menu
Comment en arrive-t-on à Satan ?

Hans Urs von Balthasar
Titre original
Vorverständnis des Dämonischen
Obtenir
Thèmes
Fiche technique
Langue :
Français
Langue d’origine :
AllemandMaison d’édition :
Saint John PublicationsTraducteur :
Jacques KellerAnnée :
2025Genre :
Article
Source
Revue catholique internationale Communio 4/3 (Paris, 1979), 4–9
Ce bref exposé se propose un objectif limité : établir la valeur d’une seule pensée. S’il n’est pas question du diable dans l’Ancien Testament « classique », non plus que dans le judaïsme postérieur à l’époque du Christ, si l’image du diable ne fait pratiquement son apparition que dans la littérature judaïque tardive dite « intertestamentaire », pour s’imposer ensuite puissamment dans toutes les couches du Nouveau Testament, ces constatations n’autorisent en aucune manière une démarche démythologisante consistant à éliminer cette image considérée comme une inclusion secondaire. Pour apporter la preuve exacte de ce qui précède, il faudrait un livre. On ne peut présenter ici que le fondement essentiel, sans s’entourer de trop de précautions.
L’ancienne Alliance fait connaître l’effort immense consistant à détacher un peuple isolé des paganismes ambiants et à l’introduire dans un monothéisme qui n’est pas seulement national, mais universel : « Écoute Israël : Yahweh, notre Dieu, est l’unique Yahweh » (Dt 6, 4). Les autres dieux s’abaissent progressivement, ou bien au rang de serviteurs de Yahweh (anges, cohortes, célestes), ou bien purement et simplement, si l’on prétend encore ailleurs à leur divinité, au rang de « néants1 ». Mais ils ne deviennent pas des démons : Yahweh n’a aucun ennemi qui puisse d’une façon quelconque être mis sur le même plan que lui : l’« ange accusateur », dans les livres de Job et de Zacharie, n’est cela en aucune manière ; il ne fait que remplir une fonction au sein de l’ordre légitime du monde. Tout l’intérêt est concentré exclusivement sur la relation d’alliance : la condescendance de Dieu, marquée par une grâce inconcevable, et, en correspondance, la fidélité qui est exigée d’Israël ; c’est dans l’accomplissement immédiat de cette relation que réside tout salut (de même que l’infidélité d’Israël entraîne aussitôt un désastre concret) ; tout le reste est laissé dans l’ombre au profit de cette concentration. Il est presque inconcevable qu’un peuple venant de cette Égypte entièrement orientée vers une immortalité dans l’au-delà ne connaisse aucun horizon d’au-delà : ni un ciel (que l’homme pourrait attendre), ni un enfer, aucune immortalité (ce mot ne saurait convenir à l’existence d’ombre dans le shéol), pas même une quelconque résurrection. Rien que le tête-à-tête, ici et maintenant, entre Yahweh et Israël. Et ceci pendant des siècles, de Moïse aux rois et aux grands prophètes, et toujours repris à nouveau par ceux-ci. L’histoire connaît un mouvement dramatique entre la fidélité et l’infidélité du peuple, les périodes de salut et de perdition (jusqu’à l’exil), mais on ne voit apparaître pendant tout ce temps, à partir de la proclamation de l’alliance et de la promesse, aucune période ni aucune puissance de perdition définitive. La concentration sur le tête-à-tête exclusif (dont la portée pour tous les peuples – qu’on pense à Abraham ou au second Isaïe ! – est connue en arrière-plan et augmente la responsabilité d’Israël) n’ouvre aucun accès à de nombreux aspects de la théologie ultérieure : il ne peut y avoir encore aucune théologie de la grâce : l’esprit de Yahweh descend sur des personnes particulières et les rend capables d’actions décisives (juges) et de paroles décisives (prophètes), mais la parole : « Je mettrai en vous mon propre esprit » (Ez 36, 26s.) est seulement une promesse, de même qu’elle restera promesse jusqu’à la mort de Jésus (« En effet l’Esprit n’était pas encore là, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié », Jn 7, 39). Il ne peut encore y avoir aucune théologie du péché originel, parce que le peuple et chacun de ses membres sont toujours replacés à nouveau dans l’immédiateté de l’obéissance de l’alliance, de sorte qu’au préalable il est nécessaire d’évacuer progressivement toute pensée de clan (« personnalité corporative ») et l’idée de la punition des enfants pour les péchés de leurs parents (Dt 24, 16 ; Ez 18).
