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Beauté du monde et gloire de Dieu
Hans Urs von Balthasar
Titre original
Weltliche Schönheit und göttliche Herrlichkeit
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Fiche technique
Langue :
Français
Langue d’origine :
AllemandMaison d’édition :
Saint John PublicationsTraducteur :
Rémi BragueAnnée :
2024Genre :
Article
Source
Revue catholique internationale Communio 7/6 (Paris, 1982), 4–8
Beauté et gloire
Avec l’Unité, la Vérité et la Bonté, la Beauté est au nombre de ce que la scolastique appelle les « transcendantaux ». Ceux-ci sont les propriétés qui s’attachent à tout ce qui est, et donc à l’Être lui-même – si l’on doit s’empresser d’ajouter que tout être créé ne correspond à l’Être absolu de Dieu que dans une analogie où « la diversité est plus grande que la ressemblance1 ». Ce que nous désignons, dans l’être créé, comme sa « beauté » correspond, en l’Être divin, dont la hauteur transcende tout, à ce que l’on peut désigner sous le nom de « gloire » (kabod, doxa, gloria).
Tout ce que l’on peut dire sur le rapport de ces deux concepts est essentiellement marqué par le fait que les propriétés transcendantales de l’être comme tel, qui sont au-dessus de toutes les catégories, ne peuvent être l’objet d’aucun énoncé conceptuel vraiment adéquat. Par suite, puisque nous sommes bien obligés de penser et de nous exprimer par des concepts, l’Unité, la Vérité, la Bonté et la Beauté ne se laissent pas saisir autrement que par une pensée qui les aborde de plusieurs cotés pour les approcher en convergeant sur eux. Non qu’ils nous soient inconnus ; au contraire, ils sont présents dans tout ce qui est, même s’ils s’y montrent sous des formes différentes et à différents niveaux. Mais nul ne peut les déterminer par des définitions qui, leur assignant des limites, les rendraient frais, car l’Être comme tel transcende les limites des essences. Cela n’empêche pas tous nos jugements de s’appuyer sur les transcendantaux comme sur quelque chose de bien connu. Ce qui le montre le plus clairement, c’est sans doute le fait que nous nous servons d’eux comme de critères pour évaluer ce qui pèche contre eux. Ainsi, nous caractérisons le mensonge comme un manquement à la vérité, la méchanceté comme un manquement à la bonté, la discorde comme un manquement à l’unité, la laideur et le kitsch comme un manquement à la beauté. Comme les transcendantaux dominent tout l’être de part en part, il s’ensuit qu’ils ne sont séparés les uns des autres par aucune limite, mais qu’ils se compénètrent : par exemple, la vérité́ comporte une certaine « bonté », une « certaine beauté », etc. Si les penseurs du Moyen-Âge accordaient au concept d’ordre ou à celui de rectitude (ordo, rectitudo) une place aussi centrale, c’est parce que ce concept laisse percevoir quelque chose de cette interpénétration des différents aspects fondamentaux de l’être comme tel.
Quelque chose d’analogue doit se vérifier dans le cas de ce dont toute créature tire son origine, l’Être divin, dont la réalité suprême, qui transcende et domine tout ce qui est fini, ne peut être pour nous que l’objet d’une vague intuition, mais qui nous ouvre ses profondeurs dans le don de soi qu’il fait en Jésus-Christ, et en tout ce qui mène à lui ou vient de lui. On le reconnaît très bien à la façon dont, dans l’Ancien Testament déjà̀, les aspects fondamentaux de Dieu se contiennent et se pénètrent les uns les autres : la vérité, la véracité de Dieu (emeth) est toujours en même temps une justice (tsèdèq) et une bonté à la grâce inépuisable (hesèd) et à travers tout cela resplendit une gloire qui lui revient à lui seul comme Dieu (kabod) Il y a là plus qu’un caprice de l’hébreu. Au fond de tout cela, il y a l’unité objective de l’Être divin.
De ce qui vient d’être dit, on voit résulter aussi bien la parenté qui relie la beauté de ce monde et la gloire de Dieu que la diversité́ qui les sépare encore davantage. La beauté de tout ce qu’il y a dans le monde n’apparaît jamais autrement que limitée par un être de nature finie, ou à travers l’ordre harmonieux qui renvoie ces êtres finis l’un à l’autre. Dieu, en revanche, qu’on le considère comme l’Être absolu ou comme un être infini (on a là deux aspects de Sa vie unique et éternelle) ne resplendit jamais que dans l’altérité absolue d’une gloire impartageable, qui transcende et régit toutes choses.
