institut séculier est le levain qui se mêle à la pâte, à peine, voire pas du tout repérable, sans clôture qui le sépare du monde. Qu’on se garde bien de considérer les « conseils évangéliques » comme une délimitation vis-à-vis du monde « mauvais » ou « normal » : ils exposent purement et simplement, livrent chrétiennement, partagent eucharistiquement (ce qui vaut aussi, et surtout, de la virginité) – ou alors ils ne sont rien. Nul ne dira, dès lors qu’il y réfléchit correctement, que la voie de la vie consacrée dans le monde est « plus facile » que la vie religieuse ou sacerdotale, ou qu’elle est un compromis avec le monde.
On peut naturellement ajouter, accessoirement, nombre de considérations utiles sur l’actualité des instituts séculiers. Avant tout, le fait qu’ils atteignent des milieux inaccessibles au prêtre et aux religieux en général, réclamant, pour cette raison même, le plus d’attention ; qu’avec leur compétence professionnelle, ils peuvent être d’une grande utilité pour l’éthique professionnelle des professions séculières ; que leurs membres, contrairement aux pères et mères de famille, ne sont pas absorbés par les devoirs familiaux et ont moins besoin de se préoccuper des questions financières, ce qui fait qu’ils sont également plus disponibles dans le sens de la charité ; que dans des périodes futures de persécution, ils pourraient bien être la grande aide (l’unique encore disponible) apportée à l’Église. Finalement que leurs membres, laïcs authentiques qui vivent en même temps selon les vœux, aident à franchir efficacement le fossé millénaire qui sépare les états de vie dans l’Église ; et tant d’autres raisons encore.
VII.
Jusqu’ici, la vocation a surtout été considérée du point de vue de l’attitude de l’appelé ; mais le tout début de notre étude soulignait que l’appel dépend essentiellement de la liberté de Celui qui appelle. Cette liberté qui, mise en évidence à la fin du Moyen Âge, domine entièrement la figure du Christ chez saint Ignace, nous dispense de la problématique médiévale sur la doctrine de perfection, selon laquelle, la vie des conseils étant plus parfaite que la vie des simples commandements, qui veut être parfait devrait choisir celle-là. Or, c’est le Christ qui appelle qui il veut, quand et comme il veut. Que le jeune homme riche soit venu au Seigneur en appelé ou en curieux, reste incertain ; le Seigneur lui permet de le suivre, on ne peut en dire davantage. Jésus en a renvoyé d’autres qui lui demandaient d’être mis au nombre des disciples, en les mettant clairement dans « l’état séculier », comme étant l’état de vie choisi par Dieu pour eux (Lc 8,38-39). La perfection réside pour chacun dans le fait de faire la volonté de Dieu sur lui. Ce qui n’empêche pas Matthieu de voir les appelés en bien plus grand nombre que ceux qui embrassent réellement aussi leur vocation (Mt 20,16 ; 22,14).
En considérant le fait qu’une foi peut se purifier, à travers tous les obstacles, jusqu’à être parfaitement disponible pour un éventuel appel de Dieu, sans que Dieu soit pour autant forcé de l’appeler au sens originel, on peut saisir que le parfait amour chrétien est le critère de toute perfection chrétienne. Seule une telle réflexion peut nous y mener, parce que sinon, il est presque (ou tout à fait) inévitable de croire à tort que l’homme sait de lui-même ce qu’est l’amour et comment l’exercer, alors qu’en vérité le sens de l’amour de Dieu ne s’ouvre à lui que là où il se tient devant Dieu pleinement disponible à se laisser conduire avec Jésus-Christ – par amour – sur le chemin du renoncement parfait, et finalement de la croix. Du renoncement non à l’amour (comme par exemple dans le mariage), mais à toute forme cachée d’égoïsme dans l’eros et dans l’ensemble de la communauté familiale. Mais vouloir maintenant introduire dans le vocabulaire chrétien, au nom de ce point de vue (que « l’amour est le lien de la perfection »), l’expression « vocation au mariage », ce serait s’éloigner non seulement du langage de l’Écriture Sainte, mais encore de toute sa conception théologique de la vocation. La théologie de la vocation a dans l’Écriture une forme précise et clairement circonscrite, que de tels nivellements finissent par priver de toute sa force intérieure et toute sa portée existentielle.