Dans les derniers siècles avant le Christ, on constate de multiples élargissements de l’image du monde. Vus de l’extérieur, ils résultent en partie du développement ultérieur de germes présents à l’époque des prophètes, en partie d’influences hellénistiques, peut être aussi parsies ; mais ces influences ne s’exercent pas arbitrairement, car sur le plan intérieur elles s’ajustent à une mentalité transformée dans son ensemble. Sur la relation d’alliance une ombre est venue s’étendre : non seulement Israël commet des péchés temporaires, mais il ressent une incapacité fondamentale à se conformer à la loi de sainteté mosaïque, incapacité qui est nettement éprouvée à Qumran (malgré le légalisme qui y règne) et qui se trahit aussi dans l’excès de zèle pharisien cherchant à colmater la brèche par un respect littéral de la loi. Les questions non résolues de Job et de l’Ecclésiaste se présentent comme actuelles et exigent, pour qu’il y soit répondu, plus que la seule dimension de l’avenir terrestre : l’au-delà concerne l’homme. Le concept « d’immortalité » s’introduit en provenance de l’hellénisme, et – en dépassement de la vision d’Ezéchiel des ossements qui reprennent vie à la fin des temps – également le concept d’une « résurrection » eschatologique. « Je sais », dit Marthe, « que mon frère ressuscitera lors de la Résurrection, au dernier jour » (Jn 11, 24). Nous avons là un exemple très caractéristique du sens et de la mesure des idées qui s’étaient développées dans la période « intertestamentaire ». À ces idées appartient également avant tout la pensée d’un Jugement Dernier pour le peuple, mais aussi pour chaque personne, lequel peut avoir – non pas sur la terre, comme dans l’Ancienne Alliance classique, mais dans l’au-delà – une double issue : être auprès de Dieu ou aller dans la géhenne (celle-ci étant conçue parfois comme temporaire, mais la plupart du temps comme éternelle). À ceci se rattache le fait que l’idée, bien plus, l’expérience de la chute du monde (du monde païen à coup sûr, mais aussi d’une grande partie d’Israël) dans le mal se concrétise, et ceci sous des formes multiples, non harmonisées entre elles : comme une puissance, une force qui enserre le monde, qui règne provisoirement jusqu’à la victoire définitive de Dieu et à l’apparition du monde nouveau. Comme radicalisation de la figure de Satan dans l’ancien Israël, qui accuse l’homme et désormais le séduit également, comme idée d’une chute des anges (déduite de Gn 6, 1-4) et, surtout dans Qumran, comme « royaume de Bélial », l’esprit des ténèbres créé par Dieu, qui commandera les « fils des ténèbres » dans la bataille finale contre Dieu et les « fils de la lumière ». Ces idées, ainsi que d’autres, qui glissent d’une image impersonnelle à une image personnelle de l’Adversaire, restent vagues, non harmonisées. Il n’en est pas autrement de l’image contraire : celle du juste, qui est animé et dirigé par le bon esprit de Dieu : vit-il dans l’homme ? Est-il plus que la seule bonne disposition de l’homme vis-à-vis de Dieu ?
Ces indications doivent suffire pour mettre en lumière la seule chose dont il s’agit ici : les nouveaux horizons que Jésus de Nazareth, Verbe de Dieu devenu homme, ouvre soudainement, seraient demeurés complètement incompris si la Providence qui régit l’histoire du salut n’avait pas ouvert un domaine de compréhension préalable qui a créé quelque chose comme une médiation entre l’Ancienne Alliance et le Nouveau Testament. Pour que Jésus puisse répondre à Marthe : « Je suis la Résurrection », il faut au moins qu’elle ait pu comprendre ce que le mot signifiait, même si elle ne pouvait se représenter la résurrection qu’à la fin des temps. Il en est certainement de même pour les disciples et pour les pharisiens et les sadducéens s’affrontant à propos de la résurrection des morts, mais dont aucun ne pouvait comprendre d’avance que cette résurrection, qui termine l’histoire pour Jésus, pouvait avoir lieu au milieu de l’Histoire (qui continuait à se dérouler pour les autres).
Mais les autres brouillards qui traînaient se dissipent également. Jésus est vraiment venu pour trancher clairement là où régnait la confusion. Le Jugement définitif s’accomplit déjà ici et maintenant suivant le oui ou le non qu’on lui répond. Au-dessus de lui, on peut voir le ciel ouvert (Jn 1, 51), mais il peut aussi annoncer la chute en enfer (Mt 11, 23). Et plus encore : il est le premier qui ait « l’Esprit sans mesure » et qui soit venu pour préparer à cet Esprit, sur la terre, un domaine où il règne et où il agisse : c’est ainsi également que face à lui le domaine des forces opposées à Dieu, qui présentait des contours incertains, cristallise pour prendre forme ; rien n’est plus exact que de dire que les deux Esprits se confrontent – déjà dans l’histoire de la Tentation, où Jésus entre sous l’impulsion de l’Esprit Saint (Mc 1, 12), puis lors des exorcismes, où les démons s’écrient : « Es-tu venu pour nous perdre ? Je te connais : tu es le Saint de Dieu » (Mc 1, 24). Là aussi la littérature intertestamentaire permet une compréhension préalable, sans atteindre le moins du monde le caractère dramatique de la confrontation. Ce qui était un vague espoir pour la fin des temps, devient présence concrète, événement palpable : l’homme fort, qui tient les hommes enchaînés (Lc 13, 16), est dompté par un homme plus fort, enchaîné à son tour et dépouillé de son bien (Mt 12, 29).