La gloire au-delà de la beauté
Les mots dont se sert la Bible pour circonscrire la gloire divine visent tous à en exprimer la sublimité́ qui la rend unique. Il est significatif que le mot hébreu kabod, qui désigne cette gloire, ne cherche pas, à l’origine, à susciter la représentation d’une lumière qui rayonne (comme le grec doxa et le latin gloria), mais le poids d’une personne en vue, sa dignité, quelque chose comme son rayonnement moral, dont dérive entre autres le rayonnement que les sens peuvent apercevoir. Heinrich Schlier, pour cette raison, propose de traduire doxa par « lueur d’autorité ».
Quand les religions « naturelles » cherchent à se faire une image de Dieu, elles prennent pour modèle moins un homme idéalisé que quelque chose qui est « différent » d’une manière ou d’une autre, par exemple ce qui effraie, ce qui suggère plus la distance que la proximité (qu’on songe à la façon dont la Chine, l’Inde, les civilisations minoenne, précolombienne ou océaniennes représentent parfois les dieux). Quand le divin apparaît sous la figure d’un monarque absolu, ses statues, comme en Égypte, sont de dimensions colossales ; ou quand on représente le pharaon accompagné d’un dieu, ce dernier a un corps composite, mi-homme, mi-bête, qui en souligne l’étrangeté. Point n’est besoin ici d’examiner les perversions de la religion – fétichisme ou simple anthropomorphisme.
La religion biblique commence, de façon très significative, par l’interdiction des images. L’homme n’a pas le pouvoir d’enfermer la gloire divine dans une figure furie, et il n’a pas non plus le droit d’essayer de le faire. Il lui faut laisser la place centrale du sanctuaire vide pour la présence de Dieu, et tout au pour y placer les objets qui rappellent l’alliance que Dieu a conclue avec lui par pure grâce. Ce moment négatif, dans la religion d’Israël, n’a rien à voir avec les négations que l’on rencontre dans les mystiques païennes. Ces dernières sont le produit de la réflexion religieuse de l’homme, qui reconnaît qu’il vaut mieux laisser de côté toutes les représentations de l’être absolu et sans figure, même si celles-ci en soulignent l’altérité radicale. En Israël, l’interdiction des images est un commandement de Dieu lui-même, qui se réserve le droit de choisir lui-même en temps voulu la figure sous laquelle il consent à se manifester. Son apparition au Sinaï, toute provisoire du reste, n’est rien d’autre, selon le Deutéronome, qu’un feu sans figure, au milieu d’un ciel obscurci, et d’où seule une voix retentit (4,11s.). C’est pourquoi : « Prenez bien garde à vous-mêmes ; puisque vous n’avez vu aucune forme, le jour où Yahvé, à l’Horeb, vous a parlé du milieu du feu, n’allez par prévariquer et vous faire une image sculptée représentant quoi que ce soit » (4,14s.). La tendance à avoir, comme les autres peuples, ses dieux bien visibles, a toujours conduit Israël à l’adultère envers Yahvé. L’idolâtrie, d’abord toute matérielle, prit après l’exil l’aspect de ce culte de la loi qui traduisait un désir intellectualisé de mettre la main sur Dieu. Jésus, qui était lui-même l’« image » définitive choisie par Dieu, rejeta nettement ce culte, avant d’y être lui-même sacrifié.
Dieu voulut manifester parmi les hommes sa gloire incomparable, non par une image au-dessus de toutes les images, mais en se plaçant au-dessous de toutes, accomplissant ainsi la prophétie selon laquelle le Serviteur de Yahvé serait « défiguré et sans beauté » (Is 53,2). Jésus devait en effet prendre sur lui tout le péché qui défigure le monde et l’ « enlever », afin de laisser ainsi resplendir dans le monde et dans son histoire la gloire incompréhensible et imprévisible de l’amour absolu, de l’amour trinitaire. C’est dans le paradoxe qui unit indissolublement le rejet par les hommes (la Croix) et la légitimation par Dieu (la Résurrection) que brille en un éclair la gloire divine de façon unique, définitive, eschatologique, c’est-à-dire indépassable. Paul ne se lasse pas de renvoyer à ce paradoxe de la gloire apparue dans le Christ, paradoxe qui sera également, désormais, le signe distinctif de la vie d’un témoin du Christ, dans la vie duquel Dieu imprime son « image ». Et quand Jean finit par risquer la phrase « Dieu est amour », elle n’est pas pour lui séparable un seul instant du geste du Père livrant son Fils jusqu’à le laisser mourir en expiation pour les pécheurs, et aucun Esprit Saint de Dieu n’est donné aux chrétiens et au monde, si ce n’est celui d’un tel don.
