menu
« Celui qui s’est livré pour moi » (Ga 2,20)
Hans Urs von Balthasar
Titre original
“Der sich für mich dahingegeben hat” (Gal 2,20)
Obtenir
Thèmes
Fiche technique
Langue :
Français
Langue d’origine :
AllemandMaison d’édition :
Saint John PublicationsTraducteurs :
Anne-Marie Renouard, Antoine BirotAnnée :
2024Genre :
Article
Source
Nouvelle Revue Théologique 145/1 (2023), 42 – 65
I.
Lorsque Paul décrit sa foi en Jésus-Christ comme sa remise de soi personnelle parfaite à Lui, il en donne pour raison la livraison personnelle de soi du Christ à lui, qui est fondée dans Son amour pour lui. « Je suis mort, afin de vivre pour Dieu. Je suis crucifié avec le Christ […]. Ce que je vis maintenant encore sur la terre, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Ga 2,19-20). C’est le centre de l’éthique de Paul, qui découle directement de sa dogmatique et qu’il considère comme obligeant pour tous les croyants ; car « si un seul est mort pour tous, alors tous (principiellement) sont morts », ils n’ont plus le droit de « vivre pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux » (2 Co 5,14s.). Les écrits johanniques et pétriniens ne mettent pas ailleurs le centre de la foi, et il n’y a aucune raison de vouloir amputer des synoptiques ces passages – par exemple celui sur « la rançon pour la multitude » (Mc 10,45 ; Mt 20,28), et les paroles de la Cène, au sens semblable – qui placent le sens de la Passion de Jésus dans le portage expiatoire du péché du monde. On ne peut pas relativiser ce complexe central, comme Martin Hengel, récemment, l’a encore une fois exposé avec insistance,1 comme une « christologie tardive » ; elle est certainement pré-paulinienne, elle est même le noyau de la compréhension de la foi, rayonnant à Pâque, de l’Église. La Résurrection était pour elle la justification décisive du sens de la Croix, et ce sens ne peut absolument pas être un autre que celui d’une souffrance expiatrice substitutive. (L’abominable torture ne peut en aucun cas être interprétée comme un « signe » donné par Dieu, indiquant que Dieu est « depuis toujours » réconcilié avec le monde !)
Que cette lumière décisive jetée sur tout l’événement du Christ soit un scandale et une folie, les premiers disciples le savent pertinemment et l’expérimentent aussitôt dans leur propre corps, mais ils se réjouissent de « pouvoir souffrir l’opprobre » (Ac 5,41) pour leur Seigneur ; Paul ne comprendra pas autrement ses innombrables détresses (« balayures du monde », 1 Co 4,13). Cette attitude tout à fait sans équivoque de la première Église – la foi comme réponse reconnaissante de vie à la mort substitutive de Jésus à la Croix – devrait-elle reposer sur une fausse interprétation du sens de la Croix, qui ne serait peut-être rien d’autre qu’une regrettable mauvaise décision de quelques potentats juifs et païens, et non pas le but intérieur vers lequel tendait toute la vie terrestre de Jésus ? Qu’on lise pourtant une fois le sermon sur la montagne (tendre l’autre joue, amour de l’ennemi, etc.), et qu’on se demande si quelqu’un peut exprimer ce genre de choses, qui ne verrait pas par avance, comme sens de son existence, la substitution pour tous ? La substitution est beaucoup plus que ce que signifie le terme aujourd’hui préféré, mais délavé, de « solidarité » ; à savoir : par l’expérience intérieure de la détresse coupable et de la perdition de l’autre, lui enlever cette détresse.
II.
Il n’est certainement pas exagéré de dire que tout ce qui, au cours de deux mille ans, a été (silencieusement ou expressément) canonisé comme « sainteté » chrétienne, c’est-à-dire placé comme modèle par l’Église, repose exclusivement sur cette compréhension de l’existence chrétienne. Le ressort le plus intime qui a mis en mouvement les aventures et les engagements chrétiens les plus fous, fut toujours : Tu as fait pour moi le plus extrême, comment ne devrais-je pas faire pour toi ce que je peux ? Les lettres d’Ignace d’Antioche (qui déterminèrent Iñigo de Loyola à changer son nom) pourraient presque apparaître ici comme de la folie, mais elles ne font que frapper le leitmotiv qui résonne sans cesse à nouveau. Au centre de la règle de Benoît (chap. 7), l’extrême humiliation est acceptée dans la plus pleine « obéissance », et dans « l’opprobre supporté patiemment » « par amour pour le Christ ». Le jésuite doit, selon son fondateur, « désirer porter, par amour et vénération pour son Seigneur, son manteau et son signe d’honneur, souffrir volontiers outrage, faux témoignage et injustice, et passer pour fou ». « Le Seigneur a lui-même porté ceci par amour pour nous, afin que nous aspirions à le suivre, lui le vrai chemin, avec la grâce de Dieu, aussi loin que possible » (Sum. 11). Si l’on supprime ce programme, il ne reste plus rien d’Augustin, de François, de Tauler, de Jean de la Croix, de la Grande et de la Petite Thérèse, de Foucauld et de Mère Teresa de Calcutta – sauf peut-être un humanisme quelque peu saugrenu, qu’il vaudrait mieux dépouiller de cet ingrédient dépassé, au bénéfice d’une simple fraternité.