Le véritable équilibre, ce n’est pas en nivelant qu’on l’obtient, mais en observant que la vocation est toujours expropriation en faveur des autres, ou encore, avec les mots du Nouveau Testament, que « le plus grand parmi vous » doit être, comme serviteur de tous, le plus petit et qu’il l’est effectivement. Et ces mêmes paroles du Seigneur, Paul les reprend lorsqu’il se sait, comme apôtre, à la dernière place et attire de là, non sans une amère ironie, l’attention des Corinthiens sur la dialectique ecclésiale : « Nous sommes faibles, vous êtes forts ; vous êtes à l’honneur, nous dans le mépris. » (1 Co 4,10). Cette dialectique est tout simplement insoluble, parce que le Christ est obéissant et pauvre jusqu’à la mort pour que nous devenions libres et riches en Dieu ; et qu’il est indifférent à celui qui est appelé à suivre à la croix, d’être considéré comme grand ou petit dans le monde (1 Co 4,3) : il est quelqu’un qui descend avec le Christ dans la pauvreté et le mépris, et ne peut y voir un avantage que parce que le Christ a parcouru ce chemin pour lui. On ne devrait jamais oublier ici que la virginité, qui (en raison de Marie) nous semble couronnée d’honneur, est en réalité un signe de faiblesse, d’inutilité et de honte, comme l’indique clairement l’Ancienne Alliance, où le fait que la stérile (ou délaissée) enfante est un signe de la puissance divine dans l’impuissance humaine. Et l’homme vierge en particulier, souvent en proie, en dehors de l’Église, au mépris et à la suspicion, ne doit pas négliger ce point de vue. La dialectique reste insoluble au plan du monde et indique justement par là qu’elle repose sur la révélation.
VIII.
Certaines questions sont à la limite entre la théologie et la psychologie pastorale de la vocation (traiter cette dernière dépasserait le cadre de cet essai). Relevons-en trois :
1. Les vocations qui ne passent pas par l’intermédiaire de l’homme sont une exception, la médiation est la règle générale. Chez Jean, les vocations des apôtres (Jn 1,35-51) passent par un double intermédiaire : par le Baptiste tout d’abord, qui a éduqué les deux premiers disciples de Jésus de telle sorte qu’ils comprennent sur-le-champ son doigt pointé vers l’Agneau de Dieu, le quittent et suivent Jésus ; puis par les disciples eux-mêmes, dans la mesure où André recrute Pierre, et Philippe Nathanaël. En elle-même, la vocation est féconde pour de nouvelles vocations, mais elle impose également de faire consciemment l’apostolat de la vocation. Il en résulte la grave obligation, non seulement pour les religieux (dans les collèges par exemple), mais pour l’ensemble du clergé, de renvoyer explicitement, en homélie et dans la catéchèse, à la voie du don total comme étant la voie chrétienne archétypique : celle sur laquelle repose l’Église une fois pour toutes (dans les apôtres et Marie) et toujours à nouveau. Les idéologies qui s’opposent puissamment dans l’Église, et font aujourd’hui impression sur les jeunes, doivent être réfutées à partir de la profondeur et plénitude de la parole de Dieu, ainsi que de la clarté de la notion de sequela5. Ses promoteurs doivent indiquer pour cela la voie de la vocation en général ; le clergé diocésain ne devrait pas s’exprimer comme s’il n’y avait de salut que dans le sacerdoce, les religieux comme si leur ordre était le seul envisageable. Religieux et prêtres ne doivent pas se conjurer contre la nouvelle voie des instituts séculiers si vigoureusement recommandée par l’Église, en la discréditant comme insignifiante, n’ayant pas fait ses preuves, dangereuse ou demi-mesure. C’est un contre-sens total et signe d’une grande médiocrité que de railler comme « vestiges du passé » des congrégations féminines plus anciennes aux fins caritatives bien précises – hôpitaux, cliniques privées, écoles, orphelinats, etc. –, tout en ayant par ailleurs tout naturellement recours à leur aide absolument indispensable. Tous doivent garder en vue d’une part la totalité des formes de vie ecclésiales, et de l’autre leur plénitude formelle. Il y a toujours et partout quelque chose à réformer ; cela ne se fait sensément ni par des sarcasmes, ni par un aggiornamento extérieur (qui introduit des postes de télévision et abolit les clôtures), mais bien par un retour aux intentions du fondateur, et plus profondément : aux besoins du Seigneur de l’Église pour le salut du monde.