La gloire traduite en beauté
Ce qu’on vient de dire donne une idée de l’abîme qu’ouvre le problème de savoir comment traduire dans les termes de la beauté de ce monde cette gloire-là, celle de la Croix et de la Résurrection, mais aussi celle de tout ce qui manifeste la gloire absolue de l’amour et qui, par là, fait bloc avec ce centre de l’histoire du salut. Il est essentiel à la beauté de ce monde qu’elle reste au-dessus de toute tentative pour lui donner un but et qu’elle « brille en soi-même d’un éclat bienheureux2 », pour être ainsi, dans le monde, un reflet très pur de l’Absolu de Dieu ; et c’est cette beauté du monde qui devrait maintenant avoir malgré tout un but, celui de donner une image de la gloire de Dieu, laquelle la domine, en diffère du tout au tout, et qui, encore en plus, apparaît dans le paradoxe de la défiguration suprême, sur la Croix ! Peut-il y avoir quelque chose comme un « art chrétien » ? L’Iconoclasme, dont les flambées ne cessent de se succéder dans l’histoire, répondra non, ou, au moins, soulignera le point d’interrogation. Et pourtant, Dieu est apparu sous forme d’homme dans sa véritable image3, qui est son Fils. Mais cette apparition « dans la ressemblance d’un homme » était une façon de « se vider de soi-même » pour prendre « forme d’homme », jusqu’à la « mort sur la croix » (Ph 2,7s.). Cet aspect-là aussi, la beauté devrait pouvoir en fournir l’image. Est-ce possible ?
Il faudra, en ce domaine, pousser le discernement des esprits jusqu’à sa fine pointe. Quand et comment l’art chrétien se rend-il réellement transparent à ce qu’il a le devoir de représenter en vérité ? Quand la beauté laisse-t-elle transparaître la gloire de l’amour ? Quand, au contraire, la première absorbe-t-elle pour ainsi dire la seconde en elle, pour la faire servir d’aliment à sa gloire à elle, une gloire qui n’est que trop de ce monde ? C’est une tâche redoutable que de se prononcer ici.
Il y a bien un domaine à l’intérieur duquel les tentatives d’art chrétien produisent des œuvres dignes de foi, par ce qu’elles ont de primitif (dans l’art populaire des campagnes) ou de naïf (jusqu’à la naïveté très subtile d’un Fra Angelico). Il y a le monde des icônes, qui, dans la plupart des cas au prix d’une certaine désincarnation, peut acheminer jusqu’à la gloire de Dieu ; mais elles aussi demandent un discernement des esprits quand elles versent dans le pathos, comme dans certains aspects de l’art byzantin, et surtout serbe. Il nous faudra aussi nous garder avec grand soin de juger des œuvres d’art d’après l’impression qu’elles font sur nous, hommes du XXe siècle, afin de les apprécier selon les critères de la sensibilité de l’époque qui les a vu naître. Un choral du Moyen-Âge suscitait à l’époque des émotions tout à fait différentes de celles qu’il éveille aujourd’hui. Mais tout, dans le grand art, ne reste pas aussi ambigu que ne le sont par exemple tous les « titanismes » chrétiens, ou, pas moins qu’eux, toutes les sucreries qui prétendent nous faire tout de suite goûter le ciel. On peut citer aussi des cas où l’art a réussi à atteindre la transparence d’une piété authentique, même là où l’artiste a tiré tous les registres de l’orgue du Beau : la Messe en si de Bach, la messe inachevée de Mozart, Rouault, Messiaen… Entre les deux extrêmes s’étend une zone vaste et passionnante de chefs-d’œuvre dont la technique semble maîtriser d’une manière ou d’une autre ce qui, dans le Beau, le fait se transcender jusqu’à la Gloire – cependant que, malgré tout, le fait que l’artiste ait acquis le pouvoir de nous ravir doit nous servir d’avertissement : on a autant de mal à résister à la Cène, à la Crucifixion, au Moïse du Tintoret (pour ne citer qu’un exemple parmi bien d’autres) qu’à un chef-d’œuvre de Shakespeare, chez qui on niera aussi peu que chez le premier la présence d’une composante religieuse, et même chrétienne (qu’on songe à Mesure pour mesure).
Le discernement des esprits ne vaudra pas seulement pour celui qui contemple l’œuvre, et pour son salut ; il vaudra déjà, du côté de l’objet, pour l’œuvre elle-même. Il y faut de la part de celui qui contemple une éducation à la fois esthétique et religieuse. Terminons par un dernier exemple : la Crucifixion de Matthias Grünewald4. Une maîtrise technique suprême y est mise au service de l’horreur qu’il s’agit de traduire. Mais ici, à la différence de tant d’autres crucifiés qui suscitent la même horreur, on peut percevoir l’humilité du peintre qui s’efface devant l’œuvre unique de Dieu. Et cette qualité chrétienne permet que, à travers ce que ce Crucifié a d’affreux, à travers l’absence apparente de toute beauté, perce, la gloire de l’amour divin en sa flamboyante énigme : fulget crucis mysterium.
Une telle réussite est rare, mais elle est possible.
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