De la spéculation théologique la plus haute, en passant par l’ensemble de l’art chrétien en Orient et en Occident (qu’on pense à la forme de croix des cathédrales, aux crucifix, aux pietà, aux images du trône de grâce avec leur signification si profonde, à la représentation de l’ecclesia remplissant son calice à la plaie du côté du Crucifié, au « pressoir mystique », etc.), jusqu’à la méditation populaire du chemin de croix et aux « mystères douloureux du rosaire » : partout résonne le « pro nobis », le « pour nous » de l’antique profession de foi : « Lui qui pour nous les hommes et notre salut est descendu du Ciel, et a été crucifié pour nous ». Toute vie sainte de chrétien est témoignage (martyrion), rendant compte du « témoignage glorieux » porté par le Fils de Dieu, de l’amour de Dieu pour nous (1 Tm 6,13).
III.
Mais ce paradoxe d’un Fils de Dieu souffrant peut-il être pensé sans contradiction, ne va-t-il pas se briser dès que nous réfléchissons un peu plus profondément ? Dieu, dira-t-on, ne peut certainement pas souffrir en Lui, mais seulement, dans le meilleur des cas, « en dehors » de Lui, dans l’homme Jésus de Nazareth. Mais alors, cette souffrance humaine doit-elle avoir, pour cette raison, la valeur expiatoire qui lui est attribuée ? Là-dessus, trois réflexions.
1. En aucune façon on ne peut séparer, dans le « Fils de Dieu », sa divinité et son humanité. C’est justement celui qui « était dans la forme de Dieu, qui s’évida et devint homme et obéissant jusqu’à la Croix ». Le sujet de toute action et passion est toujours le même ; si nous séparons, nous tombons dans la gnose ou le nestorianisme. Alors, vraiment, « Un de la Trinité a souffert », comme disaient les Pères ? On doit se tenir à cela, et la possibilité que le Fils, comme Dieu, ait pu être « affecté » par sa souffrance humaine, se trouve en ce que la naissance du Fils à partir du Père est un événement si prodigieux, si éternel, se produisant toujours maintenant, que d’une part il crée une différence infinie (dans l’unité de la déité) dans laquelle toute différence finie, c’est-à-dire le monde avec toutes ses souffrances et ses morts, a son espace, et que d’autre part il engendre, dans le Fils gratifié de la divinité, une gratitude et une disponibilité si infinies envers le Père donateur, que toute action et toute passion possibles, et même la déréliction de la Croix, y sont virtuellement et par avance incluses.
2. Ainsi le Fils de Dieu peut prendre sur lui le fardeau de la faute du monde, et emporter vraiment, en l’expiant, toute faute, par son amour surabondant, sans qu’on ait besoin de se représenter qu’il prendrait en charge, pour ainsi dire matériellement, la quantité des péchés de tous et de chacun en particulier. L’Amour trinitaire a la possibilité de faire entrer toute obscurité, toute aliénation du monde, dans ses relations éternelles, de rendre une relation pour ainsi dire nocturne (« pourquoi m’as-tu abandonné ? ») et de dissoudre le moment de faute par le moment surabondant de l’amour.
3. La Rédemption à la Croix est par conséquent une œuvre de l’Amour trinitaire : le Père « livre » le Fils par amour du monde (dans la nuit du péché) (Rm 8,32 ; Jn 3,16) ; non pas (selon une interprétation erronée que l’on fait d’Anselme) pour rétablir son « honneur », mais au contraire dans une décision trinitaire, dans laquelle l’offre de soi du Fils (« sponte », de son propre gré, répète inlassablement Anselme) est aussi originaire que la volonté de don de soi du Père, et tout autant l’accord de l’Esprit des deux pour mener à bien la « séparation » rédemptrice dans laquelle le monde est ramené dans l’Amour.
Ce qui a été ici conceptuellement expliqué, tout chrétien authentique le sait spontanément, et c’est uniquement pour cette raison qu’il peut justifier, et qu’il peut même prouver dans la foi (chose qu’aucune autre religion ne peut faire), la proposition centrale du Nouveau Testament selon laquelle « Dieu est Amour » (1 Jn 4,8.16).2
- « Der stellvertretende Sühnetod Jesu », Internationale Katholische Zeitschrift Communio 9 (1980), p. 1-25, 135-147.↩
- Développements plus détaillés de ce qui a été ébauché ici dans le volume Theodramatik III. Die Handlung [La Dramatique divine III. L’action], Johannesverlag, Einsiedeln 1980.↩
Autres articles de la même période