2. « Toute vocation qui vient de Dieu est toujours pure et transparente » (Ex. 172), elle n’est pas incertaine, probable, et donc torturante, mais au contraire, au moment où l’homme lui dit un oui définitif, pleine et entière, et par conséquent apaisante et joyeuse. La transparence peut ne pas se manifester pour diverses raisons : pour des raisons éthiques chez l’appelé, s’il ne se rend pas pleinement disponible, mais s’agrippe à des conditions et réserves vis-à-vis de Dieu (le principal objectif des Exercices Spirituels étant, comme on le sait, de les faire tomber). Mais aussi pour des causes que celui qui se croit appelé ne peut éliminer, comme son incapacité à vivre la virginité (cf. 1 Co 7,9), ou des obstacles ecclésiaux irrémédiables. Dieu aime celui qui donne avec joie, même si le don devient peut-être toujours plus une croix ; s’il manque la joie de donner originelle (comme chez ceux qui choisissent la voie des conseils ou du sacerdoce parce que c’est la plus difficile, ce qui est au fond de l’orgueil), la vocation n’est pas authentique.
3. Les vocations peuvent s’échelonner en degrés objectifs et subjectifs. Du côté objectif, il peut très certainement y avoir gradation dans l’urgence avec laquelle l’appel du Seigneur retentit. Un appel peut être urgent au point que Dieu s’empare purement et simplement de celui dont il a besoin, presque sans laisser de place à son consentement : qu’il le vainque comme Paul (cf. 1 Co 9,17-18), le renverse comme Nathanaël, ou bien simplement l’« emmène » comme Philippe et Matthieu. Mais l’appel peut également être une invitation presque suppliante, présentée avec cette discrétion divino-humaine qui s’appuie sur la compréhension et la libre décision de l’homme. Il peut enfin être comme une sorte de permission qui, par amour, laisse celui qui le désirait, libre d’emprunter cette voie (Mt 19,16 s.). Il faut distinguer cette première gradation de la gradation subjective dans la manière dont un homme perçoit l’appel : l’entend-il de façon soudaine et se sachant sans conteste interpellé d’en haut, ou bien peu à peu, comme persuadé de l’intérieur, ou bien encore après avoir mûrement réfléchi et considéré que, en homme de foi qui veut construire toute sa vie sur celle-ci, il préférerait s’offrir à Dieu pour le servir totalement ?
Les jeunes chrétiens aux prises avec les questions de vocation ont de toute urgence besoin de la direction de personnalités de prière et d’expérience, usant d’intelligence spirituelle – et l’urgence est aujourd’hui plus grande que jamais dans l’histoire de l’Église, avec son atmosphère si empestée de slogans et d’idéologies théologiquement infondées et sans aucun souffle, faisant d’autant plus de tapage qu’elles ont moins de substance. Il serait souhaitable que des responsables de tous les états de vie – prêtres, religieux, laïcs – se rassemblent pour poursuivre aujourd’hui la clarification théologique des problèmes de vocations, et rechercher ensemble des voies de mise en œuvre.
- Weltgemeinschaft : litt. « communauté [de vie consacrée] dans le monde », ou encore, en termes canoniques, « institut séculier » (lat. instituta saecularia, alld. Sakular-institut). Dans ses écrits, Balthasar emploie majoritairement (parfois exclusivement, comme dans ce texte-ci) la première dénomination. (N.D.T.)↩
- Hairesis : absolutisation d’un point de vue fini apparaissant tout à fait logique.↩
- metron, analogia : Rm 12,3-6.↩
- emerisen (a départi) : Rm 12,3 ; edoken (a donné) : Ep 4,11 ; didotai (est donné) : 1 Co 12,7 s. ; etheto (a établi) : 1 Co 12,28.↩
- Sequela ou sequela Christi désigne traditionnellement le fait de suivre le Christ. (N.D.T.)↩
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