L’ancien Israël était concentré sur sa fidélité à la foi ; quand il lui fallait livrer bataille, c’était pour protéger cette fidélité. Jésus est l’incarnation de la fidélité de Dieu à l’alliance comme aussi de celle de l’homme ; sa bataille est centrifuge : il refoule l’Esprit qui s’oppose à Dieu, il propage le Royaume de Dieu. Et à Pâques, il fait don du Saint Esprit aux siens avec une profondeur inconnue jusqu’alors, qui les rend capables de livrer la bataille spirituelle (et non matérielle comme à Qumrân) contre les démons avec « l’armure de Dieu » (Ep 6, 11), conformément à la description achevée de l’Apocalypse. On combat contre « le Prince de ce monde » (Jn 12, 31), le « dieu de ce monde » (2 Co 4, 4) – expressions que l’époque intertestamentaire ne connaît pas. Et tandis que le récit du péché originel avait introduit le serpent comme un symbole indécis pour la puissance qui séduit de l’extérieur, essentiellement pour attribuer la faute à l’homme (et non à Dieu), voici maintenant que l’Apocalypse fait retour jusqu’à la Genèse et identifie explicitement « l’antique Serpent » avec « le Diable et Satan » et en outre avec « le Grand Dragon », qui était déjà dans le mythe l’ennemi originel de Dieu et qui apparaît dans la vision avec la Femme en train d’enfanter (Ap 12, 9).
D’autre part, la même Apocalypse fait apparaître également le diable comme la tête personnelle de puissances chaotiques opposées à Dieu, qui, sous la forme d’animaux, séduisent et enchaînent l’humanité sur toute la terre. Fait caractéristique : ces puissances ne font leur apparition (dans Ap 13) qu’après que l’enfant Messie est né et a été enlevé jusqu’auprès de Dieu : il est dit à nouveau en image que c’est l’apparition de Jésus qui non seulement « fixe » et « cristallise » la puissance mauvaise, mais encore, par son oui total et définitif (2 Co 1, 19-20) la fait se développer jusqu’à un non total et définitif, spécifiquement antichrétien. Les Épîtres de Jean sont formelles à ce propos. Ce que la littérature intertestamentaire attendait essentiellement pour la fin des temps, l’ensemble du Nouveau Testament le fait devenir une réalité qui commence déjà avec l’événement de Jésus-Christ. Car avec cet événement arrivent deux choses : « J’ai vaincu le monde », « je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair ». Et celui qui, précipité du Ciel éternel, est tombé sur la Terre passagère, redouble de fureur, parce que son temps est court (Ap 12, 2).
Ce n’est pas ici le lieu de parler en détail de la « personnalité » de Satan2 ; il est certain que la puissance démoniaque contre laquelle s’élève Jésus et qui, stimulée par la supériorité de celui-ci, développe à l’extrême les forces de sa négation, est davantage que la pure et simple somme des péchés imaginés et commis avec fanfaronnade par les hommes. Cette puissance n’est aperçue ni par le plat rationalisme (de petits bourgeois, mais aussi de philosophes et théologiens) ni par la curiosité perverse de ceux qui voudraient sonder « les profondeurs de Satan » (Ap 2, 24). Mais peut-on donc taxer globalement de crédulité naïve les innombrables saints qui ont été en contact avec elle, par exemple un Don Bosco ou un Curé d’Ars ? La possession de personnes par des puissances démoniaques au comportement étrange peut bien être devenue suspecte à beaucoup de points de vue, mais ici on a l’habitude de regarder dans une fausse direction. On devrait plutôt chercher du côté d’un certain culte de la jeunesse et de la force, ou de tout ce qui nous représente le ciel comme ennuyeux, et l’enfer comme d’un excitant intérêt. Cependant nous pouvons, comme nous l’avons dit, laisser ouverte, ainsi que H. Schlier l’a fait lui-même, la question de la personnalité de ce qu’il nous a décrit de façon si impressionnante comme « puissances et dominations dans le Nouveau Testament »3, et en rester à l’image de l’Apocalypse, où « on remet la clef du gouffre de l’enfer à l’astre qui du ciel était tombé sur la terre » et où s’élève de l’abîme ouvert, comme d’une énorme fournaise, une sombre fumée qui obscurcit le ciel jusqu’au firmament (Ap 9, 12). Le but de ces quelques lignes indicatives était uniquement de montrer que le Démon ne tente pas Jésus parce qu’il a déjà fait son apparition dans les livres intertestamentaires, mais au contraire qu’il apparaît dans ces derniers afin que la communauté, qui entend parler de la tentation du Messie lui-même, soit en mesure d’apprécier le caractère unique, mais en même temps exemplaire, de cet événement.
- C’est l’expression par laquelle les Prophètes désignent les idoles (N.D.L.R).↩
- W. Kasper und K. Lehmann ; Teufel Dämonen, Besessenheit (Zur Wirklichkeit des Bôsen), Mayence, 1978 ; voir aussi ma Theodramatik, II/2 (Einsiedein, 1978), 427-460.↩
- C'est le titre d'un livre de H. Schlier, paru en traduction française (DDB, Paris, 1968) (N.D.L.R.).↩
Autre langue
Titre
Langue
Allemand
Autres articles de la même période